24.

Le vent dans les rues fait voleter les feuilles mortes et les papiers gras. Les longues files de voitures prises dans un embouteillage klaxonnent et les piétons hâtent le pas. Seuls les promeneurs de chiens sont ralentis dans leur course par leurs animaux qui reniflent arbres et pneus. Lucy Filipini marche vite, entièrement vêtue de rouge, une couleur en l’occurrence opportune puisqu’elle se rend au laboratoire d’analyses de Vladimir Krausz, situé dans un immeuble qui ressemble à un hôtel de luxe. Dans le hall d’entrée, une réceptionniste obèse à double menton et poireau sur la joue semble bouleversée, parlant de manière hachée au téléphone.

– … et alors tu ne sais pas ce qu’il me dit ? « Ghislaine, cette nuit tu as fait une nouvelle crise de somnambulisme, ça devient pénible. » Tu imagines ? Comme si je faisais volontairement des crises, en plein sommeil ! Alors je lui ai répondu : « Et toi, Francis, tu m’obliges à voir ta mère tous les dimanches, c’est bien pire qu’une crise de somnambulisme et pourtant je serre les dents ! » Eh bien, tu me croiras ou pas, mais il l’a mal pris ! J’ai ajouté : « Si ma manière de dormir te dérange tant que ça, retourne chez ta mère, je suis sûre qu’elle dort en silence, elle. » Alors il a essayé de m’amadouer en m’appelant « Ma Guigui », mais tu te doutes qu’avec moi cela ne…

Lucy Filipini, face à elle, a sorti sa carte de police, qu’elle place bien en évidence devant ses yeux.

– Attends, Séraphine, j’ai une patiente, je te rappelle.

Elle raccroche et demande d’un ton excédé :

– C’est pour quoi ?

– Police, articule Lucy en cherchant l’intonation la plus crédible.

– Il n’y a pas de traitement de faveur pour les fonctionnaires municipaux, vous devez attendre avec les autres. Préparez votre carte Vitale et votre carte de mutuelle.

– C’est pour une enquête criminelle. Je voudrais voir Vladimir Krausz.

– Il est avec un patient, on ne peut pas le déranger.

– Comme je vous dis, c’est pour une enquête…

– Eh bien, enquête ou pas enquête, les autres patients étaient là avant vous, alors vous attendez votre tour comme tout le monde, chère madame.

Lucy hésite à hausser le ton, mais la secrétaire est sur son territoire, et comme elle ne sait pas trop comment s’exprimerait une vraie policière, elle n’ose aller à l’affrontement. Elle rejoint donc sans broncher la salle d’attente adjacente que lui désigne la réceptionniste.

Là, plusieurs personnes tiennent à la main des fioles contenant des liquides rouges, jaunes, marron, blancs. Toutes ont l’air abattues, comme dépitées que leur organisme sécrète des liquides de mauvaise qualité. Lucy ferme les yeux et tente une courte séance de méditation, mais la réceptionniste a recommencé à téléphoner et parle suffisamment fort pour l’empêcher de se concentrer.

– Et après, tu sais ce que Francis m’a dit ? Que je devais me faire soigner… Comme si la médecine pouvait y faire quelque chose ! Moi je crois plutôt que c’est lui qui devrait se faire soigner ! Alors évidemment je me suis énervée, et il m’a dit ce qui a le don de me faire sortir de mes gonds : « Calme-toi ! » Là je peux te dire que je ne me suis pas calmée, bien au contraire…

Une voix douce interrompt Lucy dans sa tentative de méditation :

– C’est vous qui êtes de la police ?

La jeune femme ouvre les yeux et découvre un homme en blouse blanche. Il a le visage allongé, encadré de courts cheveux raides et noirs.

– Je suis le professeur Krausz, Vladimir Krausz. Si vous voulez bien me suivre.

Il la conduit à son bureau et lui désigne un fauteuil.

– En fait, je ne suis pas là en mission officielle, lance-t-elle en sortant l’éprouvette de son sac. Gabriel Wells était un ami proche et, avant de mourir, il m’a expressément demandé de faire analyser son sang en cas de décès.

– C’était aussi un de mes amis. J’ai appris sa disparition ce matin et cela m’a bouleversé.

– Il soupçonnait que quelqu’un allait tenter de l’empoisonner.

– Gabriel était un peu paranoïaque. Il semblerait que son métier ait fini par lui faire confondre réalité et fiction. Pourtant, je ne crois pas qu’il ait eu de vrais ennemis. C’était au contraire un homme entouré d’amis. Que vous ayez fait partie de ses proches est une preuve supplémentaire de sa chance, mademoiselle… ?

– Filipini. Capitaine Filipini.

Il la fixe plus intensément et elle lui tend l’éprouvette.

– Cela a été prélevé après son décès, dites-vous ?

– Gabriel m’avait demandé d’agir sans tarder et discrètement, avant de venir vous voir au plus vite.

