39.

Gabriel Wells atterrit sur la cascade du bois de Boulogne. Alors qu’il s’approche de la caverne d’où jaillit l’eau, des chauves-souris qui ont perçu sa présence s’envolent simultanément en brassant l’air de leurs ailes souples.

Il voit au loin d’autres ectoplasmes, mais n’ose pas les approcher.

Alors, chéri, on se promène ? Tu cherches un peu d’amour ? lui demande une voix au fort accent brésilien.

Il sursaute, se retourne et aperçoit un travesti au décolleté plongeant. Même devenu âme errante, l’esprit semble avoir conservé sa tenue de travail.

Moi, tu sais comment je suis morte ? C’était lors de la grande tempête du 26 décembre 1999. J’ai continué à travailler ce jour-là et un arbre m’est tombé dessus. Quand les secouristes sont arrivés, seuls mes jambes et mes bras avec mon sac à main dépassaient du tronc.

Elle éclate d’un rire qui dévoile ses dents.

Gabriel comprend que non seulement les gens sont en effet prisonniers de l’histoire qu’ils se racontent sur eux-mêmes, mais qu’une fois morts ils n’ont de cesse de chercher un public pour la faire perdurer.

D’autres travestis brésiliens, voyant que leur collègue a trouvé une oreille attentive, accourent et tentent de partager leur propre histoire.

Moi, c’est mon proxénète qui m’a giflée, je suis tombée en arrière sur une pierre.

Moi, c’est mon chirurgien esthétique qui m’a contaminée avec du matériel mal désinfecté.

En voyant tous les ectoplasmes de travestis brésiliens se retrouver pour se raconter leur histoire, Gabriel prend conscience que le désœuvrement est peut-être la plus grande souffrance des âmes errantes. Traîner sans rien avoir à faire revient à condamner son esprit à moudre inlassablement des souvenirs. C’est pourquoi il est important d’entretenir le récit de sa vie, et même de la magnifier pour lui donner encore plus d’ampleur.

Il abandonne le bois de Boulogne et remonte vers le nord pour aller voir sa tombe au cimetière du Père-Lachaise.

Il relit la formule gravée dans le marbre et s’assoit sur la pierre tombale en songeant : Quelle dérision.

Toute sa vie finalement n’aura été que dérision.

Il estime qu’il n’y a qu’une seule forme d’humour valable : celle qui consiste à se moquer de soi. Mais ce n’est pas facile, car tout tend à faire croire à l’homme que ce qui lui arrive est dramatique. Finalement, la vie n’est qu’une comédie. Ou encore, plus simplement, une blague qui se termine par une chute plus ou moins réussie. L’excipit ?

Il entre à l’intérieur de son cercueil et observe son enveloppe charnelle encore pratiquement intacte grâce à l’excellent travail des thanatopracteurs qui, juste avant son enterrement, ont installé de la résine dans son système veineux pour que son corps garde sa forme. Il n’aperçoit ni vers, ni champignons, ni même moisissure.

Dire que je croyais n’être rien d’autre que ce corps…

Il faudrait avertir les vivants et leur dire : « Vous n’êtes pas un corps qui possède un esprit. Vous êtes un esprit qui possède un corps. »

Cela le fait sourire, mais il se dit que cette phrase, dont le sens est limpide à ses yeux, risque d’être mal comprise tant elle est énigmatique.

Il continue de réfléchir : Qui suis-je, maintenant que je sais que je ne suis pas « seulement » Gabriel Wells ?

Il ressort du cercueil et s’assoit en position de méditation, comme il a vu Lucy le pratiquer.

Il approfondit sa réflexion :

Il faut que mon œuvre me survive.

Il faut que je sache pourquoi mon frère a détruit mon dernier roman.

Il faut que je sache qui m’a tué.

Un instant, il éprouve de la pitié pour lui-même. Puis il se reprend.

