Elle s’était endormie à sa table de tirage et la lampe rouge grésillait, en manque de pétrole. Ce fut ce qui la réveilla, éperdue, ne sachant où elle était, avant de voir les épreuves qui séchaient à sa gauche sur un fil. L’une d’elles était d’une netteté parfaite comme si sa puissance accusatrice avait exigé la perfection. Elle en avait tiré trois ou quatre autres, elle ne savait plus, avant de tomber épuisée, la joue sur le bois poli à l’huile de cette table spéciale… Elle se retourna. Derrière le rideau dormait Sonia Derek et son souffle aigrelet se mêlait aux odeurs de ce brassage collodion, éther et alcool. Parfois la tête lui tournait de respirer ce produit et Jean affirmait que certains photographes y trouvaient autant d’attraits que dans l’opium.
Avant d’éteindre sa lampe, à bout de force, elle alluma une chandelle, alla à la porte du balcon, découvrit la faible couche de neige sur les toits, les marches, mais la rue simplement humide. Elle se demanda si les hommes de Wasquehale surveillaient toujours la maison des Gaillac, s’enveloppa de sa cape pour aller voir.
Un gendarme de faction dans la rue lui barra l’accès. Il n’était pas de Mouthoumet mais de Couiza. La brigade de Wasquehale n’avait plus rien à faire ici, dit-il avec une sorte de jubilation. Le juge ? il dormait chez le maire. Comme l’adjudant Verdier, et le souper y avait été fort animé.
Elle aperçut de la lumière au presbytère, mais au même instant en vit sortir Pamphile qui se dirigeait vers l’église pour la première volée de cloche.
Roumi la salua d’un petit hoquet de satisfaction, la suivit au-dehors, parut ricaner de défi en découvrant les petits flocons qui voltigeaient, eut l’air de dire qu’il en avait vu d’autres et que si elle l’attelait, il se chargeait de la ramener à l’auberge.
Lorsqu’elle remonta dans le fourgon pour éteindre les chandelles, Sonia Derek dormait apparemment mais son souffle lui semblait trop régulier. Peut-être faisait-elle semblant pour fuir toute participation aux tâches à venir. Zélie aurait bien pris un grand bol de café, mais craignant de la réveiller, se contenta de boire un peu de limonade et rangea les épreuves dans les tiroirs habituels. Une seule disposait d’un pouvoir absolu sur les événements récents. Et même multipliée en trois ou quatre tirages elle n’en perdait nullement sa force. Que l’explication des horreurs commises fût tout entière dans cette photographie agrandie laissait Zélie en plein effroi, non qu’elle éprouvât quelque crainte pour elle-même mais celle de devenir la maîtresse d’un certain destin. Bien protégée dans sa cape elle fit prendre à Roumi le chemin de Soulatgé, prête au demi-tour si la route de pleine campagne était déjà recouverte d’une couche de neige, mais seuls les bas-côtés herbus l’étaient. Émoustillé, Roumi trotta même à sa manière, reprenant la marche tranquille avant qu’un sursaut ne le lance à nouveau. Ils atteignirent Soulatgé alors qu’il faisait encore nuit. Elle se donna le temps de la décision à la sortie du village, opta finalement pour la route de Massac où le col de Cédeillan était plus bas que Redoulade, estimant que ce versant est serait moins exposé à la neige venue du sud-ouest.
— Je n’ai pas compris tout de suite que nous roulions, fit Sonia Derek en venant s’asseoir à ses côtés, la faisant sursauter car son capuchon étouffait les bruits. Je me croyais d’abord en bateau. Un jour nous avons descendu le Rhône sur un coche d’eau. Puis j’ai pensé que c’était le vent. Il neige fort.
— C’est encore peu.
Mais les sabots de Roumi perdaient de leur claquement allègre, s’assourdissaient et elle sauta à terre pour vérifier l’épaisseur de la couche et fuir cette compagnie imposée.
— Si je faisais du café.
— Avec les cahots vous en mettrez partout. Il faut tenir la casserole jusqu’à ce que l’eau bouille et ensuite placer la cafetière dans le trou prévu pour. Mon mari…
Elle n’alla pas plus loin. Jean avait tout organisé pour une sorte de vie maritime disait-il : « De la sorte tu pourras cuisiner tandis que la roulotte naviguera le long des chemins des Corbières », ce qui n’était pas arrivé souvent. Ils préféraient s’arrêter dans un endroit aussi charmant que désert pour prendre leur repas, faire une sieste amoureuse.
