82.

La pluie se déchaîne sur les pierres de Stonehenge. Les druides, en transe, continuent de frapper les mégalithes et de chanter.

Le ciel en furie est toujours rempli de nuages anthracite, opaques, parcourus d’éclairs mauves et blancs. C’est au milieu de ce tumulte que les âmes errantes s’affrontent.

Les auteurs institutionnels ont envoyé une grande vague d’ennui, sorte de glu insidieuse qui a piégé Frankenstein, le robot d’Asimov et le Chtulhu de Lovecraft. Même le calamar géant de Jules Verne a l’air d’un monstre marin échoué. Le Dracula de Bram Stoker recule devant le crucifix brandi par saint Augustin, et le camp de la littérature de l’imaginaire dans son ensemble semble en déroute. La Vénus à la fourrure de Sacher-Masoch fait cingler son fouet pour frapper Edgar Poe, dont le corbeau tente de la piquer du bec pour la forcer à épargner son maître, mais celle-ci l’éloigne facilement d’un revers de son arme. L’Alice de Lewis Carroll, quant à elle, est assaillie par le croque-mitaine de Rotte-Vrillet qui lui répète : « Prends un bonbon, ma petite. » Gabriel Wells décide alors de faire appel au lieutenant Le Cygne pour éloigner ce pervers, ce qu’il réussit sans difficulté.

Autour d’eux, la bataille devient de plus en plus spectaculaire, les personnages de roman se mêlant à leurs créateurs pour prendre part à cet Armageddon céleste.

Les trois mousquetaires d’Alexandre Dumas sont poursuivis par les frères Karamazov, dont les revolvers sont plus faciles à recharger que les mousquets. L’Emma Bovary de Flaubert séduit le Robinson Crusoé de Daniel Defoe. Le Julien Sorel de Stendhal écrase le cafard géant de Kafka. Le croque-mitaine s’acharne maintenant sur les hobbits, qu’il attrape avec un filet en criant : « Petits, petits, venez là mes petits ! »

Des alliés surgissent des deux côtés, et le pirate Long John Silver de L’Île au trésor de Stevenson combat au sabre quelques philosophes-poètes soutenus par un groupe de précieuses ridicules armées de larges éventails.

Les druides continuent à frapper les arches de pierre de Stonehenge à un rythme effréné, alors que les éclairs aveuglants donnent à la scène un effet stroboscopique.

Avouez que vous êtes vaincus, écrivains de pacotille ! lance Rotte-Vrillet en levant haut son sabre d’académicien. Reconnaissez votre médiocrité et disparaissez !

Non, nous nous battrons jusqu’au bout ! répond Conan Doyle.

C’est à cet instant que surgit du centre de Stonehenge un ectoplasme de serpent géant. L’apparition provoque la surprise chez tous les belligérants. La bête monte en spirale jusqu’à dominer et encercler la zone de la bataille. Sa gueule s’ouvre et il se met à parler :

Vous êtes donc devenus fous ? demande-t-il en agitant sa langue comme une lanière.

Qui es-tu ? demande Rotte-Vrillet, agacé par ce trublion.

Je suis Tuan, le premier druide. Et vous êtes ici chez moi, car je suis le créateur de ce lieu sacré.

Les druides cessent de frapper les pierres, la foudre s’arrête, la pluie aussi, et les nuages se dispersent.

Pourquoi vous chamaillez-vous, âmes puériles ?

Ne vous mêlez pas de nos histoires ! répond Rotte-Vrillet.

Nous sommes tous les mêmes. Nous sommes tous des raconteurs d’histoires. Il n’y a pas de bonne ou de mauvaise littérature. La littérature de l’imaginaire a besoin de style et de psychologie. La littérature qui privilégie le style a besoin d’imaginaire et de fantastique. Le fond et la forme ne sont pas antinomiques, ils sont complémentaires. Rappelez-vous que vos racines se trouvent chez les bardes, les griots, les conteurs préhistoriques au coin du feu. Vous faites fausse route quand vous considérez la littérature comme un outil de pouvoir, alors que c’est un outil d’instruction, de réflexion et de divertissement. Votre fonction est d’élever. Grâce à Homère, la culture grecque s’est répandue dans le bassin méditerranéen. Grâce à Voltaire, Hugo, Flaubert et Verne, la France a rayonné dans le monde. Grâce à Dostoïevski et Tolstoï, la culture russe a resplendi. Grâce à Shakespeare et Oscar Wilde, la culture anglaise a attiré les regards du monde entier. Et il y aurait autant à dire de la littérature chinoise, indienne, coréenne, japonaise… Chacun, dans votre domaine, vous avez participé à cette chose extraordinaire : vous avez offert des histoires qui permettent aux enfants de dormir, de rêver, d’entrevoir de nouveaux horizons. Les romans permettent aux esprits de voyager sans bouger. Et je vous le dis, moi, Tuan, qui ai défendu en mon temps la littérature orale contre la littérature écrite, je suis désormais persuadé que toutes les littératures sans exception méritent d’être défendues. Notre force vient de notre diversité. Il est stupide d’établir qu’une littérature est supérieure à une autre, car il n’existe pas de mauvais genres de livres – il n’y a que des mauvais auteurs, qui ne savent pas donner aux lecteurs l’envie de tourner les pages. Et il faut arrêter de vouloir imposer un point de vue visant à rendre la littérature uniforme. Proust, je sais que tu aimes la science-fiction.

