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Parfois il aurait maudit Pamphile de sonner la cloche si longtemps avant le début de l’office. Elle le forçait à se lever tout frissonnant, à s’habiller dans sa chambre qui refroidissait car cette nuit-là il ne s’était pas réveillé pour rajouter une bûche à ses braises. Il essaya de se convaincre que sa barbe attendrait bien l’après déjeuner pour être rasée, enfila sa douillette, soupirant à la pensée qu’il devrait la laisser dans la sacristie et au froid humide de l’église.

Il gelait fort et un vent s’étant frotté aux neiges du Buga-rach soufflait. L’abbé Reynaud glissait sur ses bottines fourrées. Et à l’intérieur de l’église, il n’eut même pas la sensation d’une meilleure température. Il jeta un coup d’œil résigné aux quelques formes incertaines des dévotes habituelles dispersées un peu partout. Jamais elles ne se regroupaient aux premiers rangs, par souci de se cramponner à leur banc dûment payé et pour éviter une telle qu’une rancune ancestrale rendait infréquentable. Il eut vaguement l’impression qu’une de ces silhouettes tassées par l’âge et le surplus de vêtements se cachait près du bénitier d’entrée.

Paulet, déjà virevoltant dans ses dentelles, à se demander s’il ne couchait pas dans la sacristie, se précipita pour lui ôter sa douillette à laquelle instinctivement Reynaud se raccrocha une seconde avant de s’en laisser dépouiller. Il essaya de maîtriser ses frissons, ses dents tandis que le vieil enfant de chœur, qu’ailleurs on aurait appelé desservant, commentait la maigre assistance. Le semi-innocent psalmodiait les prénoms de chacune des grenouilles de bénitier présentes et c’était toujours la même litanie. Jusqu’à ce qu’un prénom nouveau jaillisse comme un œuf frais pondu de la bouche de Paulet en pleine jubilation. Comme l’abbé n’y prêtait pas attention le garçon insista :

— Cécile Ladonne qui a épousé un d’Auriac. Je peux même vous donner son nom, son prénom, son âge.

— Tu as pensé aux burettes ?

— Oui Monsieur le Curé. Cécile Ladonne, épouse Bourgeau.

— Je suppose que le vin est glacé. Crois-tu que le seigneur verrait un inconvénient à ce que l’hiver on prépare du vin chaud pour le divin sacrifice ?

Paulet en oublia sa Cécile Ladonne pour regarder Reynaud comme s’il avait prononcé un blasphème.

— Je plaisante mon bon Paulet, je plaisante.

Visiblement le vieil enfant de chœur ne comprenait pas qu’on s’amuse avec les principes du Bon Dieu. Reynaud se prépara et put enfin rejoindre l’autel. Décidément la sacristie lui apparaissait plus fréquentable avec sa tiédeur et il s’en excusa auprès du ciel. Juste comme il commençait sa messe, le nom de Cécile Bourgeau le frappa et il se retourna vivement alors que vingt et un yeux se braquaient sur son dos comme de coutume. Vingt et un car Zéphirine la doyenne avait perdu un œil à cause d’une étincelle de sa cheminée.

Cette Cécile qu’il avait mariée, il s’en souvenait maintenant, c’était dans sa première année de retour d’Algérie, était-ce ce tas compact qui se cachait au fond, alors que les Ladonne possédaient un banc ?

Paulet fut si perturbé par le geste de son curé qu’il se permit un tss tss réprobateur. Reynaud reprit le cours de sa messe. Mais lorsqu’il donna la communion aux mêmes bouches édentées, à l’haleine parfois rude de chaque matin, il darda son regard sur la forme prostrée dont il n’apercevait même pas le visage.

De retour dans la sacristie Paulet sanctionna ses attitudes dérangeantes d’un moindre empressement.

— Tu es sûr qu’il s’agit de Cécile Ladonne ? Épouse Bourgeau ?

Dans sa vie, Paulet usait son intelligence quelque peu murée depuis l’âge de six ans à collectionner les prénoms, les noms, les dates de naissance, de mariage de toute la population de Cubières et même d’une partie de celle de Soulatgé. Mettre en doute sa mémoire rabâcheuse c’était le blesser à cœur. Il hissa sa petite tête d’oiseau en haut d’un cou à la pomme d’Adam aiguë pour laisser tomber, ainsi grandi de quelques centimètres :

— Je ne me trompe jamais. Même le maire vient parfois me demander des dates pour un tel ou une telle.

