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Les derniers joueurs de cartes avaient quitté l’auberge vers 11 heures et Marceline avait fermé derrière eux. Un passant attardé aurait pu remarquer qu’elle n’accrochait pas ses volets de bois.

Les deux femmes s’installèrent dans la cuisine où la patronne de l’auberge alluma une bougie et non une lampe, par économie. Mais elle servit du café et proposa des liqueurs.

— Le brigadier a dit minuit mais je crains du retard, fit Marceline. C’est que moi je me lève à 5 heures chaque matin. J’ai besoin de mon sommeil et comme je le dis souvent c’est mon bien le plus précieux que de dormir six heures, avec une sieste d’une heure en milieu d’après-midi quand tout ce monde me fiche enfin la paix.

Elles restèrent un peu silencieuses puis Marceline parla du bijoutier Anselme Turquaz relâché par la gendarmerie.

— Ils n’ont rien trouvé dans ses registres. Pas si bêtes ceux qui ont détroussé les cadavres là-haut dans les batailles. Ils ont dû vendre les bijoux avant de revenir les poches pleines.

Tout de même au bout d’un moment elle s’agita, mal à l’aise, et en conclut que c’était d’attendre ainsi à la seule lueur d’une bougie.

— On croirait veiller un mort.

— En quelque sorte, fit Zélie encore sous le choc, appréciant de reculer l’heure de son coucher, de se retrouver seule dans son lit. Quatre morts.

— Bah, ceux-là je ne vais pas les pleurer, décréta Marceline, surtout les neveux. Le plus brave, le plus farceur c’était peut-être Léon mais il était le valet de son frère. Tout de même cinquante vaches… C’est pas croyable qu’on puisse égorger ces braves bêtes. Moi si un jour j’en finis avec l’auberge je me paye deux trois vaches, rien que pour le plaisir de les traire, de faire du beurre et du fromage. Ça doit rassurer d’avoir quelques-uns de ces animaux dans son étable, on peut affronter un hiver rude, le manque d’argent. Il y en a un ici avec de belles laitières qui ne sortent jamais de l’étable. Moi j’aurais un pré tout de même.

Puis sans transition elle se demanda si l’inconnue aurait soupé quelque part.

— Elle arrivait à Lézignan vers 7 heures. Avec une voiture légère il faut bien trois à quatre heures pour parvenir ici. Peut-être qu’ils ont prévu un croustet… Enfin quelque chose. Nous on dit croustet, mais pour une dame du Nord c’est quoi ?

— Un en-cas, précisa Zélie en souriant.

— C’est vrai que le juge de paix a failli s’évanouir ?

— Il lui a fallu traverser toutes les vaches mortes et pour finir examiner les Bourgeau morts, deux en bas et deux en haut de la borde.

— Monsieur Nicolas est un brave homme qui ne ferait pas de mal à une mouche. Lorsqu’il doit juger quelqu’un c’est toute une affaire pour lui. Demain nous aurons le Parquet, à tout hasard on m’a commandé un repas mais sans m’assurer que ces messieurs viendraient le prendre. J’ai des lapins sauvages que je mettrai en civet. S’ils ne dînent pas chez moi j’aurai des amateurs quand même.

Elle se leva pour plonger un doigt dans l’eau du chaudron suspendu au-dessus des braises.

— Elle aura de l’eau chaude si elle en veut. Et du souper. J’ai de quoi. On mange quoi dans le Nord ?

— Exactement elle vient des pays de Loire, pas du Nord. La Loire dit-on fait la séparation entre le Nord et le Midi.

— C’est quand même au diable vauvert.

Elle versa de la carthagène maison dans les petits verres. Zélie décida de ne plus toucher au sien, puis pensa qu’au contraire, elle trouverait plus facilement le soleil. Mais entre deux silences dans la conversation ses pensées dérivaient vers la bergerie tragique. Elle avait réussi à prendre ses photographies grâce a un palan trouvé sur place et qui servait dans le temps à soulever les bottes de paille. Juchée sur une échelle retenue par deux gendarmes elle avait photographié les corps des neveux tels qu’ils étaient, chacun sur son grabat et puis ceux des deux frères à l’étage. M. Nicolas, le juge de paix, l’avait surprise ainsi perchée et s’était enthousiasmé pour la bonne idée du brigadier, même si ces preuves ne manqueraient pas d’être rejetées par le Parquet.

— Vous m’en ferez quelques-unes, je vous les paierai bien entendu, c’est pour mes souvenirs.

Comme quoi même un brave homme, selon l’opinion de Marceline, pouvait avoir quelque attirance pour des images insoutenables. En haut de l’échelle, sous le voile noir en train de voir les corps dans son objectif, même à l’envers elle n’en éprouva pas moins un grand bouleversement, se hâta d’en finir, songeant qu’elle devrait ensuite développer ses plaques, revoir ces scènes insupportables.

