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Ayant refusé de s’asseoir sur le banc à côté de Mathilde Garbès, Cécile Bourgeau se tassait au fond de la charrette légère, essayant de ne pas laisser dépasser le haut de sa tête, se courbant sur son baluchon qu’elle n’avait pas lâché depuis des heures.

Mathilde Garbès n’était pas aussi conciliante que son mari et passait pour avoir le caractère vif.

— Vous me faites honte, Cécile, de vous enfoncer comme ça dans le fond de la charrette comme si je ne vous acceptais pas à mes côtés. Que vont dire les gens ?

Ça elle s’en moquait, pourvu qu’on ne la voie pas. Les retardataires qui se précipitaient vers le lieu du drame, apercevant la voiture, se mettaient au travers de la route pour crier :

— C’est vrai qu’ils sont tous morts, vaches et Bourgeau compris ?

Mathilde ralentissait son cheval pour faire dépit à sa passagère, répondait un peu trop longuement. Les gens découvraient la forme tassée dans le fond, levaient des sourcils interrogateurs à quoi la femme Garbès répondait par un haussement d’épaules, un claquement de la langue. Vers le village, se préparant à grimper la côte venaient les plus âgés qui se demandaient si vraiment ça valait la peine d’aller au bout. Même la Marinette était parmi eux, Cécile reconnut sa voix flûtée.

— Les gendarmes empêchent d’approcher, répondait Mathilde.

— C’est bien quatre-vingts vaches qu’on a tuées ?

— Mais non, cinquante et c’est déjà beaucoup.

— Ça oui c’est beaucoup, surtout pour des gens comme eux.

Là-dessus la conductrice d’un coup de tête à gauche indiquait qu’elle n’était pas seule, et se haussant sur la pointe des pieds un vieux découvrit Cécile pelotonnée, le visage dans son baluchon, recula gêné.

Devant sa maison ce tas informe, humide, inerte bondit au sol avant que Mathilde ait même arrêté son cheval. Elle n’eut que le temps de voir disparaître Cécile avec son baluchon dans son entrée, entendit la porte claquer.

— Portez secours aux gens, maugréa-t-elle. Clément mérite bien son nom vaï, il est trop gentil avec n’importe qui.

Cécile, collée à sa porte rabattue reprenait son souffle enfin soulagée, seule, protégée. Qu’ils aillent tous au diable. Ici c’était comme avant, avec l’odeur de fumée, la puanteur de l’évier qui dégorgeait dans un puits perdu de la cave, le silence glacé. Ici le cauchemar restait au-dehors et les bonnes et mauvaises paroles avec. Toute cette écharpe de méchancetés entendues le long de ce retour, elle s’en moquait tandis qu’elle se versait un peu d’eau-de-vie dans une tasse, la sucrait et la buvait. Puis elle défit son baluchon, en sortit son faitout de haricots aux constellous, des hauts de côtes de porc, le fit réchauffer sur un réchaud bricolé par Émile avec une boîte de cirage, un trépied. On y faisait flamber du trois-six.

Elle défit sa coiffe catalane, versa de l’eau dans sa tasse, la vida et recommença. Elle mangerait sa faim et irait se coucher. Qu’ils viennent frapper, les gendarmes et compagnie, les pleureuses, les curieux, le maire, elle ne répondrait pas. Elle dormirait dans la chambre arrière pour ne pas entendre les coups.

Elle commençait de se tailler une tranche du saucisson retrouvé dans son baluchon, sous le faitout, lorsqu’elle arrêta son couteau et même en releva la lame d’un air inquiet. Le silence était trop rude, non marqué par le balancier de la vieille horloge, la sienne apportée en dot depuis Cubières avec d’autres meubles. Les Garbès père et mère étaient si avares qu’ils n’avaient que des planches suspendues à des cordes comme étagères. Ni coffre, ni buffet, rien. Son horloge avait montré que chez elle on ne se privait pas, qu’on avait de quoi et les deux vieux n’en revenaient pas.

Le principal de sa dot avait cessé de battre. Le couteau pointé vers le balancier immobile figé comme une lune cuivrée gravée au visage de la Vierge Marie, Cécile serrait ses dernières dents sur un claquement irrésistible. Arrêtée à 3 heures du matin, à l’heure où peut-être des fous tuaient les cinquante vaches autour de la borde. Et aussi Émile, Léon et les deux garçons.

À travers la vitre de la porte basse elle apercevait les deux poids à bonne hauteur. Ils auraient dû poursuivre leur descente encore quelques jours, puisqu’elle les remontait une fois par semaine. C’était à prévoir que les morts ne la laisseraient pas en paix. Elle avait cru trouver la tranquillité de retour dans cette maison, mais eux l’avaient précédée à l’heure même où ils mouraient. Mais à ce moment-là, elle était déjà sur la route de la borde avec son baluchon. On le disait assez que les victimes de mort violente ne pouvaient se résigner à n’être plus qu’un corps sans âme. Ils n’avaient qu’une mauvaise pensée, effrayer les vivants les plus proches pour leur rappeler qu’ils pouvaient rôder des jours et des jours sans trouver le repos.

