Marceline frappa à sa porte à 6 heures du matin alors qu’il faisait encore grand-nuit. Haletante et mal réveillée, elle lui dit qu’un gendarme venait de la sortir elle-même de son lit :
— Le brigadier vous attend à Soulatgé dans la matinée. Je ne sais pas ce qui se passe, mais déjà le procureur, le juge et aussi notre juge de paix viennent de partir au grand galop. Je fais le café pendant que vous vous préparez.
Lorsque Zélie descendit elle trouva Marceline les mains sur ses bonnes joues d’une grande pâleur face au garde municipal.
— Ils les ont tués. Les Rivière, Louis et Éloïse de Soulatgé. Nous sommes cousins de loin. Ils venaient toujours manger pour la fête.
Zélie revoyait cet homme en colère qui avait raboté sa porte pour en faire disparaître ce dessin infamant et qui était venu se faire photographier malgré tout, disant qu’il avait été bon soldat.
— C’est arrivé hier au soir et on ne les a pas trouvés tout de suite dans les boufanelles entassées dans leur charrette. On a cru que le mulet, un capricieux, était rentré tout seul au village. Seulement il y avait des traces de sang, comme si l’animal était blessé à un sabot ou bien s’il avait la diarrhée sanglante, ça arrive. On l’a examiné mais rien. On ne comprenait pas. Il y en avait qui déjà étaient partis vers Rouffiac avec des lanternes et des fusils jusqu’à ce qu’un pilhard se glisse sous la charrette et voit suinter le sang. Alors ils sont montés sur la charrette pour enlever et jeter les boufanelles en vitesse. Les deux étaient sous une couche avec chacun un trou dans la nuque. Le même garçon a aussi trouvé deux empreintes de main sans annulaire, de chaque côté de la charrette sur les ridelles. Il paraît que le maire avait entendu tirer du côté de Rouffiac et s’était mis en colère.
« Les gendarmes ont été prévenus dans la nuit, ajouta Marceline, mais le juge et le procureur viennent tout juste de partir pour Soulatgé. Hier au soir ils faisaient bombance chez monsieur le Maire, conclut-elle sévère.
Roumi n’attendait que ça, tirer le fourgon-laboratoire sur une longue distance et encore sous le choc, mal réveillée également Zélie dut le retenir car il aurait volontiers galopé. Elle appréhendait de traverser Auriac, de tomber sur Cécile Bourgeau. À cette heure tous les villages avoisinants savaient qu’on avait assassiné les Rivière, mari et femme.
Zélie se demandait avec insistance si c’était bien Louis Rivière qui figurait sur cette photographie que Sonia Derek avait mise de côté avec celles des Bourgeau, la dérobant à ses yeux. Si oui tous étaient morts désormais.
Il y avait déjà des charrettes de toute nature en route pour Soulatgé et Roumi fut bien forcé de se mettre au pas, dans l’impossibilité de les dépasser toutes sur cette route étroite. Et une fois Auriac derrière, ce fut encore pire. Elle n’avait pas aperçu Cécile Bourgeau mais les gens la regardaient sans la saluer, ne lui pardonnaient pas d’être toujours sur les lieux de ces crimes. On devait bien supporter le Parquet, les gendarmes mais qu’avait-on à faire de la photographe de Lézignan ?
À peine avait-elle arrêté son attelage à Soulatgé que deux hommes habillés comme des gens de la ville, avec des vestes courtes et des chapeaux, se précipitèrent vers elle. C’étaient des journalistes. Tous les deux voulaient acheter les photographies qu’elle avait prises des Bourgeau et des vaches égorgées. Et criaient qu’ils achèteraient aussi celles de ce couple assassiné dont ils ne retenaient pas le nom, et devaient le lire sur leur carnet.
— Vous serez bien payée. On fera des illustrations d’après vos daguerréotypes pour les journaux, et aussi pour faire un recueil qui sera vendu partout en même temps qu’une complainte qu’un joueur d’orgue de barbarie est en train d’écrire. Moi je vous donne trente francs de la photo des Bourgeau morts.
— Moi ce sera cinquante et vous m’accordez tous les droits de reproduction. Ces dessins se vendront dans toute la France quand Paris débarquera.
— Adressez-vous au brigadier Wasquehale de Mouthoumet.
Ils finirent par renoncer mais annoncèrent qu’une pleine berline de journalistes parisiens était attendue. On avait télégraphié à Paris, ils avaient pris le train de bon matin.
Wasquehale s’approcha et les deux hommes s’éclipsèrent.
— Merci d’être venue. Le juge est maintenant favorable à une série de photographies. Vous verrez qu’ils y viendront tous.