Si ça m’est arrivé, c’est que ça devait m’arriver. Tout cela a forcément un sens. Je ne dois pas m’apitoyer sur moi-même. Bon sang, Gabriel, rappelle-toi qui tu as été !

Et en guise de réponse lui arrive une autre pensée :

Je ne suis plus rien.

Son grand-père apparaît alors, après être lui aussi allé se recueillir près de son propre cadavre, nettement moins bien conservé que celui de Gabriel.

J’avais peur d’être enterré dans un cimetière plus banal, du genre de ceux où les vivants ne viennent jamais te voir. Mais le Père-Lachaise c’est ce qui se fait de plus chic, tu ne trouves pas ? Nous sommes en bonne compagnie. Suis-moi.

Ignace Wells se fait guide touristique pour son petit-fils.

Ici, c’est la tombe de Jim Morrison, le chanteur des Doors. C’est la plus visitée. Des fans volent régulièrement des ossements d’autres tombes pour les déposer sur la sienne afin de signifier qu’aucun autre mort ne l’égalera jamais. Mais ne t’inquiète pas, depuis peu une caméra de surveillance a été installée.

Il n’est pas dans les parages ?

Lui, je ne le vois pratiquement jamais ; il est toujours en train d’assister à des concerts. Il aime tout particulièrement le hard rock. Il était très branché Nirvana à un moment ; maintenant je crois qu’il est plutôt sur des trucs comme Van Halen.

Ignace entraîne Gabriel un peu plus loin.

Ici, tu as Allan Kardec, le fondateur du spiritisme français. Comme tu peux le voir, après celle de Jim Morrison, c’est la tombe qui reçoit le plus de visiteurs. Elle est toujours très fleurie.

Et lui, il y a une chance de le rencontrer ?

Actuellement il est au Brésil, où on lui voue un véritable culte. Comme beaucoup d’entre nous, il est allé là où sa mémoire était le mieux entretenue.

Il désigne ensuite la tombe du journaliste Victor Noir.

Voici la seule tombe dont la sculpture en bronze exhibe une érection post mortem. Comme tu peux le constater, la zone est luisante : les femmes profitent de la nuit pour s’asseoir et s’y frotter. Tiens, regarde, il y en a une justement qui arrive.

En effet, Gabriel repère une femme en chapeau et voilette qui s’assoit sur la tombe et mime l’acte sexuel.

C’est censé rendre fertile, explique Ignace, avant de le guider vers les tombes d’écrivains célèbres : Jean de La Fontaine, Molière, Honoré de Balzac, Alfred de Musset, Marcel Proust, Oscar Wilde.

Reconnais qu’on peut difficilement rêver meilleur voisinage pour un écrivain…

C’est alors que Jim Morrison apparaît, dégaine provocatrice et moue ironique de rigueur. Il voit les deux hommes et hausse les épaules. Puis il va sur sa tombe, fait une grimace, tire la langue à la caméra censée surveiller sa zone, puis se saisit d’une guitare imaginaire et entonne « The End ».

Ignace est ravi de ce concert improvisé rien que pour eux deux. Gabriel l’écoute mais semble affligé.

Tu es toujours obsédé par ta propre fin ? lui demande son grand-père.

Tu ne le serais pas à ma place ? Bon, et en dehors de ton « cherchez la femme », tu as une autre rumeur qui pourrait nous aider à trouver mon assassin ?

– Pas de rumeur, mais une information supplémentaire et une intuition.

– Je t’écoute.

– Ton frère… Tu te souviens de quand vous étiez gamins et que vous essayiez de fabriquer une machine pour parler aux morts ? Comment vous disiez déjà ?

Un nécrophone.

Eh bien je ne sais pas si c’est lié à ton histoire, mais, en enquêtant, j’ai découvert que Thomas a commencé il y a un an à la fabriquer réellement. Comme si… enfin j’extrapole peut-être… comme s’il savait qu’il aurait bientôt l’occasion de tester sa machine.

