Montant Roumi comme un homme grâce à sa jupe cavalière, son arrivée dans Auriac ameuta tout le village qui bientôt se massa devant la maison du maire avec lequel Zélie s’entretenait. Elle constata que cet homme avait du mal à mesurer l’ampleur de la tragédie qui s’était déroulée dans la borde des Bourgeau. Tout d’abord il ne se souciait que de la mort des cinquante vaches, s’en indignait, demandait ce qu’elles pouvaient bien faire dans une bergerie de moutons. Enfin muet d’horreur, décomposé il réalisa que quatre hommes avaient été assassinés dans cette campagne de l’Estelhe. Il appela son fils de dix-huit ans, lui ordonna d’aller prévenir la gendarmerie. Il disposait d’un cheval de trait léger que le garçon montait souvent.
— Par les raccourcis il ne mettra pas une heure. Nous, nous montons au Pech de l’Estelhe. Venez dans ma charrette.
— Je préfère mon cheval. Je pars devant.
Lorsqu’elle franchit la foule elle dédaigna les regards indignés des femmes, les grimaces des hommes et Roumi galopa ensuite avec entrain. Le maire lui avait indiqué un sentier à partir de l’Auradieu qui lui fit gagner du temps. Elle espérait qu’oubliant ses préjugés la veuve Bourgeau se serait réfugiée dans le fourgon, mais ce dernier était vide. Roumi s’était mis à brouter tranquillement l’herbe encore épaisse lorsqu’il hennit pour signaler une présence, celle de Cécile Bourgeau qui se tenait à bonne distance.
— Venez boire le café, lui cria Zélie.
Mais elle ne paraissait pas entendre. La jeune femme en avait préparé une pleine cafetière et finalement l’autre se rapprocha, dégusta sa tasse au pied du petit balcon ou elle refusa de monter. Elle en reprit deux autres.
Lorsque le maire ayant abandonné sa charrette sur la route apparut, Cécile Bourgeau faillit courir vers lui mais la vue de tout le village qui arrivait à sa suite l’affola et elle se réfugia derrière le fourgon. Zélie depuis son balcon observait la réaction du maire et des habitants qui allaient d’une vache à l’autre, consternés, en silence, ne paraissaient pas pour l’instant songer aux quatre victimes dans la borde. Un tel massacre d’animaux, de si beaux animaux, dépassait l’entendement et chacun essayait de se mettre en tête la réalité de cette tuerie. La mort, même violente d’un homme, d’un habitant du même village pour aussi dramatique qu’elle fût ne bouleversait pas autant les règles d’une vie terrienne ancestrale. On ne se souvenait que d’un seul cas où dans un moment de folie un certain Garquès avait abattu quelques moutons de son voisin, pour une raison obscure. Sinon les animaux vivaient en dehors des passions humaines, surtout ceux ayant une valeur marchande. Il n’en était pas de même des chats et des chiens. Les ruches, pourtant exposées dans les endroits les plus sauvages avaient toujours été respectées dans le pays.
Enfin le maire livide, le pas quelque peu hésitant après ce parcours à travers les cadavres de vaches, se dirigea vers la borde, prenant son temps dans l’espoir de voir apparaître les bicornes des gendarmes. Les gens du village ne se pressaient pas non plus de se regrouper devant la bergerie. Les Bourgeau étaient loin de soulever l’émotion alors que cinquante bovins gisaient dans leur sang et que plusieurs avaient été attaqués par des chiens errants, ensuite des renards, des sangliers, des blaireaux et toute la petite sauvagine, une fois les autres repus.
Le maire s’attarda aux torches, devant la bergerie, il en éprouvait même l’implantation en les secouant doucement. Il finit par escalader les deux marches, par disparaître à l’intérieur.
Zélie alla retrouver Cécile à l’arrière du fourgon. Elle s’était assise sur les brancards de trait et regardait vers la tour de Guet, tournant le dos à tout son village en train d’aller et venir entre les vaches. Le même cheminement qu’au moment de la Toussaint ou l’on visitait toutes les tombes du cimetière, se rappelant un tel, une telle.
— Madame Bourgeau, venez prendre un peu plus de café, manger quelque chose. Ne croyez-vous pas que vous devriez rejoindre vos amis, le maire ?
— Ce ne sont pas mes amis. Moi je suis de Cubières, pas d’Auriac.
— Vous savez, dans de pareilles circonstances les gens savent se montrer compréhensifs, gentils. Vous aurez besoin d’eux tôt ou tard.
Le visage de cette femme s’était recomposé dans la matinée et ses nodosités éclataient en masses rougeoyantes.
— Ils vont me parler des vaches et moi les vaches j’en sais rien. Je ne les ai jamais vues, je restais au village, je venais juste porter le pain, le ragoût, et je repartais m’occuper des vignes. Que voulez-vous que je leur raconte ?
Là-bas des femmes commençaient de nouer de grands mouchoirs à carreaux sur le bas de leur visage, emprisonnant nez et bouche comme pour une mascarade mal venue. Bientôt les hommes en feraient autant et tous ressembleraient à une bande de voleurs de comédie. Qu’avaient-ils à rester au milieu de la puanteur des cadavres ? Ils ne pouvaient se résigner à les abandonner, supputaient la quantité de livres de viande ainsi gâchée et le chiffre total leur faisait tourner la tête, exorbitait leurs yeux. Quarante mille, cinquante mille livres ? Et pas un boucher qui n’en voudrait, seulement les équarrisseurs. Il faudrait en faire venir de partout. Des milliers de francs perdus.
Roumi hennit un peu trop tard, occupé qu’il était à se remplir la panse, et le capitaine Jonas Savane fut auprès d’elles sur son rouge luisant de transpiration.