Oui, je dois l’avouer, reconnaît l’intéressé en baissant les yeux.

Gabriel, je sais que tu as lu Proust et que tu as aimé.

En effet, concède Gabriel Wells.

Pourtant, il écrit des phrases longues et difficiles, n’est-ce pas ?

Serrez-vous la main ! intime le serpent géant.

Les deux ectoplasmes, mi-effrayés, mi-convaincus, miment le geste.

Doyle, tu as aimé lire Ulysse de James Joyce ?

Certes.

Pourtant, ce n’est pas ce qu’on peut appeler un livre facile…

J’ai un peu peiné, mais ensuite j’ai adoré.

Alors vous tous, réconciliez-vous.

Les deux groupes hostiles consentent à se rapprocher sans tenter de se détruire.

Et réconciliez aussi vos personnages, qui ne sont pour rien dans vos querelles d’ego.

Ces derniers obtempèrent.

Et maintenant, n’oubliez pas que l’enjeu est d’amener les futures générations à la lecture. Ne vous trompez pas d’ennemis.

Au-dessus d’eux, le ciel est dégagé, les étoiles se mettent à palpiter. Les personnages se dissolvent dans les nuages et bientôt il ne reste que les auteurs, tous un peu gênés.

Sur Terre, les druides, épuisés, s’effondrent.

C’est pour cela qu’ils avaient besoin de nourriture et d’alcool, pour avoir la force de me faire apparaître, explique Tuan. Maintenant que je suis sorti de ma tombe, je vous ordonne de vous disperser et de ne combattre que pour la seule cause qui vaille : la lecture !

Les âmes errantes des auteurs se dispersent et le serpent géant se tourne vers Gabriel :

Toi, reste là.

Conan Doyle, Jules Verne et H. G. Wells lui adressent un signe de soutien.

Sois fort, Gabriel !

Tuan fixe l’écrivain français.

C’est toi qui as déclenché ce tohu-bohu, hein ?

Je cherche celui qui m’a tué.

Et tu trouves que cela mérite de venir troubler le ciel et de déranger tout ce monde, en haut comme en bas ? Mais pour qui te prends-tu, petite âme de rien du tout ?

Je veux savoir la vérité sur ma mort. Je ne renoncerai pas.

Eh bien, si tu le prends comme ça, je te préviens que je vais…

… le laisser me suivre, tonne une voix de femme en provenance des hauteurs.

Surgit Hedy Lamarr, vêtue du costume qu’elle portait dans le film Samson et Dalila. Gabriel Wells est subjugué par cette apparition en robe bleue et sandalettes dorées, diadème de perles dans les cheveux.

Laisse, Tuan. Cela ne relève plus des compétences du Bas Astral. Cela concerne le Moyen Astral. Je m’en occupe, on l’attend là-haut.

Face à cette vision de pure beauté, Gabriel est bouche bée.

Vous allez le faire monter ? Une simple âme errante ? Dans le Moyen Astral ? s’étonne Tuan.

Il existe un enjeu autour de cet esprit, élude l’actrice hollywoodienne.

Lui ? Il va rencontrer quelqu’un de la Hiérarchie ?

Je ne peux rien te dire, Tuan, mais je te remercie d’avoir mis un terme à ce conflit aussi inutile que stupide. Et toi, Gabriel, tu veux connaître les raisons de ta mort ? Eh bien, tu vas très vite les apprendre. Parce que l’une des lois de l’univers est que toute âme finit toujours par obtenir ce qu’elle désire. Mais je ne suis pas sûre que cela soit ce que je peux te souhaiter de mieux. Par moments, on gagne à ne pas savoir.

Alors que le serpent Tuan s’enfonce dans le sol de Stonehenge, Hedy Lamarr guide Gabriel au-dessus de l’atmosphère terrestre.

Hum…, dit Conan Doyle, sur le point de perdre un peu de son flegme. C’est une illusion ou c’est bien Hedy Lamarr, l’actrice américaine ?