Je vais en parler à Lucy. Il faut qu’elle l’interroge.

Avant ça, il va falloir lui donner des informations sur son Samy Daoudi. Je reviens d’un repérage à Genève. Je pense qu’on devrait retrouver facilement sa trace là-bas.

Ils s’envolent en direction du sud-est. En chemin, Gabriel pense à son frère jumeau. Il se rappelle combien ils s’étaient jadis aimés, puis détestés. Combien ils étaient restés connectés intellectuellement. Combien ils avaient toujours été différents et complémentaires.

« Thomas aurait-il pu vouloir ma mort simplement pour réaliser une de ses expériences scientifiques ? »

Une idée saugrenue lui traverse aussitôt l’esprit :

« Pour enfin parvenir à me parler vraiment ? »


40. ENCYCLOPÉDIE : LE RESSUSCITEUR DE MORTS

Plusieurs savants ont essayé de ressusciter les morts par la science. Parmi eux, Giovanni Aldini, professeur de physique à Bologne et neveu de Luigi Galvani, qui découvrit en 1780 qu’en envoyant du courant dans le nerf de la patte d’une grenouille on pouvait la faire bouger, inventant par là même le galvanomètre.

Aldini était persuadé que l’électricité était l’énergie de vie universelle. Il décida donc de ranimer les cadavres humains grâce à elle.

Il se livra à des démonstrations spectaculaires lors de tournées dans les grandes cours d’Europe. Impressionné, l’empereur d’Autriche le fit Chevalier de l’Ordre de la Couronne de fer, et il fut nommé membre des plus prestigieuses académies de sciences.

Le 18 janvier 1803, Aldini mena une expérience qui le rendit célèbre devant les membres éminents du Royal College of Surgeons de Londres. Il prit comme support de sa démonstration le corps de George Forster, 26 ans, un meurtrier britannique condamné à mort pour avoir tué sa femme et son enfant. Le criminel avait été pendu dans la prison de Newgate, mais son corps avait été récupéré précisément pour servir l’expérience d’Aldini.

Devant une assemblée de collègues, le scientifique disposa des électrodes sur les mains du cadavre et envoya une décharge électrique. Cela provoqua l’ouverture instantanée de la bouche et des yeux du cadavre, ainsi que quelques évanouissements, frayeurs et vomissements parmi les spectateurs.

Satisfait d’avoir médusé son assistance, Aldini voulut pousser son avantage. Il brancha une électrode sur l’oreille de Forster et une autre dans son rectum. Puis il augmenta la charge électrique. Le cadavre se mit alors à agiter les jambes et les bras dans une sorte de danse désarticulée, sous le regard ébahi puis sous les applaudissements des scientifiques anglais. C’est d’ailleurs cette démonstration qui inspira à la romancière anglaise Mary Shelley son Frankenstein.

NB : Le nom de Frankenstein est lui-même inspiré d’un autre scientifique, le médecin Johan Conrad Dippel. Ce dernier était né en 1673 dans le château de Frankenstein, près de Darmstadt en Allemagne. Très jeune, il fit quelques découvertes remarquables, comme le bleu de Prusse, l’huile de Frankenstein, qui servait à soigner l’épilepsie, et un traitement contre le ver solitaire. Dippel écrivit soixante-dix livres de médecine, de chimie, de biologie. Il dénonça aussi avec vigueur le protestantisme, ce qui lui valut d’être accusé d’hérésie et emprisonné. À sa sortie de prison, Dippel se tourna vers l’alchimie et consacra le restant de ses jours à essayer de transférer l’âme d’un mort à un autre corps. Malgré plusieurs années d’expérimentation, il ne put jamais prouver qu’il avait réussi. Il affirma cependant avoir trouvé l’élixir de vie permettant de vivre 135 ans. Un an après cette déclaration, il mourut à l’âge banal de 60 ans.

Edmond Wells, Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu, tome XII.

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