Lorsqu’elle en eut terminé le capitaine Savane insista pour la raccompagner à son fourgon :

— Je vais même vous escorter jusqu’à Mouthoumet. Drôle d’idée d’être venue là avec ce gros véhicule.

Elle n’accusa pas le brigadier, se doutant qu’il en tirerait un certain plaisir.

— Je peux rentrer seule.

— La nuit va venir. Je dois moi-même retourner là-bas.

— Votre enquête est terminée ?

— Émile Bourgeau mort ne m’intéresse plus. Bien sûr je me pose des questions sur ces cinquante vaches. Sont-elles siennes ou réellement en pâture louée. Les communications avec Andorre sont difficiles et je ne sais même pas si on peut y envoyer une dépêche pour en savoir plus. Si les propriétaires véritables sont là-bas, ils se manifesteront un jour ou l’autre.

À Mouthoumet il l’avait saluée et avait disparu tandis qu’elle rejoignait l’auberge.

— Que vont-ils faire des cadavres de vaches ? demanda Marceline.

— Des équarrisseurs ont été prévenus.

— On va retrouver la viande dans tous les cantons voisins sur les marchés. Je les connais les équarrisseurs. Pour avoir de la bonne viande je ne veux que le boucher d’ici. Un de ces bandits m’avait proposé du bœuf à un prix ridicule et même du veau. Du veau à un franc. Lorsque j’en veux, je dois le commander deux semaines à l’avance et je le paye cinq fois plus cher.

À ce moment-là, on frappa à la porte vitrée et Marceline se hâta d’aller ouvrir. Wasquehale s’effaça pour laisser passer une personne portant un grand voile de deuil posé directement sur ses cheveux, et s’immobilisa au milieu de la salle tandis qu’un gendarme déposait ses bagages.

— Venez madame, murmura Marceline. Il fait meilleur dans la cuisine. Voulez-vous boire quelque chose, avez-vous soupé ?

Wasquehale prenait congé des gendarmes de Lézignan qui refusaient son invitation à boire quelque chose et disaient qu’ils devaient rejoindre leur brigade cette nuit même.

Dans la cuisine, cette inconnue ôta son voile avec une certaine précipitation comme si elle l’arrachait.

— On me l’a imposé dès que je suis descendue du train. Un gendarme est même allé l’acheter et j’ai dû le payer. Je n’aime pas ça du tout de me déguiser en veuve éplorée. Et pour souper, j’ai juste eu un verre de limonade et des biscuits trop secs. Je voudrais bien quelque chose de plus consistant ainsi que du vin si vous voulez bien. On dit qu’ici il est excellent.

Sentant le regard de Marceline qui cherchait le sien Zélie l’évita. Si la patronne n’en revenait pas de tant de désinvolture, elle-même appréciait beaucoup cette indépendance d’esprit qu’annonçait la nouvelle venue.

— Je suis Sonia Derek, et vous je suppose que vous êtes la photographe de Lézignan, madame Terrasson. Les gendarmes ne m’ont pas donné votre prénom. Vous ont présentée comme une femme avenante.

— Zélie.

— Et madame l’aubergiste ?

Marceline grommela son prénom sans guère d’amabilité. Elle faisait réchauffer une fricassée de poulet sur un de ses potagers, mais disposait déjà sur la table de la charcuterie.

— Brigadier, si le cœur vous en dit, proposa-t-elle à Wasquehale.

— J’ai dîné… soupé, rectifia Wasquehale. Je suis rentré tard de la bergerie…

Il n’en dit pas plus de crainte d’effrayer la nouvelle venue, mais Zélie jugeait celle-là capable d’affronter n’importe quel récit et même n’importe quelle situation difficile. Elle estimait que si cette femme avait subi les derniers outrages, ses bourreaux avaient dû se mettre en nombre pour la maîtriser. Sans être du genre femme à poigne, Sonia Derek paraissait d’une santé éclatante. Fort jolie, charnue et un sourire enjôleur. Un soupçon de vulgarité lui donnait un charme canaille. Avant d’entrer dans la cuisine, le brigadier fit signe à Zélie de le rejoindre dans la salle mi-obscure. Il avait convoqué pour le lendemain après-midi les anciens mobiles de plusieurs villages.

— Pour vous épargner un pénible voyage entre ces villages difficiles d’accès et éloignés, comme Palairac, Davejean, Mas-sac. Et puis…

— Et puis vous voulez me garder à proximité si le juge d’instruction veut m’interroger ? fit-elle goguenarde. Mais il y a tout de même un départ de bonnes intentions là-dessous.

