48.

Le soleil éclaire progressivement la chambre.

Lucy ouvre un œil et récite son mantra matinal.

« Merci d’être vivante.

Merci d’avoir un corps.

J’espère me montrer digne aujourd’hui de la chance que j’ai d’exister. »

Et elle ajoute :

« Je ferai tout pour que mes talents servent la cause de la vie en général et de l’élévation des consciences chez mes congénères vivants en particulier. »

Lucy inspire profondément, expire, s’étire, et va nourrir ses chats. Puis elle va prendre une douche en chantant « What a Wonderful World » de Louis Armstrong et poursuit sa routine du matin en sifflotant. Lorsqu’elle aperçoit sur son bureau une photo où elle est avec Samy, elle se tourne vers le soleil, le visage illuminé par un sourire permanent.

Elle prend le volant de sa Smart et roule jusqu’à l’immense bâtiment des éditions Villambreuse. Devant, sont garés plusieurs camions de la télévision.

La médium progresse au milieu d’un groupe de photographes et d’employés de la maison qui sont réunis face à une estrade. Alexandre de Villambreuse, costume noir, chemise noire, cheveux grisonnants, est debout et attend que le silence se fasse.

Enfin, lorsqu’un régisseur lui fait signe que les caméras sont prêtes, il s’approche du micro.

– Les éditions Villambreuse existent depuis cent vingt ans, et le slogan de mon grand-père, Childéric de Villambreuse, le fondateur de la maison, était déjà : « Éditions Villambreuse : un temps d’avance ». Notre époque bouge, mais, malheureusement, l’édition française est une vieille dame poussiéreuse, arc-boutée sur ses privilèges ancestraux, ses traditions archaïques, ses auteurs, le plus souvent grabataires, qui s’adressent à des lecteurs eux-mêmes souvent âgés.

Quelques murmures réprobateurs accueillent ces propos.

– De fait, quand je suis entré dans la profession, les dix auteurs qui vendaient le plus avaient dépassé les 80 ans, ils étaient académiciens, éditeurs, critiques, jurés de prix littéraires. Leurs livres avaient pour thèmes de prédilection la nostalgie de leur jeunesse, les souvenirs de leurs amours puis de leur libido perdues, le charme authentique de tout ce qui est ancien, à commencer par le vin. Or les vieilles personnes, qu’elles soient auteurs ou lecteurs, s’acheminent lentement vers la mort. Et un art qui ne survit que par le culte du passé n’a pas la moindre chance d’occuper une place dans l’avenir. C’est ma conviction. La littérature française ne pourra rayonner dans le monde que si elle est moderne et non réactionnaire. Il faut arrêter de ne produire que des livres d’histoire et de souvenirs ! Le passé est dépassé !

La rumeur contestataire se propage parmi les journalistes qui considèrent que l’éditeur insulte la culture, mais ce dernier n’en tient pas compte et poursuit :

– Je me souviens de la levée de boucliers au sein de ma propre entreprise quand, jadis, j’ai annoncé qu’on allait passer de la machine à écrire à l’ordinateur. Cela a donné lieu à une grève ! Les directeurs de collections ont exigé des secrétaires pour ne pas avoir à se mettre à l’informatique. Je pense que le monde de l’édition française a un problème avec la technologie. Peut-être parce que le système éducatif est tel que dès le lycée, section littéraire et section scientifique sont nettement séparées et se regardent donc avec méfiance. C’est peut-être pour ça que, lorsque j’ai lu Gabriel Wells et que je l’ai rencontré, je me suis dit que ce garçon était la passerelle entre le cerveau gauche et le cerveau droit. Je l’ai vu comme le fer de lance de la conquête de la jeunesse et de l’instauration d’une littérature dynamique quand tous les autres auteurs ne font que se crisper sur leur glorieux passé et leurs privilèges ancestraux.

Villambreuse semble satisfait de sa sortie, mais une nouvelle rumeur de désapprobation traverse le clan des journalistes.

– J’ai aimé Gabriel Wells comme un fils spirituel et sa mort m’a foudroyé. Il devait me remettre son manuscrit, mais son frère jumeau, pour des raisons qui me semblent encore obscures, a trouvé plus judicieux de le… détruire !

L’assistance semble choquée, entretenue dans sa réaction par l’éditeur qui ne peut retenir un léger rictus de rage.