— Ces gens-là piétinent les traces, dit-il avant de les saluer, il faut les écarter au plus vite. Le maire n’est pas venu ?
— Vous le trouverez dans la borde.
— En discussion avec les frères Bourgeau ?
— En tête à tête avec quatre morts, assassinés, capitaine, fit Zélie.
Comment penser que les Bourgeau auraient pu réchapper à une telle tuerie. On n’abat pas cinquante vaches sans préméditer d’en faire autant des propriétaires ou des vachers.
— Vous devancez les gendarmes ? demanda-t-elle.
— J’ai rencontré un garçon sur ma route qui m’a crié qu’on avait abattu cinquante vaches de ce côté. Il ne m’a pas parlé des Bourgeau.
— Ce garçon est le fils du maire, si impressionné par ce massacre d’animaux qu’il en a oublié les victimes humaines. D’ailleurs tous ceux qui pataugent là-bas dans le sang et les intestins, les bouses des vaches, n’ont pour l’instant regrets que pour ce troupeau détruit et désormais sans valeur.
— Vous voilà bien sévère pour nos paysans des Corbières, remarqua-t-il.
Il s’éloigna à grands pas pour rejoindre les villageois et peu à peu ces derniers acceptèrent de reculer, se regroupèrent en une longue haie au-delà des vaches mortes. Le maire réapparaissait sur la dernière marche de la borde et hochait la tête sans arrêt. Cécile Bourgeau s’inquiétait.
— C’est qui celui-là qui a laissé son cheval rouge, là ?
Roumi commençait de retrousser ses babines en s’approchant du rouge qui mine de rien reculait en crabe. D’un mot, Zélie força son cheval à oublier l’intrus.
— Le capitaine Jonas Savane.
— Je l’avais jamais vu. C’est lui qui cherche des déserteurs ?
— Pas exactement, fit Zélie, qui n’avait pas le courage de lui expliquer le rôle exact du capitaine des chasseurs d’Afrique.
— Les photographies c’était bien pour lui ?
— Et aussi la gendarmerie.
La veuve tordit son cou et recula :
— Voici le défonceur. Qu’est-ce qu’il me veut ?
C’était Clément Garbès, le premier ancien mobile photographié à Auriac.
— Il vient pour moi, je lui ai promis une photographie.
Cécile Bourgeau s’écarta, leur tourna le dos. Le grand gaillard toujours aussi serein eut un hochement de tête compréhensif pour la veuve, ôta son bonnet de laine :
— En voilà une histoire, fit-il. Vous veniez photographier Eugène je suppose ? Ils sont tous morts ?
— Les deux frères et les deux neveux, oui.
— Je venais dire à Cécile que je pouvais la ramener chez elle, lui épargner tous ces gens qui vont l’accabler de condoléances et de questions en même temps. Ma femme est là aussi et nous avons la charrette. Je comprends qu’après une telle émotion elle soit un peu drôle et je ne veux pas l’ennuyer.
Zélie rejoignit la veuve, lui fit part de la proposition de Garbès.
— J’en veux pas de leur pitié aux Garbès. Ils se prennent pour qui maintenant qu’il a une grosse défonceuse et des chevaux comme des montagnes. Ils font la grimace qu’Eugène aussi se soit débrouillé. Leur argent vaut pas mieux que le nôtre.
Puis elle se rendit compte qu’elle en disait trop, colla sa main à sa bouche ombrée d’une fine moustache, faillit pleurer.
— J’ai rien dit, rien dit mais je n’irai pas avec les Garbès.
— Je comprends, murmura Zélie avec un brin de perfidie, surtout que les gendarmes voudront vous interroger, tout comme moi d’ailleurs.
— Les gendarmes m’interroger ? Mais je ne sais rien moi, ces vaches elles sont là en pâture pour l’hiver et on est venu nous les massacrer. On est jaloux de nous quoi ! Peut-être croient-ils qu’elles sont vraiment à nous.
— Et c’est faux ? fit Zélie sur le même ton.
Cécile se tut. Elle n’avait pas encore pensé aux gendarmes tant les gens du village l’effrayaient, représentaient le danger.
— Rentrez chez vous, madame Bourgeau, vous reposer. Les gendarmes vont rester pas mal de temps ici et vous aurez tout le temps de remettre vos pensées en ordre.
— J’ai rien à mettre en ordre, je sais rien, rien du tout. Je suis arrivée et j’ai vu une puis plusieurs vaches mortes, c’est tout. Et j’ai eu peur des loups ou des chiens qui rôdaient et je ne suis pas allée jusqu’à la borde. Pardi que je ne me serais pas risquée là-bas pour me faire dévorer.
— Des loups, des chiens en plein jour ? s’étonna Zélie. Vous les avez vraiment vus en plein jour.
Immobile, ayant pour lui tout le temps à venir, Clément Garbès attendait qu’elle réussisse à convaincre Cécile de rentrer au village, mais la petite femme refusait tout, ne savait en fait ce qu’elle désirait sinon un retour à la vie de l’avant-veille, quand elle venait rejoindre quatre hommes bien vivants avec ses provisions.
— Je les entendais sans les voir, murmura madame Bourgeau.
Roumi hennit fortement et Zélie vit les quatre bicornes s’élever dans le chemin en déblai.
— Voilà le brigadier Wasquehale et ses hommes, annonça-t-elle à la veuve.
Celle-ci, sans un regard pour les gendarmes, se précipita vers Garbès :
— Je veux bien revenir au village, cria-t-elle, tout de suite.
Sans hésiter Garbès lui prit le bras et l’entraîna vers la route. Zélie admira sa sérénité alors que les gendarmes risquaient de lui reprocher, plus tard, d’avoir soustrait la veuve à leurs questions.