31

En dépit de l’approche de la nuit, Louis Rivière continuait d’empiler les boufanelles de sarments de vigne sur la charrette sans paraître vouloir s’arrêter. Timidement sa femme Éloïse avait essayé de lui dire que la petite allait sortir de l’école et qu’elle trouverait porte close. Bien sûr elle irait chez sa mamée, à deux pas de chez eux mais la fillette aimait bien que sa maman soit à la maison quand elle arrivait. Son mari n’avait pas répondu et le tas de fagots montait, débordait les ridelles, risquait de basculer au premier cahot.

Depuis qu’on avait dessiné sur leur porte cette main amputée de l’annulaire, Rivière se montrait d’un silence rébarbatif, se cachait derrière une agressivité farouche envers le monde entier. Nul ne pouvait plus l’aborder, lui dire quelques mots, même ses amis, sa parenté, le maire enfin. Ce dernier était venu lui dire de ne pas prendre les choses tellement à cœur, que personne ne le soupçonnait d’avoir coupé des annulaires à la cisaille ou au sécateur pour dégager les alliances de mariage des mains des morts.

— Écoute-moi, Louis, les gendarmes de Mouthoumet sont au courant. On leur a dit qu’un inconnu avait dessiné sur ta porte et tu vois bien qu’ils n’y ont pas prêté attention, qu’ils ne sont pas venus te voir, te poser des questions.

L’horrible quadruple crime du Pech de l’Estelhe l’avait encore plus enfoncé dans sa hargne. Il devenait pire que le genêt scorpion avec ses crocs, pire que le kermès redoutable. Éloïse, lorsqu’ils étaient couchés ensemble dans leur lit, recouverts d’une obscurité qui désormais manquait de sérénité, avait l’impression qu’à côté d’elle se hérissait tout un paquet d’épines.

La nuit dernière, sachant qu’il gisait les yeux ouverts, elle avait osé lui parler :

— Tu n’as jamais eu assez de sous pour t’acheter cinquante vaches et d’ailleurs nous ne saurions qu’en faire ni comment les garder, les nourrir. Nous autres c’est la terre, un peu de vignes, un peu de luzerne, un peu de blé, de tout un peu mais le plus souvent assez. Bourgeau revenu de la guerre a pu s’acheter cinquante vaches, même s’il raconte les avoir en pâture. On sait bien que son frère Léon ne cessait de monter là-haut là où il y avait des combats. Il disait qu’il apportait de la nourriture à Eugène, qu’avec son gros appétit il n’avait jamais trop à manger mais tout le monde savait qu’il trafiquait. Et tu vois maintenant il est mort Eugène, avec son frère et ses neveux, et sa femme Cécile de Cubières est comme folle qu’on dit.

Elle avait vainement attendu une réponse. Elle n’avait pas su exprimer ce qu’elle voulait lui faire comprendre, qu’ils ne s’étaient pas enrichis eux durant la guerre, qu’il avait fait son devoir de bon Français. À Narbonne il avait rendu l’uniforme en loques, le képi, le chassepot après avoir marché des jours et des nuits pour rejoindre cette ville. N’était-ce pas la preuve de son honnêteté ?

— Louis, les boufanelles finiront par tomber, finit-elle par murmurer, alors que depuis Marquech des nuées de nuit qui rampaient dans les creux, noyaient les abords, la faisaient frissonner à la pensée d’être surprise là.

— On rentre, dit-il enfin. Grimpe en haut. Moi aussi j’y vais. Nous tasserons les fagots.

Il alla chercher une longue planche en partie pourrie, jetée sur le ruisseau au fond de la vigne et servant de passerelle quand il était en crue. Ainsi effectivement ils tassèrent les sarments de leur poids. Le mulet s’engagea lentement dans le chemin encaissé.

— Bourgeau, il n’a pas coupé de doigts, dit soudain Louis sans la regarder. Oh, que non, c’était pas un rôdeur de champs de bataille, pas ça. Bourgeau il rachetait les chasse-pots que les drôles du pays ramassaient pour lui. Il y en avait dans tous les coins. Les nôtres, que la défaite affolait, les jetaient un peu partout, arrachaient leur uniforme de crainte que les Prussiens ne les prennent pour les envoyer en Allemagne comme prisonniers. Je crois que Bourgeau donnait cinq ou six sous par chassepot mais ce n’était pas tout. Il rachetait surtout les chevaux qui couraient partout en bandes. Ils étaient dangereux parce qu’ils se ruaient droit devant eux, piétinaient, mordaient sans se souvenir qu’ils avaient été domestiqués. Il fallait savoir les attirer, les calmer, les nourrir et Bourgeau avec ceux de son corps-franc avait organisé la chose. Et les chevaux se revendaient moitié prix mais tout de même rapportaient au moins deux cents francs, les chassepots entre vingt et trente.

