49.

Après plusieurs tentatives, les âmes errantes de Gabriel et Ignace Wells finissent par repérer à Paris celui qui semble être Serge Darlan, lequel n’a plus du tout la même apparence que Samy neuf ans plus tôt. Il porte désormais une épaisse barbe noire, son nez est plus plat, et ses joues ont été creusées.

Il conduit tout en parlant dans son kit mains libres, ponctuant ses phrases de « si cela ne vous dérange pas ». Gabriel note que si la chirurgie esthétique peut modifier le physique, la voix trahit toujours l’esprit. Il appelle ensuite plusieurs femmes qui se révèlent être ses quatre sœurs. Ils doivent visiblement se retrouver pour passer la soirée chez une certaine Faustina Smith-Wellington.

Gabriel et Ignace décident de le suivre, dans l’espoir de découvrir plus tard son adresse personnelle.

La voiture arrive au niveau de la place Denfert-Rochereau et contourne la majestueuse statue de lion qui trône au centre du carrefour.

Tiens, remarque Ignace, c’est le quartier où j’habitais.

Serge Darlan roule sur l’avenue du Maine et se dirige vers la rue de la Tombe-Issoire, toujours talonné par les deux enquêteurs de l’invisible. C’est alors que résonne une voix criarde dans le ciel :

Igny ! Igny ! Enfin je te retrouve ! Je t’ai cherché partout.

L’âme errante d’une jeune femme leur barre la route. Elle porte des vêtements depuis longtemps démodés. Gabriel ne la reconnaît pas tout de suite. Ignace pousse un cri :

Magda ! Oh non ! Pas toi !

– Oh mon amour, je suis si heureuse de te retrouver enfin ! Si tu savais depuis combien de temps je te cherche !

Déjà l’ectoplasme de la jeune femme s’avance la bouche en cœur pour mimer un baiser et Gabriel finit par reconnaître sa grand-mère. Comme elle a choisi une apparence de trentenaire, elle a l’air évidemment beaucoup plus jeune qu’Ignace. Ce dernier s’enfuit dans la direction opposée.

On ne peut pas rester ici, Gabriel ! lance-t-il.

Mais, papi, il faut continuer à suivre Samy !

– Désolé fiston, il y a des limites au supportable. J’espérais que Magda s’était réincarnée, mais maintenant que je sais qu’elle vit aussi dans les limbes et qu’elle m’a retrouvé, je ne veux pas prendre le risque qu’elle me harcèle.

Ils volent au loin, mais l’âme errante de Magdalena est toujours derrière eux, de plus en plus ravie de ces retrouvailles qu’elle n’espérait plus.

Igny ! Igny !

Je déteste quand elle m’appelle comme ça ! J’ai l’impression qu’elle veut m’ignifuger.

Elle nous rattrape, papi !

J’ai une idée ! Suis-moi fiston, je sais peut-être comment semer cette sangsue !

Il se dirige vers une petite bicoque verte sur la place Denfert-Rochereau et Gabriel reconnaît l’entrée des catacombes.

– Qu’est-ce que tu veux faire ici, papi ?

– On ne pourra jamais la semer dans l’invisible, mais par contre on peut la semer au milieu de la foule. Et une foule de six millions de cadavres, je peux te dire que c’est le plus haut niveau de densité d’ectoplasmes au mètre carré de tout Paris.

Ils descendent les escaliers en colimaçon pour arriver à l’entrée des catacombes. Sur le linteau est inscrit : « ARRÊTE-TOI ! C’EST ICI L’EMPIRE DE LA MORT. » Gabriel se dit qu’on ne peut pas leur proposer de meilleure invitation. L’écrivain n’a jamais visité ce lieu macabre. Maintenant qu’il est mort, il ne ressent rien de négatif, bien au contraire. Ces murs recouverts de crânes, de tibias et de cubitus ont pour lui quelque chose de rassurant. Les lignes de crânes aux cavités orbitales vides semblent le saluer. Ils forment des frises, des arabesques, des figures géométriques harmonieuses. La musique qui résonne en permanence, même à cette heure tardive, est « La Danse macabre » de Saint-Saëns. Elle donne à ce décor de squelettes une dimension magique. Gabriel songe que bien des problèmes de l’humanité sont dus à la peur de la mort, entretenue à dessein par ceux qui prétendaient ne pas la redouter – les prêtres – afin de prendre l’ascendant sur les esprits les plus faibles.

