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En bas de l’escalier, Marceline l’attendait impatiemment pour dire qu’elle les servirait à part. Mais Zélie refusa :

— Je n’ai rien à cacher, je souperai dans la salle. Ce n’est pas un rendez-vous d’amour.

— C’est un officier, fit Marceline haletante. Un bel officier et il y a les cousins Bourgeau qui boivent de l’absinthe.

— Qu’importe.

Jonas Savane l’attendait en grande tenue d’officier de cavalerie, assis à l’une des tables réservées aux dîneurs. Il se leva dès qu’elle apparut. En coin de l’œil Zélie vit deux hommes, assis face à face qui dès qu’elle parut rapprochèrent leurs visages d’alcooliques. Son hôte lui tint la chaise comme s’il s’agissait d’un siège luxueux au lieu de paille et de bois ordinaire. Les regards s’ébahissaient, la serveuse s’immobilisait, un faitout fumant dans ses mains, trouvant soudain que flottait dans l’auberge un air précieux de grand restaurant de ville.

— Je vous remercie, dit Savane, je craignais un refus.

Marceline guettait derrière son rideau de perles en bois qui séparait sa cuisine, un tunnel sombre de la salle. Zélie retenait un fou rire devant ce décorum aussi inattendu que ridicule. Les joueurs de cartes n’osaient plus jurer ni cracher, même les deux cousins Bourgeau paraissaient tétanisés et derrière les vitres de la double porte d’entrée s’effaraient des visages blancs d’enfants. Sans les lourdes odeurs de cuisine, vieilles odeurs imprégnant les murs, sans la fumée âcre des pipes, la sciure sur les carreaux rouges et en fermant les yeux on aurait peut-être pu se laisser leurrer.

Marceline attendait qu’ils aient échangé au moins deux répliques chacun pour intervenir. Sur les grilles d’un des quatre potagers remplis de braises pour garder les plats au chaud attendait son bouillon de viande habituel. Elle l’avait corsé celui-là, avec un jus de rôti, coloré d’un oignon rissolé, parfumé et endiablé d’un peu de vieille fine flambée.

— Vous allez faire des jaloux, lui prédit la serveuse.

— C’est un capitaine, pas n’importe qui. Tu en vois souvent des capitaines par ici, de la cavalerie avec ses brandebourgs et le képi avec le plumet en plus ?

— C’est pas un plumet, fit la serveuse têtue. Ça relève d’un côté c’est tout.

Du petit chapeau discret que portait Zélie sur ses cheveux noirs, difficilement coiffés en chignon car ils frisaient en multitude de tire-bouchons, se déroulait un léger ruban noir, concession de dernière minute aux avertissements du brigadier de gendarmerie.

— J’allais manger seule dans ma chambre, répondait-elle, un brin insolente, et votre invitation me sauve de la solitude.

— Wasquehale vous garde donc ? Je l’ai rencontré.

— Et j’en suis heureuse, je déteste abandonner sur ordre ce que j’ai entrepris.

Son regard pétillait d’autant plus que l’une après l’autre ses frisettes désertaient son chignon, libéraient leurs ressorts.

— Aussi rebelle que vos cheveux, constata-t-il.

Et cette réflexion la fit rougir. Là-dessus Marceline intervint avec la soupière. Derrière suivait la serveuse avec des croûtons frits, et luxe inconnu jusque-là des profondes Cor-bières une coupelle de fromage râpé. La patronne de l’auberge découvrit penaude l’absence de la casse, faillit trébucher sur la jambe de bois du vieux Célestin, arriva à leur table penchée en avant dans un dernier sursaut d’équilibre :

— Je vais chercher la casse, chuchota-t-elle en confidence, comme si elle promettait une faveur interdite.

— La louche, précisa Zélie.

— Je suis resté suffisamment longtemps par ici pour m’en souvenir, répliqua le capitaine qui détestait visiblement être pris pour un Parisien égaré dans le pays.

— Vous serviez la messe déjà ?

— Ah, nous y voilà, Pamphile a rapporté ?

Marceline arrivait avec la casse, bien décidée à servir le couple, mais gentiment, le capitaine la lui prit des mains, disant qu’ils se débrouilleraient.

— Vous ne devriez mettre les croûtons qu’au dernier moment, sinon ils ramollissent, la prévint-il.

— Peut-être, mais j’aime la panade.

— Ne prenez-vous pas de gruyère ?

— Il sent le rance. Marceline devait en garder un morceau depuis des mois.

Là-bas les deux cousins avalaient les vertes d’un coup et elle pensa qu’ils essayaient de se donner du courage. Elle les enrageait, mais le capitaine les terrorisait. Elle pensait qu’ils finiraient par une tentative désespérée. À tout hasard, elle décida de garder son verre plein de vin pour le leur lancer. Juste comme son vis-à-vis renversait une partie du sien dans son bouillon.

