2.

À peine réveillé, l’écrivain Gabriel Wells bondit de son lit. Il a enfin trouvé en rêve la première phrase de son prochain roman. Une question simple, qui ouvrira le livre sur l’énigme du décès du narrateur.

« Qui… m’a… tué ? »

Ce démarrage lui semble offrir un paradoxe qui va l’obliger à trouver une intrigue originale. Comment le héros peut-il s’exprimer s’il est déjà trépassé ? Comment a fortiori peut-il enquêter sur son propre assassinat ?

Excité par ce nouveau défi, Gabriel Wells ne prend même pas le temps de petit-déjeuner. Il sort de son immeuble et marche d’un bon pas pour rejoindre son bistrot habituel, Le Coquelet. Il y a laissé la veille son ordinateur, sorte de destrier électronique qu’il s’apprête à enfourcher comme chaque matin pour sa séance de galop d’écriture.

Il hâte le pas et se concentre sur la recherche de sa dernière phrase. Car pour lui, un roman n’est rien d’autre qu’une phrase d’ouverture – ce qu’on nomme dans son jargon « l’incipit » – qui conduit à une phrase de fermeture – « l’excipit ».

Reste à trouver le mécanisme d’horlogerie qui gouverne l’intrigue et doit aspirer le lecteur dans un système où il va s’enfoncer jusqu’à progressivement oublier sa propre vie pour ne s’intéresser qu’à celle du héros.

Face à l’habituelle hantise d’échouer, à cette espèce de trac qui le gagne, Gabriel Wells visualise rapidement quelques schémas narratifs classiques.

Une grande histoire d’amour impossible ?

Un secret progressivement révélé ?

Une quête utopique ?

Une trahison suivie d’une vengeance ?

Il faudrait quand même que le tout reste lié à l’énigme posée dans la première phrase, qu’il se répète plusieurs fois pour bien s’en imprégner :

« Qui… m’a… tué ? »

L’excitation de cette trouvaille laisse bientôt place au doute. Il pourrait aussi bien commencer par la question suivante, qui introduit une nuance de suspense légèrement différente :

« Pourquoi suis-je mort ? »

Jusque-là, l’incipit le plus original qu’il avait trouvé était :

« Tentative de suicide ratée : il tue son frère jumeau en croyant se tuer lui-même. »

Il sourit au souvenir de l’instant où il avait trouvé cette phrase. Puis reprend son sérieux.

« Qui m’a tué » ou « Pourquoi suis-je mort » ?

Le problème, c’est qu’écrire une histoire impose de faire des choix. Or faire des choix c’est renoncer, et donc forcément prendre le risque d’avoir des regrets.

Finalement il opte pour la première option, qu’il trouve plus dynamique.

Il ne lui reste donc qu’à trouver le dénouement final.

Cela pourrait être la révélation que c’est la femme de ménage l’assassin ?

Trop comédie de boulevard !

Et si le héros comprenait à la fin qu’en fait il n’est pas mort ?

Déjà vu…

Et si on découvrait qu’en réalité le héros n’est pas un être humain ?

Trop facile.

Rien ne le satisfait, mais Gabriel Wells commence à définir les contours de son personnage central. Il imagine son physique, sa psychologie, lui trouve des faiblesses, des défauts, des vices, des talents. Un prénom et un nom de famille. Il faut lui associer un mystère, quelque chose qui sera progressivement dévoilé au fil des pages.

Il est télépathe ?

Il est somnambule ?

Il a deux cerveaux ?

Tout cela est encore flou à ce stade. Puis, peu à peu, son héros se dessine avec plus de précision dans son esprit : son allure, sa démarche, ses vêtements, son sourire, ses tics. Grâce à son imagination, Gabriel Wells crée un individu à partir du néant.

Il accélère encore sous le coup de l’excitation.

La rue, à cette heure, est déjà très fréquentée. Sans ralentir, il passe devant la pharmacie qui clignote de mille lueurs vertes comme pour hypnotiser le client et le pousser à la consommation de médicaments. Il enjambe un clochard au visage violacé qui dort en travers de la chaussée. Il contourne des déjections canines toutes fraîches et manque de se faire bousculer par un écolier morveux et pressé. Puis il croise une vieille dame affublée d’un bonnet péruvien à pompon rose qui promène un caniche en laisse. Celui-ci tire si fort que la pauvre femme semble faire du ski nautique sur le trottoir.

Il longe ensuite une école où des parents arrivés en avance grondent leurs enfants en priant pour que la cloche qui les en débarrassera toute la journée se dépêche de sonner.

Alors qu’il passe devant un fleuriste, Gabriel Wells s’arrête brusquement. Il a l’impression de ne pas avoir perçu l’odeur des fleurs.

Il s’arrête et les hume toutes.

Il ne sent rien.

Il renifle sa peau. Il renifle ses aisselles. Il renifle l’air. Il renifle la fumée des pots d’échappement des voitures qui passent. Il inspire profondément, approche son nez de tout ce qui est susceptible de diffuser une fragrance et s’aperçoit que son sens olfactif est réduit à néant.

Paniqué à l’idée d’avoir peut-être définitivement perdu l’odorat, il renonce dans l’immédiat à tout autre projet et file directement chez son médecin, le docteur Frédéric Langman, dont le cabinet est au bout de la rue.

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