10.

Gabriel Wells découvre la demeure de la jeune médium, située à quelques centaines de mètres à peine de la sienne. C’est un hôtel particulier qui ressemble à une maison de poupée. Une grille en fer forgé arbore des motifs de fées et ouvre sur un jardin avec un potager et des arbres fruitiers. La façade de briques de la maison est recouverte de lierre, et une haute cheminée qui fume s’élève au sommet du toit.

À l’intérieur, une dizaine de chats circulent de manière gracieuse. L’un d’eux s’approche de l’écrivain. Ses oreilles dressées et pointues frétillent.

Il me voit ? s’étonne Gabriel.

– Miaou, fait le félin en guise de réponse.

Au-dessus de la cheminée est posée la photo encadrée d’un couple sur un fond de coucher de soleil. Il s’agit de Lucy en bikini et d’un homme bronzé, arborant des biceps et des abdominaux impeccables. Il l’enlace affectueusement.

D’autres photos de ce même couple sont exposées. Ils posent dans des décors paradisiaques près de plages de sable blanc, de forêts de cocotiers ou de bambous. Ils sont souvent en train de s’embrasser ou s’échangent des regards tendres.

Lucy remplit les gamelles des chats, qui accourent la queue dressée comme une antenne. Certains se frottent affectueusement contre ses mollets. Gabriel remarque dans un coin du salon des appareils de musculation, surmontés d’une énorme inscription :

« IL FAUT FAIRE DU BIEN À SON CORPS

POUR QUE SON ÂME AIT ENVIE D’Y RESTER. »

Lucy s’installe en tailleur sur un coussin rond et ferme les yeux. Un canal de lumière s’ouvre au-dessus de sa tête.

Gabriel distingue des âmes errantes qui tournoient au plafond. Ces dernières pénètrent dans son corps au niveau de ses reins, remontent par sa colonne vertébrale jusqu’au sommet de son crâne, puis sont aspirées dans ce rayon lumineux comme s’il s’agissait d’un ascenseur.

Lorsque toutes les entités aux alentours ont disparu, Lucy rouvre les yeux, inspire et expire plusieurs fois, et secoue les mains, comme pour se débarrasser de gouttes d’eau.

Maintenant, je peux vous demander ce que c’était que cet étrange rituel ? lâche-t-il prudemment.

– Dans l’hôpital, il y avait évidemment beaucoup d’âmes errantes. Dès qu’elles m’ont repérée, elles ont voulu que je les aide à « monter ».

Comment vous faites ça ?

– Je reçois des propositions de ma Hiérarchie.

Votre Hiérarchie ?

– Disons que ce sont des âmes élevées qui vivent au-dessus des âmes errantes mais qui restent ici-bas pour gérer au mieux ce qui se passe sur Terre.

Après s’être lavé les mains et rafraîchi le visage dans la salle de bains, la jeune médium, tout en caressant un de ses chats, consent à lui expliquer :

– Vous êtes au premier niveau, appelé « Bas Astral ». Au-dessus, il y a le « Moyen Astral », et encore au-dessus le « Haut Astral ». Ma Hiérarchie me signale les fœtus disponibles pour les âmes errantes qui se sentent prêtes à se réincarner. En général, elle me propose de « bonnes affaires ». Beaucoup le savent, c’est pour ça que dès qu’elles sentent ma présence elles viennent vers moi. Cependant, il y a aussi des âmes errantes récalcitrantes. La Hiérarchie me demande de les convaincre. Parfois je réussis, parfois j’échoue. Il m’est souvent arrivé d’accompagner une âme errante au bord du tunnel de lumière qui mène à la réincarnation et qu’au dernier moment celle-ci refuse de continuer et fasse demi-tour.

Elle hausse les épaules et poursuit :

– C’est la règle absolue : l’esprit garde son libre arbitre. Il faut donc réussir à le convaincre, et c’est pourquoi la Hiérarchie a besoin de moi sur le terrain pour négocier avec diplomatie auprès des hésitants.

Lucy va dans sa cuisine rustique en bois et sort tout un attirail de pilules, de poudres et de sirops.

C’est quoi tout ça ?

– Vitamines, oligo-éléments, huiles essentielles, homéopathie.

En fait vous êtes… hypocondriaque. C’est pour ça que je vous ai rencontrée chez le médecin !

– Je suis consciente du privilège d’être vivante et je me débrouille pour que cela dure le plus longtemps possible. Si vous considérez que c’est être hypocondriaque, grand bien vous fasse. Mais on a bien vu où votre désinvolture au sujet de votre santé vous a mené…

Là-dessus Lucy entreprend de se préparer une salade composée. Elle renifle plusieurs légumes avant de les laver, les éplucher, et les disposer avec ordre sur une assiette. Elle ajoute des germes de luzerne, saupoudre des graines de sésame et assaisonne le tout d’un trait d’huile de noisette.

– Je sais que vous ne sentez rien, que vous n’avez plus de goût ni même besoin de vous nourrir, mais moi si. Et puis ma présence dans des lieux aussi « chargés » m’oblige à déparasiter, ce qui me donne toujours faim.

Elle déguste ses légumes avec un plaisir évident, les faisant croquer sous ses molaires.

Gabriel Wells, placé en lévitation au-dessus d’elle, regarde la jeune femme mâcher, avaler, déglutir. Tout cela lui semble appartenir à une époque révolue, ce qui le rend nostalgique.