N’osant pas l’interrompre, elle comprenait pourquoi Léon montait si souvent vers la Loire. Il prenait normalement le train à Lézignan ou à Narbonne et puis se débrouillait pour la suite, quand la machine n’allait pas plus loin à cause de la guerre.

— C’est pas plus compliqué mais Bourgeau n’a jamais détroussé les cadavres, ça j’en suis certain. Et les sécateurs n’étaient pas aussi nombreux qu’on veut bien le dire par là-bas. Tu en vois beaucoup par ici quand on taille ou quand on vendange ? C’est toujours la serpette et je dis qu’on la verra encore longtemps. Pour greffer c’est la serpette et ensuite on coupe son morceau de saucisse sèche avec pour le croustet. C’est ça notre outil. Des sécateurs il y en a chez les gens qui n’ont plus les mains agiles ou assez fortes. Des mains de femmes, de vieux. Mais pas plus et surtout pas là-haut dans le paquetage des soldats et des mobiles des corps-francs. Bien sûr que dans ces petites troupes on était libres sans un chef pour nous crier dessus, sans discipline, sans corvées. On était libres. Certains en profitèrent mais pas tous, et même beaucoup restèrent de bons soldats.

On venait de découvrir le trésor des Bourgeau, ce couffin rempli d’or et de pierres précieuses disait-on. Un couffin de bonne taille pour une grosse pierre à aiguiser. Éloïse pensait à la pierre que Louis avait prélevée dans un bloc de roche. Il l’avait voulue large comme la main et longue comme son avant-bras pour qu’elle lui dure la vie.

— Eugène il a dû racheter cet or et ces bijoux à ces salopards. Il ne détroussait pas les cadavres mais il n’aurait pas refusé de racheter ces choses-là si on ne lui en demandait pas trop cher. Et son frère Léon se chargeait de les ramener ici. C’était bien vu de leur part. L’un pris par la levée en masse, l’autre dispensé et faisant de nombreux allers et retours. Là-bas Léon avait toute une bande qui conduisait les chevaux vers l’Auvergne. Dans ces pays pauvres du centre ils n’ont pas beaucoup de chevaux, même pas de mulets ni des ânes et voilà qu’on venait leur proposer des bêtes solides pour presque rien. Léon ne passait pas son temps au plus près des combats, pas si bête. Il marchait de jour et de nuit avec des compagnons dans des forêts, des cotieux où personne ne se montrait, avec des dizaines de bêtes. Et c’était lui qui allait se présenter dans chaque ferme isolée, interpellait ceux qui vivaient là, loin de tout pour proposer sa marchandise sur pattes. Tu penses que l’occasion d’acheter un cheval qu’on savait revendre le lendemain deux fois plus cher ça ne se laissait pas passer. En quelques jours c’était fini et Léon les poches pleines de billets s’en revenait chez nous. Ni vu ni connu.

— Il a quand même racheté ce couffin rempli de bijoux et d’alliances en or. Le Cavalier-squelette…

— Ne me parle pas de cette ânerie, s’emporta Louis qui de colère fit claquer les rênes sur le dos de son mulet, lequel peu habitué se retourna de profil pour montrer ses dents jaunes.

— Riquet l’a vu, fit timidement Éloïse.

— Un soûlaud qui raconte ce qu’il veut.

— Rosalie.

— Elle devrait porter des lunettes depuis longtemps. Fille elle croyait que Picochet qui était laid comme un pou était un beau garçon, c’est dire.

Mais alors qui aurait dessiné la main amputée sur leur porte, n’osa demander Éloïse.

Il dut crier quelque chose au mulet qui ralentissait dans le raidillon, puis sur cette lancée il ajouta :

— Depuis j’ai réfléchi et je crois savoir pourquoi on m’a fait ça. On veut m’intimider. On fait croire aux gens que c’est pour me désigner comme détrousseur de cadavres qu’on a dessiné cette main sans doigt sur ma porte, mais en vrai c’est un avertissement.

— Un avertissement de quoi ?

Voila un mot qu’Éloïse ne comprenait pas très bien.

— Je crois que j’ai vu quelque chose que je n’aurais jamais dû voir. Ça me reste en travers de la gorge depuis mon retour de la guerre et je n’y faisais pas attention. Mais c’était là, comme si j’avais avalé une arête de poisson qui se soit plantée dans mes amygdales. Je vivais avec ça depuis des mois, sans m’y habituer mais je n’essayais pas de l’arracher, et puis voilà qu’un inconnu me salope ma porte avec du charbon de bois. Il a dû le mouiller pour qu’il pénètre le bois qui n’a pas été ciré depuis longtemps.

