20.

Un rayon de soleil effleure sa paupière droite, l’amenant à se soulever lentement. Lucy distingue le ciel à travers la fenêtre de sa chambre, sourit, bâille, effectue des petits mouvements circulaires du bassin pour assouplir sa colonne vertébrale et, délicatement, elle pose ses pieds au sol l’un après l’autre.

Elle rejoint la salle de bains et se lave méthodiquement les dents. Elle regarde la blessure à son poignet et constate, rassurée, qu’elle a déjà cicatrisé.

Debout devant le miroir, elle ferme les yeux et déclare :

« Merci d’être vivante.

Merci d’avoir un corps.

J’espère me montrer digne aujourd’hui de la chance que j’ai d’exister. »

Elle réunit ensuite les mains, fait une révérence en direction du soleil et va dans la cuisine.

Gabriel plane au-dessus d’elle et l’observe sans oser lui parler. Il la voit sortir une boîte remplie de pilules, de fioles, de poudres diverses et variées, puis diluer, à l’aide d’un compte-gouttes, une étrange liqueur jaune dans un verre d’eau, qu’elle engloutit d’un trait. Elle verse ensuite dans sa main des granules homéopathiques, qu’elle laisse fondre sous sa langue.

Une fois le rituel des médicaments achevé, elle allume sa tablette numérique et fait défiler plusieurs pages d’actualités tout en petit-déjeunant.

– Vous êtes encore là, hein ? lâche-t-elle finalement. Je vous avais pourtant demandé de me laisser tranquille.

C’est… enfin je veux dire que c’est parce que vous… enfin que je croyais que…, bredouille Gabriel, surpris par le fait que Lucy l’ait repéré.

– C’est bon. J’ai la colère éphémère. La nuit a tout cicatrisé, y compris ma plaie au poignet. Je ne vous en veux même plus.

Je peux donc rester à vos côtés ? Je vous promets que je ne vous dérangerai plus.

– Du moment que vous ne me rebattez pas les oreilles avec votre assassinat, je peux tolérer votre présence, dit-elle en finissant son thé.

Merci. Je suis tellement désolé de ce qu’il s’est passé hier. Je tenais à vous présenter mes excuses pour mon comportement que vous avez à juste titre qualifié d’égoïste. Je crois que j’étais obnubilé par ma mort.

– Ce n’est plus le cas ?

J’essaie de relativiser.

– Tiens, vous allez être ravi, on parle de vous dans la presse, lance-t-elle sans quitter sa tablette des yeux.

Gabriel s’approche, sa curiosité piquée au vif.

– Venez voir les nécrologies que j’ai trouvées.

Il découvre alors avec effroi les titres des articles le concernant :

« DISPARITION D’UN ZÉRO »

« MORT D’UN AUTEUR SANS HAUTEUR »

« WELLS : UN ÉCRIVAIN SANS ENVERGURE TIRE ENFIN SA RÉVÉRENCE »

Ce dernier article est plus développé que les autres : il occupe deux pages entières d’un célèbre quotidien et est surmonté d’une photo peu avantageuse du défunt. La légende précise : « Bon débarras », et c’est signé Jean Moisi.

Lucy continue à parcourir d’autres sites relayant la mort de Gabriel.

– Dites donc, de manière générale, ils ne vous appréciaient pas trop, vos confrères. Il n’y en a pas un qui se soit donné la peine d’écrire une nécrologie positive.

Ce ne sont pas mes confrères, mais les critiques parisiens. Cela représente seulement quelques dizaines de personnes, formatées sur le même moule, à qui l’on a appris à détester la littérature de genre en la définissant comme une sous-littérature.

– Et vos défenseurs ?

Si tant est qu’ils existent, ils n’ont pas, ou peu, accès aux médias.

Lucy affiche une moue moqueuse.

– C’est encore votre paranoïa qui parle.

J’aimerais bien, mais vous pouvez le constater vous-même en lisant ces articles. En France, de toute façon, tout auteur qui parvient à toucher le grand public est suspect.

– Pa-ra-no ! Avant de vous rencontrer, je n’aurais jamais imaginé cette facette de votre personnalité ; je pensais vraiment que vous étiez au-dessus de tout ça.

Vous aimeriez qu’on dise « bon débarras » après votre mort ? Je ne suis pas non plus insensible.

– Mais si les critiques parviennent à vous agacer, ça veut dire qu’ils ont gagné.

Elle éteint sa tablette numérique, se verse une nouvelle tasse de thé, puis lâche enfin la phrase que Gabriel attendait :

– Allez, j’ai un peu de temps ce matin et je sais que vous en mourez d’envie. Racontez-moi votre histoire, monsieur Wells.

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