– Je vais probablement lancer une procédure judiciaire contre lui, mais cela ne fera pas revenir le manuscrit. Alors j’ai cherché comment faire pour recréer ce qui a disparu. J’ai demandé à mon fils, qui est très calé en informatique. Eh bien, il m’a répondu qu’il existait une solution. Et cette solution s’appelle l’« intelligence artificielle ». Il m’a appris qu’il existait des systèmes qui pouvaient reproduire la pensée d’un être humain en synthétisant le maximum d’informations sur lui. J’ai donc fait enregistrer tous les textes des livres de Gabriel Wells déjà publiés, de ses conférences, auxquels j’ai ajouté ses courriers, ses notes, tout ce qu’il a lui-même publié sur les réseaux sociaux. J’ai même entré des données sur sa famille, son ADN, quelques témoignages de ses amis qui ont accepté de participer à cette expérience. L’entreprise Immortal Spirit m’a proposé de reconstituer une sorte de… comment dire… de « copie conforme » de l’esprit de Gabriel. Ce programme informatique simple est capable d’exprimer la pensée de cet auteur disparu prématurément. J’ai baptisé ce projet GWV, « Gabriel Wells Virtuel ». Mais comme une démonstration vaut mieux que tous les discours du monde, je laisse la parole à Sylvain Dureau, directeur d’Immortal Spirit.

Les regards et les objectifs se tournent vers un jeune homme à grosses lunettes arborant un tee-shirt sur lequel est inscrit « ALL YOU NEED IS WIFI ». Le garçon a un appareil dentaire et de l’acné, mais il semble passionné.

– Tous les jours, 150 000 personnes en moyenne meurent dans le monde. Que reste-t-il d’eux ? En général, des souvenirs qui finissent par disparaître et des photos qui inéluctablement jaunissent et s’abîment. Ce que nous offrons à Gabriel Wells a vocation à se généraliser, mais, pour l’instant, nous en sommes au stade expérimental.

– Allez-y, expliquez-leur, s’impatiente l’éditeur.

– Pour créer l’intelligence artificielle reproduisant l’esprit de cet écrivain, nous avons utilisé un logiciel de réception d’informations, le BOTIS – Bot pour Robot, Is pour Immortal Spirit. Alexandre de Villambreuse nous a fourni une masse de données – textes, images, sons – grâce auxquelles nous avons reproduit son visage en trois dimensions, sa voix avec toutes ses intonations, quelques-uns de ses tics et particularités. Sans entrer dans les détails techniques, nous avons mélangé tout cela et ainsi obtenu le « Gabriel Wells Virtuel ».

Il laisse passer un temps pour permettre aux journalistes de noter les informations.

– Le logiciel est doté d’un système qui parvient à déterminer ses arrière-pensées. À la demande de M. de Villambreuse, nous avons mis cet appareil au point en un temps record. Sans nous vanter, il existe évidemment quelques produits concurrents aux États-Unis, en Corée, en Russie et au Japon, mais nous Français sommes actuellement les meilleurs dans ce domaine. Passons maintenant à la démonstration proprement dite.

Apparaît alors sur le grand écran une tête en trois dimensions en tout point similaire à celle de Gabriel Wells, qui semble flotter dans l’air. Le cou s’arrête sur une surface lisse, telle une sculpture. Ses narines frémissent, ses paupières battent régulièrement, son visage est parcouru d’infimes soubresauts, ses lèvres se soulèvent pour dévoiler des dents, des gencives, une langue animée.

Des sons s’élèvent tout à coup du haut-parleur de l’ordinateur :

– Bonjour, mesdames et messieurs.

La tête effectue un mouvement de haut en bas.

– Je suis GWV, le Gabriel Wells Virtuel, conçu et réalisé par la firme Immortal Spirit. Je suis heureux de pouvoir faire revivre la pensée de feu Gabriel Wells. Je peux discuter naturellement en utilisant tout ce que je sais sur lui et même penser comme lui. Qui veut me poser la première question ?

Un journaliste lève la main.

– Comment doit-on s’adresser à vous ?

– Faites-moi plaisir, appelez-moi simplement Gabriel, ce sera plus facile pour dialoguer. Et parlez-moi comme vous lui parleriez s’il était là face à vous.

– Dans ce cas, « Gabriel », savez-vous que vous êtes mort ?

Quelques quolibets émergent de l’assistance.

– Bien sûr. Mais mon esprit survit grâce à ce programme. Et, comme l’a écrit mon modèle : « Un jour viendra où on ne pourra plus différencier le réel du virtuel. Alors, enfin, on ne jugera les esprits que sur la qualité de leurs idées et non sur leur apparence. »

– Donc, « Gabriel », pouvez-vous écrire des romans ?