— Comment ont-ils été tués ?
— Certainement avec un chassepot, si j’en juge par le calibre de la balle qu’on a retrouvée dans la bouche d’Éloïse Rivière.
Il s’excusa en la voyant fermer les yeux. Mais elle réagit, voulut savoir pourquoi cette balle se trouvait ainsi dans la bouche de la malheureuse.
— Ce n’est pas rare lorsque la victime a reçu le coup de feu dans la nuque. Les dents forment un obstacle important au trajet du projectile. C’est le médecin de Mouthoumet qui l’a aperçue en examinant le corps. Ils rentraient très tard de la vigne avec un chargement de fagots que l’on appelle boufanelles. Il semble que le tireur est venu à leur hauteur ou bien les guettait à un endroit précis. La pénétration des balles nous l’indique nettement. C’est un tireur habile qui a pu recharger en un temps record, même pas dix secondes. Le maire est formel là-dessus. Il a pensé qu’il y avait deux chasseurs à ce moment-là. Puis l’assassin a écarté les fagots pour que les corps tombent vers le fond, les a recouverts. Nous ne savons pas exactement pourquoi. Il a perdu du temps à faire ça. Peut-être a-t-il fouillé le corps de Louis Rivière.
Il l’aida à transporter son matériel et elle pénétra dans la maison des Rivière, non sans un regard pour la tache plus sombre de la porte. Louis Rivière avait dû utiliser du brou de noix. Ces messieurs du Parquet la remercièrent d’être venue. Ils souhaitaient plusieurs photographies des victimes. Le juge de paix, lui, se frottait les mains d’un air guilleret quelque peu inopportun.
Ce fut un travail épuisant qui la bouleversa. On avait édifié une sorte d’estrade sur laquelle elle se jucha tandis que les gendarmes soutenaient l’ensemble, et que Wasquehale et un autre déplaçaient et présentaient les corps selon la demande du juge et du procureur. Ces derniers étaient souvent en désaccord et échangeaient des paroles assez vives sans tenir compte de la présence du couple assassiné, ce qui scandalisait Zélie.
Enfin elle put retourner à son fourgon pour développer les épreuves, promettant qu’elle pourrait les livrer en moins de deux heures.
Lorsqu’elle surgit de son laboratoire et ouvrit la porte du balcon le soleil l’éblouit. Il faisait une journée superbe avec un ciel d’un bleu profond annonçant du vent pour la nuit ou le lendemain. Elle se prépara du café pour échapper à cette torpeur horrifiée qui ne la quittait pas. Elle ne photographiait plus que des cadavres et ne le supportait pas. Quelques familles de libres-penseurs le lui avaient demandé à Lézignan mais personne d’autre. La pensée de conserver l’image d’un être cher les yeux fermés paraissait une idée insupportable pour la majorité à laquelle elle adhérait.
— Bonjour madame la Photographe, lança une voix joyeuse, je suis venu vous remercier.
Elle reconnut Charles Rescaré, le gentil vaurien de Rouffiac, celui qu’on accusait de la tentative d’asphyxie sur sa personne.
— Si vous aviez porté plainte j’étais fichu. J’ai fini par aller à Tuchan voir les gendarmes et ils ne m’ont pas gardé parce que vous n’aviez pas signé de plainte. Ce n’est pas moi qui ai arraché le boudin de sable à la porte de ma mère. J’aurais jamais fait ça.
Après avoir respiré des odeurs de collodion, d’alcool et d’éther elle essayait d’épurer ses poumons en écoutant ce garçon, respirant profondément sans pouvoir lui répondre sur-le-champ.
— Vous ne me croyez pas ?
Elle fit signe que si.
— Je suis content de vous rencontrer ici. Je pensais monter vous voir a Mouthoumet. Si j’avais su je vous aurais apporté une grosse lièvre.
Wasquehale venait chercher les épreuves à peine sèches, fronçait ses sourcils blonds à la vue de ce garçon connu dans toutes les Corbières pour ses braconnages, ses insolences souriantes et ses farces douteuses.
— Tu as eu de la veine cette fois, lui dit-il, mais ça ne sera pas toujours le cas. Où pouvais-tu être hier au soir entre 6 et 7 heures ?
— Dans le lit d’une dame, monsieur le brigadier, elle aime se coucher tôt pour économiser le bois que je coupe pour elle et qu’elle me paye ainsi. Cela m’ennuierait de vous donner son nom car c’est une personne de qualité qui a des relations importantes.
Wasquehale haussa les épaules, emporta les épreuves qui risquaient de se coller entre elles s’il attendait trop de temps avant de les séparer.