Il attend qu’elle ait fini de manger pour poursuivre la conversation :

Pouvons-nous reprendre votre enseignement sur le monde du Bas, du Moyen et du Haut Astral ?

La sonnette retentit alors et interrompt brutalement leur échange.

– Tiens ? Il est en avance, s’étonne Lucy.

Qui ? Vous attendez quelqu’un ?

– Votre travail quotidien c’est d’écrire des histoires, le mien c’est d’en entendre. Désolée, même si j’aime bien vos livres, je ne peux quand même pas vous consacrer tout mon temps. Je vais devoir vous laisser, mon premier client de la journée vient d’arriver. Je sais que je ne peux pas vous mettre dehors, alors je vous demanderai juste, si vous voulez assister à la consultation, de respecter mon travail et surtout de ne pas intervenir. Nous sommes bien d’accord ?

Gabriel tournoie autour d’elle :

En fait, je ne connais pas du tout votre métier. Cela m’intéresse énormément de le découvrir. Votre art s’inscrit-il d’une certaine façon dans la prolongation des sœurs Fox ?


11. ENCYCLOPÉDIE : LES SŒURS FOX

Les trois filles du pasteur Fox sont à l’origine du mouvement spirite moderne.

Elles découvrirent leur vocation en mars 1848, à Hydesville, dans l’État de New York, lorsque les deux cadettes, Kate et Margaret, âgées respectivement de 12 et 15 ans, prétendirent entendre des coups dans la cave de leur maison déjà réputée hantée.

Elles expliquèrent qu’elles arrivaient à communiquer avec un mort qu’elles baptisèrent Splitfoot (« Pied fourchu »), qui s’exprimait en répondant par oui ou par non lorsque les jeunes filles désignaient des lettres de l’alphabet inscrites sur une feuille. L’âme errante prétendait se nommer Charles B. Rosma, et affirmait être un colporteur qu’on avait assassiné cinq ans plus tôt. Son cadavre, expliquait-il, avait été dissimulé par son agresseur dans la cave de la maison où vivait la famille Fox.

On raconte que lorsque les sœurs Fox parvinrent à convaincre des adultes de fouiller la cave, ceux-ci trouvèrent des cheveux et des fragments d’os qui, après expertise, se révélèrent humains. L’affaire aurait fait grand bruit et rendu les sœurs Fox célèbres.

L’aînée, Leah, organisa une tournée aux États-Unis devant des foules de plus en plus nombreuses. Plusieurs personnalités de l’époque commencèrent à relayer leurs croyances. Des centaines, puis des milliers de fans des sœurs Fox prétendirent arriver eux aussi à parler avec les morts. Ce fut l’époque de la grande mode des tables tournantes et du Ouija, cette planchette équipée d’un alphabet qui permet à l’esprit du mort d’épeler ses réponses. Et en 1852, on comptait 3 millions d’adeptes officiels de la cause spirite rien qu’aux États-Unis.

Comme une traînée de poudre, le phénomène s’étendit à l’Angleterre (relayé par Conan Doyle, le créateur de Sherlock Holmes), la France (avec le soutien de Victor Hugo et Alan Kardec, fondateur du spiritisme), la Russie (grâce à Raspoutine) et l’Amérique du Sud.

Les trois sœurs Fox étaient payées des fortunes pour chacune de leurs prestations. En 1852, Kate épousa en Angleterre un riche avocat qui réussit à la convaincre de se faire examiner par un expert anglais dont la spécialité était de mettre au jour les supercheries dans le domaine paranormal : William Crookes. Ce dernier, après avoir assisté à une séance, reconnut qu’il n’y avait pas la moindre possibilité de tricherie.

À la même époque, Margaret se maria à un explorateur qui, cinq ans plus tard, mourut lors de l’un de ses voyages et laissa sa veuve inconsolable. Celle-ci noya son chagrin dans l’alcool.

Quelques mois plus tard, le mari de Kate mourut à son tour, ce qui valut à sa veuve de sombrer elle aussi dans l’alcoolisme.

Les deux cadettes, devenues de vraies ivrognes, se disputèrent avec leur sœur aînée Leah qui gérait le mouvement spirite devenu à ce stade international. Afin de lui nuire, Kate et Margaret décidèrent de remonter sur scène à New York pour révéler la vérité : les claquements signifiant oui ou non, et censés émaner des esprits, étaient en réalité produits par les deux sœurs qui faisaient claquer leurs orteils dans leurs chaussures. Pour appuyer leurs dires, elles firent une démonstration devant un médecin et expliquèrent que Leah les avait forcées à s’exhiber en public dans le seul but de s’enrichir.

Les rationalistes jubilaient, mais le mouvement spirite avait pris trop d’ampleur pour que cet incident suffise à arrêter son essor, ses adeptes allant même jusqu’à avancer que ces aveux avaient été extorqués sous la menace. Kate et Margaret sombrèrent encore plus dans l’alcoolisme et la misère. Margaret tenta néanmoins de relancer sa carrière et remonta sur scène, se récusant à nouveau et affirmant qu’elle possédait de vrais pouvoirs. Mais le regain d’intérêt qu’elle suscita s’émoussa vite, et elle mourut dans le dénuement le plus total en 1893, à l’âge de 55 ans, quelques mois à peine après sa sœur Kate.

En 1904, onze ans après leur décès, des enfants qui jouaient dans la cave de la maison de Hydesville trouvèrent un squelette humain derrière un mur. L’histoire fit grand bruit et permit au mouvement spirite de connaître un nouveau souffle dans le monde.

Edmond Wells, Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu, tome XII.

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