Sans lui laisser le temps de répondre, Alexandre de Villambreuse se saisit du micro.

– Il est en train d’apprendre à écrire à la manière de Gabriel Wells. À installer comme lui l’intrigue dès la première phrase, à construire sa narration selon des modèles géométriques cachés, à coder de manière énigmatique certains débuts de phrases…

Il s’arrête puis reprend plus lentement :

– Je compte faire écrire au GWV, Gabriel Wells Virtuel, le roman du GWO, Gabriel Wells Organique, qui a été détruit.

– Son fameux Homme de 1000 ans ?

– Parfaitement ! Ce chef-d’œuvre que son frère a fait disparaître avec malveillance alors qu’il était près d’être livré à ses lecteurs. Oui, mesdames et messieurs les journalistes, dès que le Gabriel Wells Virtuel aura fini de rédiger le roman, je le publierai.

– Sous quel nom ? demande une voix dans l’assistance.

– Nous ne tromperons pas le public, le livre sera signé « Gabriel Wells Virtuel ».

La salle est de nouveau parcourue d’une rumeur.

– Les éditions Villambreuse prouveront ainsi au monde qu’elles sont les plus modernes et les plus en avance technologiquement parlant. D’ailleurs, je ne vous cache pas que si Gabriel Wells Virtuel nous livre un bon roman, nous ne comptons pas nous arrêter là. Nous publierons ensuite des romans du Victor Hugo Virtuel, du Gustave Flaubert Virtuel, ou même – allez, soyons fous ! – une épopée de l’Homère Virtuel. Ainsi, nous donnerons à tous ces morts la chance de poursuivre leur œuvre. Les éditions Villambreuse vont permettre de les ressusciter.

Un long silence s’ensuit. L’éditeur continue :

– Je suis conscient que nos projets sont ambitieux, mais l’avenir appartient aux audacieux.

L’assistance paraît sceptique. C’est Lucy qui prend l’initiative d’applaudir en premier. L’éditeur lui adresse un petit signe de tête. Bientôt, d’autres personnes se joignent à elle et enfin toute la salle.

Derrière Alexandre de Villambreuse, sur l’écran, la tête en relief de Gabriel Wells toujours souriant fait une courbette comme si c’était lui qu’on applaudissait.

– Maintenant, dit l’éditeur en essuyant son front perlé de sueur, je vous laisse, mesdames et messieurs les journalistes, rejoindre les ordinateurs portables que j’ai mis à votre disposition. Chacun contient le programme Gabriel Wells Virtuel, vous pourrez donc tous interviewer mon auteur préféré simultanément.

Lucy le rejoint.

– Puis-je parler en tête à tête avec l’ADVO, l’Alexandre de Villambreuse Organique, ou bien il existe un ADVV, Alexandre de Villambreuse Virtuel, qui pourrait le remplacer ?

– Vous êtes journaliste ?

Elle sort sa carte.

– Police. C’est presque pareil. On pose des questions.

Il recule imperceptiblement, avec un léger sourire aux lèvres.

– Que me voulez-vous ?

– On vous suspecte d’avoir assassiné Gabriel Wells.

C’est elle qui sourit désormais, satisfaite d’avoir réussi à prendre le dessus.

– Allons dans mon bureau pour parler plus tranquillement. Inspecteur…?

– Filipini. Capitaine Lucy Filipini.

Il la guide dans un dédale de couloirs étroits et vétustes avant d’arriver dans un somptueux bureau moderne décoré de tableaux abstraits et de piles de livres qui forment comme une colonnade. Au-dessus du bureau trône le portrait d’un homme en costume, avec cette inscription : « Childéric de Villambreuse, 1909, fondateur ».

– Qu’est-ce qui vous fait penser qu’il a été assassiné ?

– L’autopsie a prouvé qu’on l’a assassiné avec un poison rare, qu’il est difficile de se procurer et qui est donc certainement onéreux. Typiquement le genre de poison qu’utiliserait un homme qui se veut à la pointe de la modernité.

– Mais qui aurait pu… ?

– Vous, peut-être.

– Vous plaisantez ? C’est moi qui ai créé Gabriel. Sans moi, vous n’auriez jamais entendu parler de lui. Quand je l’ai rencontré, il était au chômage, inconnu, je l’ai imposé contre la volonté de mes directeurs de collections, qui le trouvaient trop décalé.