— Ce n’est pas vrai pour cette dame, lui confia Charles Rescaré amusé. En fait j’étais en train de guetter une harde de petits sangliers et leur mère, pas très loin d’ici et j’ai entendu les deux coups de chassepot. Deux coups d’une très grande rapidité. J’ai cru qu’on chassait comme moi le gros mais je ne me doutais pas qu’on venait de tuer Louis et sa femme. Je le connaissais bien. J’ai même failli aller dans son corps-franc mais son sergent n’a pas voulu de moi. Il me trouvait trop arrogant qu’il a dit. Je suis resté dans mon unité et je vous l’ai dit j’ai failli me retrouver dans la fameuse Maison du Colonel pour dégager le corps-franc qui s’y était fait piéger. Mais il y a eu un contrordre et nous avons dû attendre toute la journée et la nuit avant d’être envoyés pour découvrir ce qui s’était passé. Nous devions surtout récupérer les fusils et les cartouches. Moi j’ai reconnu votre mari assez vite.
Tout autour du fourgon s’arrêtaient des charrettes venues de tous les villages voisins et Zélie se demandait comment elle pourrait dégager son attelage pour repartir. Elle essayait de ne pas poser de questions mais souhaitait que Charles continue son récit.
— Un massacre, dit-il, les Prussiens avaient tiré à la mitrailleuse Field, vingt-quatre canons, vous pensez. La porte épaisse comme ma main n’était plus que du petit bois et les matelas placés devant les fenêtres de la charpie. Deux Field avaient pris la bicoque en écharpe et je vous assure que j’ai vu les murs, pourtant de double épaisseur de briques, avec des trous par lesquels on a pu passer. Toutes les pièces étaient traversées de part en part.
Elle s’accrochait à la rambarde du balcon, sentait ses jambes s’amollir mais ne voulait pas renoncer à écouter.
— Je vois que ça vous chagrine, dit avec douceur le garçon, je ne vais pas continuer. Tout ça c’est du passé et la guerre est finie.
— Si, je veux savoir. Je crois que je dois le savoir un jour ou l’autre, autant que ce soit maintenant et de votre bouche.
Elle ne lui dirait pas que malgré sa réputation de voyou il gardait une grande innocence qui le faisait raconter avec émotion.
— Notre lieutenant ne parvenait pas à comprendre pourquoi les Prussiens avaient utilisé deux mitrailleuses pour attaquer une simple maison où dix hommes étaient barricadés. C’est sûr qu’elle gênait mais enfin les mausers des Prussiens auraient suffi. Les mitrailleuses c’était bon à Coulmiers, même qu’elles n’ont pas empêché les Français de gagner, mais deux mitrailleuses contre cette maison, répétait-il outré. Mon lieutenant était tellement intrigué qu’il a dit qu’il ferait un rapport.
— Il l’a fait ?
— J’en sais rien, il s’est fait tuer le lendemain au cours d’une patrouille avec un corps-franc. Je l’ai regretté celui-là c’était un chic type et en échange on a reçu une peau de vache.
Là-bas au domaine gardé par ces deux vieillards, Adélaïde et Maurice, il lui avait proposé des révélations en échange d’une photographie. Devait-elle considérer que ce renseignement concernait l’étonnement de ce lieutenant au sujet des mitrailleuses Field ? On racontait qu’ailleurs les Prussiens avaient tiré au canon, également contre une maison irréductible, la « maison des dernières cartouches » ainsi que l’avait ensuite baptisée le Figaro.
— J’ai reconnu Grisai le premier faut dire. Il avait reçu une balle de mauser en plein cœur. Et puis j’ai vu votre mari. Lui il avait reçu deux balles.
Il devenait agaçant avec ces silences observés entre chaque description.
— Deux balles et alors ? fit-elle d’une voix exaspérée.
— Vous savez, madame, j’ai l’habitude des fusils moi, parce que je me sers de balles pour le gros gibier comme le sanglier et éventuellement les biches échappées de la forêt domaniale.
— Échappées vraiment ?
— Bah, quelle importance ! Un mauser c’est du 7 millimètres 92 alors qu’un chassepot c’est du 11 millimètres. Ça paraît la même chose mais quand on a l’œil c’est bien différent. Le onze ça fait quand même une vilaine blessure. Je ne veux pas vous chagriner mais voilà, votre mari il avait deux blessures différentes. Une, la plus petite à l’épaule. Et comme il avait ôté le haut de son uniforme, je me suis dit qu’il l’avait reçue dès le début du combat et qu’il l’avait un temps pressée avec de la charpie. Elle bloquait son bras sans être grave.