Éloïse y vit un reproche, mais Louis savait bien qu’ils n’avaient pas de ruche ni personne pour leur donner de la cire, vendue cher aux caraques qui la rachetaient pour la proposer dans des pays sans abeilles.

— Peut-être même que c’est Bourgeau qui a fait ça ou son frère ou ses neveux, va-t-en savoir, mais ce que je sais c’est qu’il n’y a pas eu que des vols de chevaux de l’armée. Il y avait les chassepots et ces fusils c’est pas les Français qui les rachetaient, pas l’intendance mais j’ai compris que c’étaient les Prussiens. Ils avaient tellement peur des corps-francs qu’ils redoutaient que les paysans les trouvent et ne s’organisent en petites troupes qui les attaqueraient. Cela s’est déjà produit et les gens qui tiraient sur les arrière-gardes prussiennes étaient fusillés sur-le-champ si on les prenait.

— Tu veux dire que Bourgeau revendait ses fusils à l’ennemi ?

— Voilà.

— Et tu l’as surpris en train de le faire ?

— Pas exactement. Je crois que je vais descendre pour tirer ce fainéant de Sagan.

Sagan signifiait tapage. Le mulet ne cessait au début de son séjour chez les Rivière de ruer contre les planches de sa stalle, réveillant la maisonnée et il avait été baptisé ainsi par leur fille. À quelques mètres de l’embranchement de la route de Rouffiac, dans ce crépuscule de gros nuages noirs il renâclait et Louis dut s’arc-bouter pour le tirer vers le haut de cette petite rampe aux ornières très profondes.

Éloïse crut comprendre que l’animal avait peur de quelque chose, peut-être de ces ombres qui roulaient comme une montagne de vagues de l’autre côté de la route. Elle ne se souvenait pas qu’ils soient rentrés si tard avec ce mulet. Il laissait tomber des crottes donc n’était pas tranquille.

— Il est effrayé, dit-elle.

Louis ne répondit pas, réussit à lui faire rejoindre la route et lui montra les quelques lumières de Soulatgé en face :

— C’est là-bas que tu vas, maintenant je te laisse.

— Il a le poil hérissé sur la croupe, lui dit sa femme.

Elle pensait à Bourgeau concluant un marché avec les Prussiens, n’osait demander à son mari de poursuivre mais Louis le fit de lui-même.

— On ne sait jamais ce qui peut arriver, murmura-t-il, il faut que tu saches tout ça. Nous étions dans des fourrés auprès d’un ruisseau où les Prussiens venaient puiser de l’eau pour leur cantonnement installé sur une hauteur d’où ils pouvaient surveiller le pays. Il y avait aussi une maison, dite la Maison du Colonel. Je t’ai parlé de Sibiade, celui qui venait de Fabrezan et n’avait pas son pareil pour se glisser dans les bois sans être entendu. Il avait l’habitude tu penses. Il passait sa vie à piéger les lapins. Au loin les Prussiens préparaient leur soupe et ça nous donnait faim. Nous n’avions de quoi manger que dans le trou où nous nous cachions à une demi-lieue en arrière, là où le sergent et les autres nous attendaient. Nous avions ordre d’observer mais pas de tirer. Le sergent selon notre rapport déciderait ce que nous ferions ensuite. J’ai vu arriver un uhlan, un cavalier avec son casque un peu bizarre. Ils sont surmontés d’une sorte d’enclume ronde qu’on appelle un cimier aplati. « Un officier me dit Sibiade, merde alors, on va manquer une belle pièce, au moins un capitaine non ? Plus que ça. »

« Un major avec son sabre sur le côté gauche. Il attacha son cheval à la grille de la maison, y pénétra sa lance à la main. Nos officiers eux n’en avaient pas.

Éloïse se redressa un peu pour regarder par-dessus les boufanelles qui gênaient sa vue sur la droite. Il lui semblait que des cailloux ricochaient en contrebas mais avec la nuit on ne voyait rien. Une odeur forte venait des touffes de thym fouettées au passage de cet animal ou de cette personne. Que ce soit l’un ou l’autre la créature les devançait.

— On aurait dû prendre un fanal, dit-elle. C’est une nuit sans lune et sans même des étoiles.

Tout à ses souvenirs qui affluaient, faisaient sauter le refus des confidences, respecté des mois durant, il ne prêtait pas attention à l’obscurité et aux bruits venant de la droite.

— Deux cavaliers sont arrivés venant de notre côté. Et j’ai vu surtout l’un d’eux. C’était Bourgeau car il ne montait pas comme un véritable cavalier de l’armée, mais comme nous le faisons ici et dans toutes les Corbières quand nous rentrons à midi pour le dîner. Nous laissons la charrette ou la charrue à la vigne et nous montons les pieds du même côté. Nous n’enfourchons jamais nos chevaux qui sont trop larges pour ça. Nos jambes seraient trop écartées sinon. Et ce type-là avait juste un képi de mobile, le reste des habits non militaires mais c’était Bourgeau.