Lewis Carroll lui répond :

Ce devait être son fantasme. Ils ont utilisé celle qui pouvait le plus l’influencer.

Je ne connais pas sa filmographie.

Elle était actrice dans les années 1930. Je n’ai vu aucun de ses films non plus.

C’est la plus belle femme qu’il m’ait été donné de contempler.

Elle est issue du lointain espace.

Cela donne envie d’y aller.

Ceux de la Hiérarchie ne te laisseront pas monter aussi facilement. Il faut avoir une raison précise.

Finalement, soupire Conan Doyle, on n’a jamais clairement élucidé ma propre mort. Cela ne m’étonnerait pas que je me sois fait empoisonner moi aussi… Mais qui a bien pu me tuer ?

Lewis Carroll observe le dernier endroit où il a vu disparaître Gabriel Wells et pense tout haut :

Je me demande où il se trouve à cette seconde.

Il doit être très loin.

J’espère qu’il pensera au moins à nous envoyer un signe…


83. ENCYCLOPÉDIE : VICTOR HUGO


ET LE SPIRITISME

En août 1852, après le coup d’État de Napoléon III, Victor Hugo se réfugia à Jersey, l’une des îles anglo-normandes, où il loua une maison isolée (qu’on prétendait hantée) dans une vallée sombre et froide. Son arrivée fut perçue comme un événement dans cette petite île où il ne se passait pas grand-chose. Victor Hugo invitait régulièrement les habitants à dîner chez lui et connut une période de production décuplée.

Un an après son arrivée débarqua une de ses amies, Delphine de Girardin, elle-même poétesse. Celle-ci évoqua la mode du spiritisme venue d’Amérique grâce aux sœurs Fox et lui parla d’Allan Kardec, nouveau pape de la religion spirite en France. Elle ne séjourna à Jersey qu’une semaine, mais elle suscita un grand engouement en organisant des soirées où l’on faisait tourner les tables.

Au début, Victor Hugo était très sceptique et refusa d’y participer. La première séance, le 7 septembre 1853, fut décevante. Aucun mort ne se manifesta et les gens présents autour de la table préférèrent discuter des complots anti-bonapartistes que des défunts.

Le 11 septembre 1853, la table tressaillit enfin, et celle qui prétendait parler n’était autre que Léopoldine, la fille de Victor Hugo, morte noyée dans la Seine. Dès lors, le célèbre écrivain consentit à venir aux séances et passa rapidement du scepticisme à la ferveur. Il nota avec précision dans des procès-verbaux les dialogues qu’il eut avec sa fille défunte, puis avec d’autres morts, et rédigea même un poème sur ce thème : « Ce que dit la bouche sombre ».

Une fois Delphine de Girardin repartie, Victor Hugo continua les séances de spiritisme en invitant pratiquement tous les soirs ses amis de l’île, et il consigna toutes ses conversations avec les morts. L’écrivain prétendit ainsi avoir dialogué avec des personnages aussi illustres que Moïse, Platon, Aristote, Eschyle, Hannibal le Carthaginois, Jésus-Christ, Luther, Dante, Galilée, Shakespeare, Racine, Molière, Louis XVI, Marat, Robespierre, Napoléon Ier, Lord Byron, Chateaubriand, et trois personnages qu’il nomma la Dame Blanche, la Dame Noire et la Dame Grise. L’écrivain convoqua aussi à son guéridon quelques animaux de la mythologie comme le lion d’Androclès, l’ânesse de Balaam ou la fameuse colombe de l’arche de Noé.

Tous ces esprits parlaient en français, et dans ses notes, Hugo expliqua qu’à côté de ces morts célèbres, il y avait des esprits vivants mais endormis, comme celui de son pire ennemi : Napoléon III (ce qui permit à Victor Hugo de lui signifier en face ce qu’il pensait de lui). Les séances commençaient en général vers 21 h 30 et s’achevaient après 1 heure du matin (les horaires de début et de fin furent consignés avec précision dans les procès-verbaux).

Les séances s’arrêtèrent brutalement en 1855, lorsque l’un des participants, Jules Allix, le frère du docteur Allix, fut pris d’une crise de démence spectaculaire au cours d’une séance de spiritisme (il finira à l’asile de Charenton).

À la même période, Hugo fut expulsé de Jersey pour avoir pris parti dans une affaire politique et s’installa dans une autre île anglo-normande, Guernesey, où il restera 14 ans. Là-bas il fit graver sur les meubles la liste de tous les hommes célèbres avec lesquels il avait parlé grâce aux séances de tables tournantes.

Edmond Wells, Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu, tome XII.

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