Le jour où l’homme sera plus serein face à la mort, se dit Gabriel, les hommes d’Église perdront leur pouvoir. Ils le savent, c’est pour cela qu’ils entretiennent l’obscurantisme.

En face d’eux apparaissent à cet instant les âmes errantes de tous ces cadavres. Ils sont habillés de la même manière, dans un style correspondant à l’époque située entre Louis XIV et Napoléon III.

Une voix familière se fait alors entendre :

– Mon chéri, reviens, c’est moi, Magdalena ! Ta Magda ! Je t’aime et je voudrais tellement rester à tes côtés !

Ignace l’ignore et fonce vers le groupe d’âmes errantes le plus compact en les suppliant : « Cachez-moi s’il vous plaît, je suis poursuivi. » Les ectoplasmes analysent vite la situation et, trop heureux d’avoir un service à rendre dans ce lieu où ils s’ennuient beaucoup, se regroupent spontanément pour former un mur qui camoufle Ignace. Évidemment, comme ils sont transparents, il faut plusieurs épaisseurs pour obtenir une certaine opacité. Heureusement, il y a plus d’un kilomètre de couloirs et plusieurs millions de fantômes réunis au même endroit, ce qui donne à Gabriel l’impression d’être dans le métro à une heure de pointe.

Son grand-père et lui se cachent dans un coin et sont rapidement rejoints par un autre esprit. Ce n’est pas Magdalena. Gabriel ne distingue pas son visage, mais quand il recule et se retourne d’un coup, ce que voit l’écrivain fait sursauter son âme : c’est une âme errante atteinte d’Alzheimer qui a perdu le souvenir de son propre visage et qui a donc un faciès parfaitement lisse, comme une fesse, songe Gabriel.

Pouvez-vous me dire qui j’étais s’il vous plaît ? demande l’homme sans visage.

Désolé, je ne suis même pas de votre époque.

Connaîtriez-vous dans ce cas quelqu’un susceptible de me renseigner ?

Désolé, nous essayons de nous cacher et…

Trop tard : Magdalena les a vus et accourt vers eux.

Je vous en prie, dites-moi qui je suis ! supplie l’homme.

Nous sommes pressés. Laissez-nous passer s’il vous plaît, le coupe Ignace.

Je vous dirai qui vous êtes si vous ralentissez l’âme qui nous poursuit, c’est d’accord ? propose Gabriel.

Je suis prêt à tout pour savoir, dit l’homme à tête de fesse.

Vous êtes l’homme au masque de fer ! lance Gabriel sur une intuition subite.

Aussitôt, l’homme, ravi, imagine une sorte de casque de scaphandrier qu’il dispose sur son visage lisse. Il se redresse, reprend contenance et lâche :

– Oh, merci ! Vous ne pouvez pas savoir l’horreur que c’est de ne pas savoir qui on est. Je vais maintenant pouvoir me renseigner sur l’histoire de mon ancienne enveloppe charnelle. Mon existence d’âme errante a enfin un sens. Que puis-je faire pour vous en retour ?

– Faites tout pour empêcher qu’une certaine âme errante nous rattrape ; vous la reconnaîtrez facilement, elle a un chignon ridicule.

Le tout récemment promu homme au masque de fer hoche la tête et se place en position de blocage, tel un rugbyman, au moment où Magdalena apparaît. Il arrive à la contenir quelques instants, mais ne peut l’empêcher de finalement le contourner.