— À l’épaule ?
— Un peu en dessous mais bien au-dessus du cœur.
— Charles Rescaré, qu’essayez-vous de me raconter ? Est-ce que vous essayez de me soutirer une photographie avec vos inventions de deux balles ?
Elle le fixait dans les yeux mais il soutenait son regard et ses yeux d’ordinaire pétillants d’une perpétuelle malice se ternissaient.
— Je ne plaisante pas, madame, avec cette histoire. J’ai d’ailleurs montré les deux trous à mon lieutenant qui lui aussi a trouvé que c’était étonnant.
— Et la balle de chassepot où était-elle logée ? parvint-elle à dire d’un seul souffle.
— Là.
Il pointa son doigt entre ses deux yeux et cette fois elle apprécia qu’il marque un nouveau silence. Elle lui tourna le dos, face aux dernières charrettes qui essayaient de s’arrêter quelque part. Les chevaux hennissaient un peu partout, réclamant certainement à boire. Mais il y avait la queue à la fontaine et elle pouvait voir les gendarmes qui commençaient de s’agiter pour dégager une passe depuis la maison des Rivière. Le Parquet devait souhaiter s’en aller. Le fourgon qui devait emporter les cadavres pour l’autopsie était bloqué bien loin de là. Les convoyeurs avaient sorti les croustets.
— Les Prussiens utilisaient-ils des chassepots trouvés sur les cadavres des soldats français ?
— Ça c’était possible, car des Français se sont emparés de mausers pour tirer sur les Allemands, mais seulement quand ils étaient à bout de munitions et coincés quelque part. Autour de la Maison du Colonel les Prussiens étaient les maîtres et on les ravitaillait en fusils et en munitions si c’était nécessaire. Je ne pense pas que dans ce coin un Prussien ait tiré avec un chassepot.
Les gendarmes remontaient vers les derniers arrivants, les obligeaient à se garer le long de la route d’Auriac ou celle de Rouffiac pour que l’accès à la maison du crime soit dégagé.
— À part ces blessures, le corps de mon mari était-il intact ?
— C’était le seul qu’on avait respecté. Il avait son alliance à l’annulaire gauche. Le lieutenant a demandé qu’on récupère ses affaires pour les retourner à sa famille.
— Je n’ai rien reçu, dit-elle.
Elle pensa à Émile Grizal et posa la question.
— Tous avaient été visités par ces salopards de détrousseurs et le lieutenant pensait se lancer sur leur piste.
— Carmen Grizal a dernièrement reçu les affaires de son mari et jusqu’à sa carotte de tabac à chiquer.
— Je ne savais pas.
Elle attendit d’autres explications mais visiblement il lui avait raconté tout ce qu’il avait constaté dans la Maison du Colonel.
— Peut-on savoir si votre lieutenant avait rédigé son rapport avant de se faire tuer, et qui l’aurait reçu dans ce cas ?
— Ça suit la voie hiérarchique. Je sais qu’il avait une écritoire dans son havresac et qu’il pouvait s’en servir même à cheval.
— Vous souvenez-vous de son nom ?
— Auguste Des Hauvray. Je ne l’ai pas oublié. C’est comme Louis Rivière qui se portait garant pour moi quand je voulais entrer dans son corps-franc mais peine perdue.
Elle attendit encore un peu mais que pouvait-il dire d’autre ?
— À part votre lieutenant y a-t-il eu une autre personne pour constater que mon mari avait reçu deux balles différentes ?
— Non madame, je ne pense pas.
— Vous n’avez pas remarqué si dans son paquetage mon mari conservait une sacoche en cuir fauve de ces dimensions-là ?
— Les paquetages avaient été saccagés, répandus partout. Je n’ai rien vu de tel, madame. Le lieutenant estimait qu’entre la fin du siège et notre arrivée il s’était écoulé plusieurs heures. Quatre à cinq et les charognards en ont profité. Vous savez ces salopards travaillaient vite. Moi ce que je pense c’est que l’un d’eux s’est rendu compte que votre mari vivait encore et lui a envoyé un coup de chassepot. Le lieutenant était bien de cet avis. Ces canailles n’allaient pas laisser derrière eux quelqu’un qui les dénoncerait plus tard.
Elle lui dit qu’elle avait fait une photographie pour lui et il protesta, disant qu’il n’était pas venu lui raconter ses souvenirs pour ça.
— Mais justement je vous attendais depuis et je l’avais préparée à votre intention.
Elle l’avait même placée dans un des cadres que son mari avait fabriqués en grand nombre durant l’hiver précédant son engagement.