Il rougit un peu, puis sourit.

— Vous êtes fine mouche.

Wasquehale accepta un café et une liqueur. Déjà la visiteuse dévorait une belle tranche de jambon du pays, en goûtait sans réticence une autre plus mince, moins grasse à la chair marron, que Marceline lui présenta comme venant d’un cuissot de sanglier salé comme du cochon.

Wasquehale, ayant tiré sa montre, indiqua qu’il désirait rentrer chez lui et sans attendre aborda dans le détail les consignes qu’il souhaitait voir respectées par la nouvelle venue. Il essaya de lui expliquer qu’elle arrivait dans une région différente des pays de Loire, et que pour l’instant sa présence serait tenue secrète.

— On saura qu’une jeune femme loue une chambre ici mais on dira que c’est pour des raisons particulières. Cela intriguera, donnera des rumeurs naturellement mais nous ne voulons pas que les éventuels suspects se doutent de votre présence, tant que toutes les photographies des anciens mobiles ne seront pas rassemblées et examinées par vous. Je veux créer un effet de surprise, comprenez-vous ?

— Je vois surtout que me voilà transformée en carmélite cloîtrée dans sa cellule. Aurai-je le droit de parler à la servante qui m’apportera ma nourriture ? demanda-t-elle gaiement.

— Seule Marceline franchira le seuil de votre chambre, précisa encore Wasquehale. Je ne voudrais pas vous effrayer, mais si vos tourmenteurs habitent réellement cette région, je ne vous cacherai pas plus longtemps qu’ils deviendraient dangereux à la moindre fuite signalant votre arrivée. Ce ne sont pas des enfants de chœur, certains sont même assez frustes. On les utilisait dans ces corps-francs chargés de harceler l’ennemi et d’obtenir des renseignements, mais en réalité ces groupes indépendants en profitaient pour ravager le pays, rançonner les paysans, piller les demeures vides. Leur impunité venait de ce qu’ils étaient tout de même utiles aux yeux du commandement, mais pour ma part j’estime qu’ils furent plus nuisibles qu’efficaces.

— Vous voulez-dire, que je serais, à la moindre indiscrétion, en danger de mort ?

Zélie l’admira car cette Sonia Derek ne trahissait aucune crainte, gardait un sourire peut-être plus grave depuis la mise en garde de Wasquehale.

— Dans le coin on a le coup de fusil facile, précisa le brigadier. Tous les hommes chassent et depuis la guerre certains ont troqué leurs pétoires contre des chassepots plus précis jamais restitués à l’armée.

Marceline s’agitait devant cette accusation et éclata :

— En avez-vous beaucoup de criminels à arrêter, brigadier ?

Wasquehale fut contraint d’admettre qu’ils étaient rares, avant la guerre. Que depuis certains s’étant brusquement enrichis n’accepteraient pas qu’on les soupçonne.

— Croyez-vous que les frères Bourgeau étaient des gens innocents ? On aurait pu les tuer avec les neveux pour les dépouiller, mais en tuant aussi leurs vaches on voulait démontrer à tout le pays qu’elles avaient été acquises de curieuse façon, avec un argent qui n’était pas tombé du ciel. Mais Marceline, vous offrez de ce délicieux jambon de sanglier à notre voyageuse. À vue d’œil c’est le cuissot d’un marcassin qui fut certainement abattu hors des périodes de chasse d'une balle, certainement de chassepot, dans la foret domaniale de l’Orme Mort ou dans celle de Termes. Ainsi l’animal ne fut pas déchiqueté par la chevrotine habituelle.

Marceline lui tourna le dos, fit semblant de ranger de la vaisselle. Wasquehale se rendait compte, confus, qu’il venait de dévoiler le quadruple meurtre à la nouvelle venue. Sonia Derek ne paraissait pas avoir entendu cette allusion aux Bourgeau. Elle s’était servi une généreuse portion de fricassée de poulet, avait déjà vidé un grand verre de vin. Elle surprit le regard de Zélie :

— C’est un plaisir de manger et de boire d’aussi bonnes choses. Je voyage depuis deux jours. C’est que pour arriver par ici, c’est pire que d’aller à l’étranger. J’ai encore de la famille en Autriche-Hongrie et je mettrais moins de temps pour aller la voir. Maintenant, monsieur le brigadier il faut que je vous demande une chose.

Wasquehale s’était levé pour partir et il inclina la tête montrant qu’il l’écoutait.

— Le capitaine Savane n’est pas venu m’accueillir. C’est tout de même lui qui m’a fait venir ? Où est-il donc ? Ce n’est pas très courtois de sa part.

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