— Vous avez travaillé tard. Merci de m’avoir laissé le divan.
— Si j’avais voulu dormir je vous aurais secouée pour vous désigner la paillasse, fit Zélie énervée.
La Derek revenue à l’intérieur elle remonta sur le siège du cocher et écouta les bruits, ceux des sabots, ceux des roues qui peu à peu s’atténuaient pour laisser place au doux crissement de la neige foulée, écrasée.
Sonia lui apporta un bol de café, des tranches de pain d’épices. Elle avait réussi à obtenir un bon café fort. Zélie apprécia mais ne le lui dit pas.
— Nous montons, constata la théâtreuse. Il y a un col ?
— Le Cédeillan et à côté une grosse campagne où nous pourrons nous réfugier si la neige tombe trop fort. Mais encore faudra-t-il y arriver. Sinon nous trouverons une bergerie en ruine sur le côté gauche. Les Saradels. Une partie du toit est encore debout et Roumi pourra s’y abriter. Nous on restera dans le fourgon.
Déjà le cheval peinait, ralentissait et elle abandonna son déjeuner entre les mains de Sonia pour aller prendre sa bride, appuyer sa joue contre son œillère pour l’encourager comme il aimait. Ce n’était pas une esquisse de jour qui blêmissait la nuit mais une neige plus brillante et n’y voyant pas au-delà de dix mètres, Zélie attendait un grand tournant avant d’annoncer à Roumi que les Saradels c’était tout à côté.
Sonia la rejoignit, visiblement effrayée d’enfoncer ses escarpins d’une dizaine de centimètres dans cette couche collante. Il était vrai qu’on avait du mal à soulever ses pieds et Roumi avançait comme à la parade, levant haut ses paturons. Le fourgon fit soudain un écart, entraîna la lourde masse du cheval qui d’un coup de reins rétablit l’équilibre. Zélie avait bien vu le véhicule avancer sur une seule roue et en se retournant Sonia ne vit qu’une seule trace dans la neige.
— La bergerie est là.
Il fallait quitter le chemin pour une piste épaissie en neige et le toit encore en place s’était quelque peu envolé au vent. Roumi serait à l’abri avec une couverture sur le dos et de l’avoine dont elle gardait un grand sac dans l’aménagement prévu sous le fourgon.
Le plus difficile fut d’équilibrer celui-ci pour dételer le cheval, mais Sonia lui apporta une aide inattendue. Elles se retrouvèrent enfin à l’intérieur en train de refaire du café et de préparer le déjeuner.
— Je dormirai ensuite. Il nous faudra attendre quelques heures pour que le jour soit plus clair. La neige peut alors s’arrêter.
Roumi qu’elle visitait régulièrement paraissait au mieux. Elle tâtait ses oreilles, ses naseaux de crainte qu’il ne soit fiévreux.
Zélie se souvint alors du revolver à barillet offert par le curé Reynaud. Étrange prêtre qui disposait d’une arme et la lui faisait emporter comme s’il avait tout compris des dangers qui la menaçaient. Qu’avait-elle fait de l’arme la veille en revenant du presbytère, serrant sur son cœur ce revolver et ce paquet enveloppé d’un pan de couverture militaire. Elle franchit le rideau toujours tiré qui coupait la longueur du fourgon en deux, finit par la trouver dans l’un des tiroirs à photographies. Elle l’examina mais ne savait comment faire basculer le barillet pour vérifier si les cartouches étaient toujours en place.
Et cette fille, cette traînée de spectacles honteux, que faisait-elle là dans son fourgon, leur chère roulotte où sa présence devenait une insulte. Femme abusée, violée ? La belle histoire truquée, inventée pour duper son monde, permettre à son complice de faire disparaître les uns après les autres les témoins de sa haute trahison. Il n’y avait pas d’autres mots.
Peu à peu elles s’observaient du coin de l’œil, et lorsque l’une avait un geste un peu trop sec l’autre se raidissait, sur le défensive. Sonia faisait cuire une omelette mais Zélie surveillait tous ses gestes, se méfiait. Elle avait peut-être pris un flacon d’éther pour l’empoisonner, du moins la faire dormir le temps que son complice les atteigne. Quand l’une sortait sur le balcon pour évaluer la couche de neige l’autre était surprise de la voir revenir. Pourquoi, se demandait Zélie ne pas fuir tant bien que mal vers le Cédeillan, la grosse campagne pleine de ramonets, de journaliers. Là-haut c’était le salut mais avec deux kilomètres à patauger dans vingt centimètres de neige. Zélie remarqua que Sonia paraissait de plus en plus détendue lorsqu’elle rentrait de ces sorties et annonçait que la couche de neige s’élevait.