Les deux fuyards foncent dans la zone la plus dense des couloirs. Ignace zigzague pour semer son ex-épouse, et Gabriel essaie de tenir le rythme pour ne pas être distancé par son grand-père. Il observe en passant tous ces gens comme s’il visitait un musée et parfois les salue poliment avant de leur indiquer d’un signe de bloquer la femme qui vole derrière eux.

Enfin, Ignace semble avoir réussi à se débarrasser de son ancienne compagne. Par sécurité, au lieu de remonter directement au-dessus des catacombes, il préfère s’enfoncer dans un mur latéral pour rejoindre le métro.

Tu t’imagines si elle m’avait retrouvé ! Je l’ai subie toute ma vie et je devrais continuer à la subir « après » !

Il ne peut réprimer un frisson de pure épouvante.

Du coup, on a perdu Samy Daoudi.

Peut-être pas, rétorque son grand-père. Je crois savoir comment le retrouver. Il a parlé d’une certaine Faustina Smith-Wellington. Ce n’est pas un nom banal. Or je sais qui c’est et où elle habite. Viens.


50. ENCYCLOPÉDIE : LES ENTERREMENTS DE NOS ANCÊTRES

Les cimetières tels que nous les connaissons actuellement sont des inventions récentes. Jusqu’en 1800, la tombe individuelle était essentiellement réservée aux défunts importants : rois, nobles, généraux ou prêtres. En France, par exemple, l’usage voulait qu’on creuse dans les quartiers les plus mal famés des fosses communes, qu’on baptisait « champs de repos ». Il s’agissait de tranchées en général de 10 à 30 mètres de large sur 10 à 20 mètres de long, et de 5 à 10 mètres de profondeur, où l’on pouvait entasser jusqu’à 20 000 cadavres. Ils étaient nus ou dans des linceuls, et on rangeait les corps en les serrant le plus possible les uns contre les autres. Lorsqu’un étage était plein, les fossoyeurs le recouvraient de dix centimètres de terre et ils recommençaient avec une deuxième couche, puis une troisième, et ainsi de suite, jusqu’à rejoindre la surface. L’ensemble formait des sortes de « lasagnes de cadavres », dont le sommet était recouvert de planches mobiles pour que de nouveaux corps puissent facilement être ajoutés. Il émanait de ces champs de repos une odeur nauséabonde. Quand il pleuvait, ces charniers dégageaient des vapeurs pestilentielles qui rendaient l’air irrespirable et teintaient même les murs et les rideaux. Les rats proliféraient au milieu des ossements et des chairs humaines en putréfaction. Quand une fosse était pleine, soit on la vidait dans des galeries plus larges situées en périphérie des villes avant de la remplir avec de nouveaux corps, soit on la recouvrait de terre et on construisait des maisons par-dessus, oubliant même qu’il y avait une fosse commune sous les fondations. Une troisième possibilité consistait à continuer à entasser les corps à la surface et les laisser devenir des monticules, voire des petites collines, sur lesquels la vie suivait son cours. Des historiens de l’époque ont noté la présence de nombreux cochons qui venaient fouiller le sol pour déterrer les morts, ainsi que des chiens qui venaient récupérer des os à ronger. Parfois, en raison des pluies, des rats et des gaz qui s’accumulaient dans ces charniers, le sol, travaillé par cette matière en putréfaction, s’effondrait, entraînant maisons et occupants au milieu des squelettes et des rats. Ce ne fut qu’en 1786, à la suite de l’explosion de la cave d’un restaurateur rue de la Lingerie sous la pression d’un charnier voisin, que le Parlement décida, pour des raisons d’hygiène, de vider tous les ossuaires parisiens connus. Leurs locataires furent alors entassés dans une galerie à la limite sud de Paris : les fameuses Catacombes de la place Denfert-Rochereau. Dès lors les dépouilles ne furent plus réparties en fonction du niveau social mais en fonction de la taille des os.

Edmond Wells, Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu, tome XII.

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