— Ça ne prouve pas que vous êtes de par ici, et ce n’est pas d’un grand raffinement pour un officier de cavalerie que toute la salle, paralysée de respect, surveille dans ses moindres gestes. De plus la couleur est désagréable, mais il paraît que le goût n’en est que meilleur.

— Justement je me dépouille de mes bonnes manières, je deviens aussi ordinaire que n’importe quel paysan avalant sa soupe à grandes cuillerées et grand bruit.

— Facilités de comédien qui se plie au rôle selon les circonstances ? Enfant de chœur attardé auprès du brave curé Reynaud de Cubières, Javert, le policier des « Misérables » à l’occasion, soupeur affamé et sans distinction ?

— Vous avez lu les « Misérables » ?

— Dès leur parution, je venais de me marier.

— Je rêve d’en faire une pièce. Dès que j’aurai quitté l’armée j’achète un théâtre et jouerai ce qui me plaira. Voulez-vous goûter de mon bouillon au vin ? Je ne sais si on dit aussi faire chabrot par ici.

Défiant en riant les deux cousins Bourgeau elle plongea sa cuillère dans l’assiette du capitaine et en porta le contenu à ses lèvres, fermant les yeux à cause de la teinte.

— Pas mal, mais vous perdez des arômes en ajoutant du vin.

Là-bas les deux gorgés d’absinthe s’agitaient et elle espérait qu’ils interviendraient, souhaitait qu’ils bousculent le capitaine, voire lui arrachent les brandebourgs de son uniforme d’officier d’opérette. Elle l’avait trouvé plus austère, plus secret, plus captivant en somme en vêtements civils.

— Encore un peu de bouillon.

Marceline guettait à son rideau. La serveuse proposa de retirer les perdreaux du potager avant qu’ils n’attachent.

— Les hors-d’œuvre, fit-elle, se réservant le service du gibier qu’il n’aurait peut-être pas fallu fourrer au pain aillé.

— Vous avez vos habitudes ici ? demandait Savane en reposant sa cuillère dans l’assiette.

— Je peux ? demanda la serveuse en saisissant la soupière.

— Mon mari et moi nous offrions la chambre ici, plusieurs nuits. Nous faisions publier, dans les villages où nous n’avions pas envie d’aller, que nous séjournions à Mouthoumet. Ensuite c’était Couiza où nous abandonnions notre roulotte pour l’hôtel.

La serveuse apportait un grand plat de charcuteries diverses.

— Bon appétit, dit-elle.

— Vous nous laissez les assiettes creuses ? s’étonna le capitaine.

— Faut les changer ? Ah bon !

Il y eut un beau remue-ménage derrière le rideau en perles de bois, Marceline n’y ayant pas elle-même pensé.

— Puisque vous voilà à nouveau dans l’affaire, disait Jonas Savane, pourquoi n’iriez-vous pas demain jusqu’à Ville-rouge ? Là-bas aussi vous trouverez un hôtel. Deux même, je crois.

— Demain je prends ma journée, dit-elle.

— Wasquehale a signé une vingt-quatre heures ? ironisa-t-il.

Marceline apporta les assiettes plates et d’autres couverts, confuse d’avoir oublié. Savane désigna des petits morceaux de viande un peu gris dans un petit pot. Zélie répondit à la place de l’aubergiste :

— Vous n’en avez jamais mangé enfant lors de vos séjours ici ? Il s’agit de foie de porc frit dans l’huile, puis conservé dans le vinaigre qu’on a ajouté au dernier moment dans la poêle, et servi en salade une fois coupé en tout petits dés. C’est délicieux et Marceline le réussit très bien.

Il ne marquait aucune humeur alors qu elle ne cessait de le taquiner. Elle le trouvait agaçant, se demandait quel acteur il pouvait bien être. En ce moment dans ses brandebourgs il ne semblait pas très à l’aise en définitive. S’il avait voulu l’éblouir ou l’impressionner, c’était peine perdue.

— Je crois que deux anciens garnements de mon époque ne cessent de regarder vers nous. Comme autrefois, je suppose qu’ils cherchent l’affrontement, la bagarre si vous préférez.

— Vous les reconnaissez ? fit-elle soudain très excitée par la perspective de le voir donner et prendre des coups.

Il reviendrait en saignant du nez ou l’œil poché, ces deux-là étant de belles brutes.

Là-bas dans son trou noir, Marceline ne surveillait plus les Bourgeau, mais trépignait pour ses perdreaux. Ils seraient trop cuits si ces deux-là ne cessaient pas de bavarder pour en finir avec sa charcuterie.

— Rajoutez à peine d’eau, conseilla la serveuse.

— Ça durcira la viande, allongera la sauce.

Puis elle aperçut le capitaine qui se levait et se dirigeait tranquillement vers la table des cousins Bourgeau.

— Mon Dieu, mes perdreaux vont devoir attendre et ils vont tout casser.

— Les perdreaux vont tout casser ? s’affola la serveuse.

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