— Ça ne vous fait rien de penser que nous sommes peut-être là pour plusieurs jours ? Il n’y a pas grand-chose à manger et il reste peu de bois pour allumer ce poêle.
— Tant que je reste loin de Mouthoumet je suis tranquille, répliqua la Derek. Vous n’avez qu’une idée, me livrer à votre cher brigadier. Que lui faites-vous donc pour qu’il soit à vos genoux ?
— Si vous n’avez rien à vous reprocher vous ne courez aucun ennui. Mais en réalité je pense que vous n’avez pas été violée par ces mobiles que vous accusez. Volée peut-être mais pas violée. Vous avez fait payer vos faveurs et ils se sont vengés en vous dépouillant. Vous n’êtes venue par ici que pour de l’argent. C’est tout. Je ne pense pas que ceux qui pillèrent votre maison soient les Bourgeau, les Rivière ou les Gaillac. Surtout pas Rivière mais lui c’est différent. Il a dû assister à une scène qu’il n’aurait jamais dû voir, pas vrai ? Peut-être étiez-vous même en cause. Mais ce que je ne comprends pas c’est le vol de ces photographies dans votre chambre. J’en ai tiré plusieurs exemplaires et il ne servait à rien de les voler puisque les autres étaient en mains sûres. À moins… Oui bien sûr, à moins qu’elles n’aient comporté des signes particuliers. Mais c’est ça, des signes qui vous permettaient de reconnaître vos bourreaux. Des gens que vous n’aviez jamais vus. Vos faux bourreaux, les Bourgeau, Gaillac mais aussi hélas pour lui Rivière.
Au fur et à mesure qu’elle décortiquait cette énigme le visage de Sonia Derek s’empourprait puis d’un coup se vidait de toute couleur, tandis que ses yeux bleus se voilaient de terreur.
— Un signe discret presque invisible.
La théâtreuse se leva et alla décrocher sa pelisse comme si elle allait l’enfiler pour s’enfuir, mais elle plongea une main dans la poche de droite et en sortit le revolver de marine prêté par l’abbé Reynaud. Zélie ne l’avait pas vue le dérober dans le tiroir.
— Vous ne me livrerez pas à Wasquehale. Jamais. Je me suis comportée comme une imbécile sans comprendre mais je ne veux pas payer pour tout. J’ai découvert dans ces nombreux tiroirs les photos prises par votre mari et aussi cette arme. Dès qu’il ne neigera plus vous me conduirez dans une ville où je puisse prendre le train. Perpignan par exemple ou Narbonne.
— On vous retrouvera, murmura Zélie, surprise de n’éprouver aucun ressentiment contre cette pauvre fille.
— Je sais où j’irai me cacher. Je peux m’en sortir. Mais plus que les gendarmes, que les juges c’est lui que je fuis. Qu’est-ce que je risque avec la justice, quelques années de prison mais avec lui ce serait la mort.
— Il vous a payée pour vous convaincre de jouer les faux témoins ?
— De l’argent ? Oh, non, pas de l’argent ! Vous ne pouvez pas comprendre parce que vous n’avez pas comme moi arpenté les pires chemins de France pour aller donner du spectacle dans les coins les plus reculés. Avec pour spectateurs des culs terreux aux yeux exorbités parce que vous montriez un peu de votre jambe, un soupçon de vos seins et que vous les échauffiez avec des paroles gaillardes qu’ils comprenaient parfaitement. Non, il ne m’a pas donné d’argent mais il m’a fait rêver. Oh, oui alors ! J’ai rêvé comme une fille stupide et naïve que je suis dans le fond malgré mes airs affranchis. Pour les photographies vous avez raison. Elles étaient marquées par ordre, un, deux, trois coups d’épingles invisibles.
Roumi émit alors plusieurs hennissements de mécontentement et Sonia sursauta, braqua son revolver en direction de la porte donnant sur le balcon.
— Qu’est-ce qui lui prend ?
— Il flaire l’approche d’un cheval qu’il déteste, répondit Zélie, maîtrisant mal sa peur, et nous allons avoir une visite désagréable. Ne restez pas là, cachez-vous derrière le rideau.