– À qui profite le crime ? Vous l’avez peut-être inventé, mais vous le contrôliez de moins en moins. J’ai entendu dire qu’il vous reprochait de ne pas promouvoir sa diffusion à l’étranger et qu’il menaçait de passer à la concurrence. Vous alliez perdre votre créature, en revanche s’il mourait et si vous le remplaciez par un logiciel d’intelligence artificielle, non seulement il ne vous coûtait plus rien en droits d’auteur, mais en plus vous preniez le contrôle sur son œuvre. Vous avez remis en vente tous ses livres et Nous les morts est déjà en tête des ventes. Ainsi, vous êtes gagnant sur tous les tableaux : vous devenez le maître de tout ce que son esprit a produit dans le passé et de tout ce que son esprit artificiel produira dans le futur.

Alexandre de Villambreuse allume son ordinateur et semble absorbé par la contemplation d’une page Web. Un instant, Lucy redoute qu’il ait tenté d’entrer son nom dans un moteur de recherche, mais il ne semble pas avoir découvert d’informations sur elle. Il affiche une moue désabusée.

– Gabriel était un ami. Même s’il était parti chez un autre éditeur, je l’aurais toujours considéré comme tel. Notre lien allait au-delà d’une simple relation d’auteur à éditeur. Si j’ai lancé le programme Gabriel Wells Virtuel, c’est parce que je ne connais pas actuellement d’autre écrivain susceptible de raconter des histoires aussi originales que les siennes.

– Pensez-vous qu’il approuverait votre démarche ?

– Sans la moindre hésitation.

– L’avez-vous tué ?

– Non ! Bien sûr que non !

Elle le fixe longuement.

– Alors qui, à votre avis ?

– Il faisait un métier qui suscite beaucoup de jalousie. Moi, à votre place, je réfléchirais selon le rasoir d’Okham. Plutôt que de me demander à qui profite le crime, j’irais au plus simple et j’interrogerais celui qui a dit qu’il voulait le tuer…

– Qui est… ?

– La plupart des écrivains se haïssent, mais il n’y a pas de plus grande haine que celle qui oppose les écrivains qui ne vendent pas de livres et ceux qui en vendent. Moisi est aussi écrivain. Il a tous les critiques à ses pieds, il tient des chroniques littéraires dans des journaux prestigieux et à la télévision, il est membre de jurys de prix littéraires, et il a gagné l’estime de toute la profession, mais ses romans se vendent très peu. Ce qu’il écrit est ennuyeux, prétentieux ; ses phrases sont interminables et le vocabulaire qu’il emploie tellement sophistiqué qu’on doit lire ses livres un dictionnaire à la main. Quant à l’intrigue, c’est toujours la même : sa jeunesse d’enfant soi-disant battu (son père, que j’ai eu la chance de connaître et qui était un type charmant, doit se retourner dans sa tombe de voir son propre fils bâtir sa carrière sur des mensonges qui salissent sa mémoire) et ses orgies parisiennes avec des politiciens, journalistes ou autres écrivains de sa clique.

– C’est une littérature qui a aussi droit de cité, il me semble. Il a déjà reçu plusieurs récompenses prestigieuses.

– On pourra considérer que les prix littéraires sont autre chose que des petits arrangements entre copains quand on jugera les ouvrages à l’aveugle, sans le nom de l’auteur et de l’éditeur, sur la seule qualité du texte. Point.

– Vous êtes dur. Les jurés de ces prix sont des célébrités, des grands noms reconnus de la littérature.

– Moisi est persuadé qu’il fait de la littérature intelligente pour les gens intelligents et que Wells fait de la littérature idiote pour les idiots. Chaque millier de livres de Gabriel vendu était pour lui comme un coup en pleine poitrine. Il ne dormait pas la nuit, tant il était pétri de haine envers Gabriel. N’avez-vous jamais lu ses articles sur Wells ? Il disait que c’était une honte que Wells soit publié, il insultait ses lecteurs, mettait au défi les libraires d’avoir le courage de le boycotter. Lors de leur dernière rencontre télévisée, il l’a menacé de mort en direct.

– Et Wells lui en voulait ?

– Une querelle millénaire oppose les auteurs et les critiques. Son grand-oncle Edmond en a parlé dans un passage de son encyclopédie. Il essayait de rester au-dessus de la mêlée. Mais cela l’affectait forcément. Qui peut supporter de se voir insulter en public par des critiques qui, le plus souvent, ne lisent même pas les livres dont ils font la chronique ?

Alexandre de Villambreuse s’arrête et fixe longuement Lucy.

– Je ne m’en étais pas rendu compte tout de suite, mais de près vous êtes encore plus éblouissante, reconnaît-il.

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