Elle n’osa pas lui faire remarquer qu’il n’en paraissait pas certain. Mais ce bruit de pierraille recommença brièvement, suffisamment pour l’inquiéter. Elle ne put s’empêcher de prévenir Louis.

— Un sanglier, un chien, fit-il, toujours revenu un an en arrière.

Il ne faisait rien pour que Sagan s’énerve un peu, profitant de leur solitude dans ce noir d’encre qui le cachait et cachait sa femme, pour se libérer. Une fois à la maison il se refermerait à nouveau. Il avait gardé ces souvenirs étranges des mois durant, parce que c’était un honnête homme qui ne pouvait accuser à la légère un habitant du village voisin. Quelqu’un qu’on était appelé à revoir pour les fêtes, la foire de Mouthoumet, les chasses intervillages.

— Ils ont attaché leurs chevaux à côté de celui du uhlan, l’ont rejoint dans la Maison du Colonel. Ils y sont restés une demi-heure alors que Sibiade et moi n’osions pas bouger. On les apercevait à travers les vitres d’une fenêtre. Les trois. Bourgeau surtout, qui a toujours été un gros costaud masquait l’autre plus mince que lui.

— Et l’autre montait comme un cavalier ? À califourchon ?

Son mari ne comprit pas tout de suite ce qu’elle voulait dire.

— Il était comme Bourgeau assis en travers sur le cheval ?

— Tiens c’est vrai ça, je n’y pensais pas tous ces temps. Tu fais bien de demander. Il était assis comme un véritable cavalier, les jambes de chaque côté de l’animal. Ensuite j’ai pensé qu’il s’agissait peut-être de Léon lorsque j’ai su que régulièrement il venait retrouver son frère malgré le danger.

Il paraissait soudain surpris de cette réflexion et presque satisfait.

— J’aurais quand même pu y penser plus tôt. Ce type-là était un cavalier. Peut-être… Non je préfère ne pas chercher trop loin du côté de Léon. Il y avait des officiers de cavalerie, des cuirassiers, hussards qui nous demandaient des renseignements sur les positions ennemies, ou servaient d’officiers de liaison avec l’ensemble des corps-francs. Ils essayaient aussi de regrouper tous ces gens, des paysans surtout mais quelques-uns de la ville aussi qui ramassaient des fusils pour tirer sur les Prussiens. Ces officiers leur conseillaient de prendre un uniforme sinon ils risquaient d’être fusillés. Mais je ne devrais pas parler ainsi de Bourgeau et encore moins de son frère. Ils sont morts et ne peuvent me contredire. C’est plus tard que j’en ai parlé, comme si de rien n’était, à Terrasson le photographe pour qu’il en informe son sergent qui commandait son groupe. Terrasson oui le mari de cette femme qui m’a photographié. Mine de rien je lui ai parlé de la Maison du Colonel, que peut-être son groupe aurait intérêt à y faire une visite. Mais pas plus, je n’allais pas dénoncer Bourgeau.

Puis lui aussi tourna la tête vers la droite. Il avait surpris ce bruit sur la pierraille. Plus loin ce chemin en contrebas rejoindrait la route en la surplombant un temps et ils apercevraient enfin celui ou celle qui rentrait comme eux aussi tard.

Ce fut l’éternel Riquet, ivrogne patenté de Soulatgé qui le premier aperçut la charrette que tirait le mulet des Rivière, sans personne assis en haut des boufanelles de sarments.

— Hé, celui-là a dû échapper à Louis Rivière, cria-t-il.

Il finit par attirer l’attention avant de découvrir ce chien famélique sorti d’on ne savait où, qui ne cessait de lécher quelque chose au cul de la charrette. Riquet le chassa d’un coup de pied qui faillit le faire tomber et il aperçut une tache sombre, y frotta son doigt.

— C’est pas du vin ça, c’est quoi ?

Plus loin, Méraud le charron saisissait Sagan par la bride et arrêtait l’attelage.

— Ce mulet doit être blesse, criait Riquet, il laisse des traces de sang derrière lui.

Le maire arriva fort en colère disant qu’un chasseur avait tiré deux fois du côté de Rouffiac.

— Ça ne leur suffit pas de canarder toute la journée que parfois on se croirait encore à la guerre ? Avec une nuit pareille on n’y voit pas à deux pas, de quoi tuer quelqu’un.

Puis il regarda Riquet qui essayait de grimper sur la charrette mais n’y parvenait pas :

— Tu vas te casser la figure, ces boufanelles ne sont pas attachées et vont basculer…

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