Non seulement ils avaient arrêté la pendule, ça c’était un tour de son beau-frère Léon, mais ils avaient ouvert la petite porte du bas pour bloquer les poids. Il lui avait déjà fait cette farce sachant combien elle était attachée à son horloge. Elle voyait bien qu’ils n’avaient même pas pris la peine de la refermer. Et ce ne serait pas tout. Au fur et à mesure, elle découvrirait d’autres marques de leur passage.

Elle recula jusqu’à la table qui elle aussi venait de Cubières, s’assit à l’envers pour contempler sa pendule. Elle ne pensait plus à son manque de sommeil, à son premier désir d’aller se coucher dans la chambre de derrière.

On essaya d’ouvrir puis on frappa et la voix de Marinette lui parvint :

— Cécile, c’est moi. J’ai fait de la soupe à midi, de la soupe aux châtaignons, je sais que tu l’aimes. Veux-tu que je t’en apporte une casserole ?

Si seulement celle-là avait été une leveuse de sort mais non, elle ne servait à rien la Marinette, à rien du tout sinon à ratisser les bois pour se chauffer, pour les champignons, les asperges, les escargots surtout. Même pas de mari, rien. La seule leveuse de sort habitait Bouisse et demanderait cher pour venir désensorceler la maison. Il y avait bien le curé mais celui-là, Cécile s’en méfiait depuis qu’elle n’allait plus à confesse. Il avait une façon de la regarder quand elle se terrait au fond de l’église pour l’office du dimanche qui finissait par la chasser avant la fin, de crainte qu’il ne lui parle à la sortie. Cet homme sévère se plantait au seuil et ne se gênait pas pour interpeller ses fidèles.

Marinette se fatigua de frapper, surtout, ricana Cécile, avec ses engelures qui saignaient d’un hiver sur l’autre. Elle perdit son sourire en retrouvant l’immobilité de son horloge. Se pouvait-il qu’en la remettant en marche le bruit régulier purifie la maison de toute présence suspecte ? Elle traduisit cet espoir en murmurant : c’est peut-être toi la leveuse de sort, ma toute belle.

Lentement avec des gestes doux, affectueux, elle écarta la porte et c’est sur la planche du fond très poussiéreuse, depuis des mois elle ne l’avait pas essuyée avec ce chambardement apporté par Émile et sa folie des vaches, qu’elle aperçut l’empreinte. Celle d’une main sans annulaire, d’une netteté parfaite. Voulue. On n’avait pas seulement posé ses doigts par hasard, on les avait fortement appuyés, si fortement même qu’en se détachant de la planche ils avaient emporté la poussière qu’ils écrasaient. Peut-être même qu’on les avait légèrement mouillés. En les léchant ?

— C’est pas les Bourgeau qu’ont fait ça.

Et puis elle se souvint qu’Émile avait coincé, entre la planche du fond et les réglettes qui la soutenaient, quatre louis. Un à chaque coin. « Pour les jours difficiles », avait-il dit. Elle avait failli oublier. Avec son couteau qu’elle n’avait plus lâché elle souleva la planche qui n’avait jamais été clouée, ne vit pas les quatre pièces. Pour les empêcher de tomber Émile les avait collées avec un peu de suif à barrique.

— C’est pas les morts qui viennent voler les pauvres gens, dit-elle ensuite. Celui-là avec son doigt en moins veut récupérer ce qu’on lui a pris. Et ce qu’on lui a pris à lui comme aux autres, c’est le prix de cinquante vaches. Celles-là il ne pouvait pas les emporter alors il les a massacrées. Pas tout seul, ça c’est certain, pas tout seul.

Malgré ses terreurs, elle agita les poids et lança le balancier. Celui-ci reprit son va-et-vient commencé au début du siècle si l’on en croyait la date du cadran émaillé.

Elle referma la porte vitrée du bas sans effacer l’empreinte. Elle finirait par se combler de poussière avec le temps…

Restait le haut, leur chambre, l’armoire dernièrement achetée à Mouthoumet, riche de bois neuf, de bonnes odeurs et aussi d’un joli collier en or que son mari avait confié à son frère Léon lors d’un de ses voyages vers la guerre. Celui-là il valait plus que ces quatre louis et devait, selon Émile, les aider une fois vieux.

Elle se hissa, marche après marche s’attendant à tout sauf à ce brigandage, ce saccage. Elle ouvrit la porte puis la referma comme si les pilleurs étaient toujours là, ne retenant que l’image de l’armoire ouverte, cassée avec le linge éparpillé, le tiroir fracassé à la volée contre le mur, les papiers tapissant les « rajoles », les carreaux rouges du sol.

Au bout d’un temps elle appuya sur la poignée, poussa le battant de la pointe de son couteau. En voyant la laine du matelas dégorger en gros intestins blanchâtres elle pensa aux vaches éventrées par les chiens. Ils avaient fendu en croix la toile à rayures, plongé leurs mains dans ce bouillonnement encore gras de suint.

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