Elle fait un infime mouvement vers l’avant qui entrouvre son chemisier et offre à l’homme en blouse blanche une vue plongeante sur son décolleté, stratégie qui a déjà fonctionné dans le passé. Le médecin toussote et dit :

– Il y a cinq ans, le docteur Langman lui a proposé de faire un bilan complet à l’hôpital. Pendant une journée entière, des spécialistes lui ont fait des tests, des radios, des analyses. Ils ont découvert, grâce à la scintigraphie cardiaque, qu’un athérome de graisse bouchait une coronaire. Alors même qu’il n’avait pas de cholestérol, ni de prédispositions héréditaires, qu’il ne fumait pas, n’avait jamais eu d’infarctus ni même d’alerte, ne buvait pas et faisait du jogging une fois par semaine : bref, aucun signe annonciateur. Cette scintigraphie a révélé que Gabriel n’avait plus que quelques jours à vivre. Mais il a refusé de se faire opérer à cœur ouvert et a préféré se mettre au vélo d’appartement en séances quotidiennes de 50 minutes et à l’aspirine. Cela a suffi à le remettre en selle, sans mauvais jeu de mots – un véritable miracle ! Mais chaque année, je pratiquais sur lui une analyse de sang pour surveiller son état de santé. Je vais donc pouvoir comparer votre échantillon au dernier test que j’ai effectué.

Vladimir Krausz l’invite à le suivre dans une autre pièce remplie d’appareils et d’écrans.

– Vous vous intéressez aux nouvelles technologies, capitaine ? Ceci est un spectromètre de masse et ceci un chromatographe. En couplant ces deux appareils, on va pouvoir savoir quelles molécules exactement se trouvent dans cet échantillon.

Le biologiste introduit l’éprouvette dans une centrifugeuse, qui aspire une partie du contenu et le place dans un appareil émettant une lumière mauve. Sur l’écran apparaît une liste de lettres et de chiffres.

– Mon Dieu ! Vous voyez cette formule, C28H40N2O9 ? demande-t-il à Lucy.

– Il va falloir me la traduire…

– C’est de l’antimycine A, un composé chimique inhibiteur de la chaîne respiratoire. Ici c’est de l’atractylate et là de l’oligomycine. En bref, des traces de substances hautement toxiques, ce qui semble clairement indiquer qu’il y a eu empoisonnement.

Il ouvre un programme de recherche par mots-clefs et entre les formules chimiques qu’il vient de récupérer. Apparaissent alors à l’écran plusieurs pages de textes, de graphiques et de schémas.

– Il a été empoisonné par des substances complexes qui laissent supposer que la personne qui a choisi ce poison s’y connaît en chimie, lâche-t-il en hochant la tête. Il l’a ingurgité la veille de sa mort. Quant aux formules en bas de l’écran, elles correspondent à d’autres substances, non toxiques, mais aux effets soporifiques et analgésiques.

La jeune femme examine les graphiques avec stupeur.

– Donc un mélange de produits pour le faire dormir, le rendre insensible et l’achever, traduit-elle.

Cela expliquerait qu’il ne se soit même pas rendu compte qu’il passait de vie à trépas, se dit-elle intérieurement, tout en notant ces informations sur son smartphone.

– Docteur Krausz, reprend-elle, est-ce que vous connaissez quelqu’un dans son entourage proche qui aurait pu lui en vouloir au point de l’empoisonner ?

– Même si, comme je vous le disais précédemment, il avait beaucoup d’amis, c’était un solitaire qui avait ses habitudes. Parfois, de jeunes lecteurs lui demandaient des autographes, qu’il signait de bonne grâce. Je ne l’ai jamais vu se mettre en colère ou hausser le ton. C’était un homme doux, obsédé par son métier. Qui pourrait bien vouloir éliminer un raconteur d’histoires ?

– Des gens qui voulaient prendre sa place ? suggère Lucy.

Il affiche une moue dubitative en guise de réponse.

– Merci pour tout, dit-elle.

Vladimir darde ses yeux dans les siens avant de déclarer :

– Attendez, juste par curiosité… Vous ne seriez pas O négatif par hasard ?

Lucy est un peu déstabilisée par cette question.

– Si, pourquoi ?

– Donc vous êtes donneuse universelle. C’est bien. Je suis moi-même O positif, répond-il fièrement.

– Et… donc ?

– Sur le plan sanguin, nous sommes… complémentaires.

Elle reste quelques secondes silencieuse, interloquée. On avait déjà tenté de la séduire par l’astrologie, en prétextant des signes compatibles, en lui lisant les lignes de la main, en vantant la couleur de ses yeux, mais on ne lui avait encore jamais fait le coup du groupe sanguin. Elle se contente de sourire poliment, ce qui enlève au biologiste toute envie d’insister. Il ajoute simplement, en baissant les yeux :

– C’est quand même terrible cette histoire d’assassinat… J’espère vraiment que vous trouverez qui a empoisonné Gabriel.

Загрузка...