Du coup Reynaud enfila seul sa douillette mais comme il allait sortir de la sacristie une silhouette lui barra le passage. Paulet crut nécessaire de balayer l’intruse, sachant que son curé avait grand besoin de chaleur et de bon café, mais Reynaud le retint et fit entrer Cécile Bourgeau dans la petite pièce bien encombrée. Il signifia à Paulet d’aller mais celui-ci comptait bien s’attarder, prêt à souffler de travers sur les cierges et à manipuler maladroitement l’éteignoir. Non sans mal venait de s’extirper de la partie la moins organisée de son cerveau cette abominable histoire venue d’Auriac. Il eut beau coller l’oreille à la porte de la sacristie il n’entendit pas Cécile demander à Reynaud s’il la reconnaissait.

— Bien sûr, bien sûr et dès que j’ai appris l’horrible malheur qui vous frappe j’ai prié pour vous et pour ces malheureuses victimes.

Tout à cette idée qui lui avait fait parcourir d’une traite, durant cette nuit glaciale à travers la forêt domaniale de l’Orme Mort plus de dix kilomètres, Cécile se laissa aller à dire :

— Si seulement c’était tout, mais y a le reste et j’ai pensé à vous, Monsieur le Curé, qui m’avez mariée. Que même vous étiez de la noce et avez repris deux fois de l’oie farcie.

Effaré, toujours frissonnant malgré sa douillette, le curé se demandait bien ce qui pouvait être pire que la mort de quatre hommes dont son propre mari. Les cinquante vaches peut-être ? Mais Cécile écartait tout ça d’un haussement d’épaules :

— Ils sont dans notre maison, Monsieur le Curé, et il faut les en chasser. L’abbé Curiel d’Auriac ne me plaît pas. Il n’y a que vous qui puissiez venir jeter de l’eau bénite dans toutes les pièces, y compris la cave, l’écurie, le grenier. Surtout le grenier car je me demande si ce n’est pas là-haut qu’ils me guettent. Vous comprenez, ma belle pendule que j’ai emportée comme partie de ma dot s’est arrêtée à 3 heures du matin le jour où Eugène, Léon, Alcide et Sébastien sont morts. Sûrement à la même heure. Et il y avait une trace dans le plancher de la pendule et puis une autre dans notre chambre, dans la chambre de darnier, je veux dire de derrière. Et j’ai pas osé monter au grenier où Eugène garait ses affaires. Surtout celles qu’il avait ramenées de là-haut.

— De la bergerie ? demanda Reynaud, que le mot là-haut amenait jusqu’à cette borde située à plus de huit cents mètres d’altitude.

— Non ! s’énerva Cécile qui tout aussitôt chuchota avec des regards inquisiteurs autour d’elle :

— La guerre.

Soudain réveillé, arraché à sa somnolence frileuse, l’abbé Reynaud s’alarma et prit un ton et un visage sévères, du moins il essaya en toute honnêteté.

— Attention Cécile, ou vous vous taisez ou je vous entends en confession. Je vous préviens que tout ce que vous pourrez dire en dehors de ce sacrement de pénitence s’adressera à l’homme que je suis, c’est-à-dire au citoyen qui ne peut devenir complice d’une quelconque affaire douteuse. Si vous vous confessez, ce que vous direz restera couvert par le secret de la confession. Personne n’en saura rien.

— C’est pas de la confession, Monsieur le Curé, je veux que vous chassiez ceux qui fouillent la maison d’Auriac et laissent des traces de main.

Elle essaya par deux fois de préciser, n’y parvint qu’à travers un souffle rauque d’animal aux abois :

— Une main sans annulaire, Monsieur le Curé. Et vous savez bien ce que ça signifie, depuis que la guerre est finie et qu’on raconte un peu n’importe quoi sur ces braves gens qui sont partis défendre les Parisiens.

C’était l’antienne depuis la levée en masse : les braves garçons de ce canton étaient partis défendre les Parisiens qui n’avaient pas su se débrouiller avec les Prussiens, et avaient ensuite mis le feu à Paris et fusillé son archevêque. Ce détournement hargneux de l’histoire mettait Reynaud en colère, mais ses explications argumentées ne convainquaient personne. Du moins à Cubières. Là-dessus, comme certains mobiles ayant appartenu à des corps-francs paraissaient plus riches à leur retour qu’à leur départ, la légende des mains amputées d’un doigt avait couru. Galopé plutôt.

— Ma pauvre Cécile, un jaloux est en train de vous faire peur avec ces empreintes laissées volontairement un peu partout. Il faut que vous en parliez aux gendarmes. Vous avez dû les rencontrer après cette horrible tragédie qui vous prive d’un mari et de toute une famille.

— Le Léon et les neveux je m’en passerai mais l’Eugène me manquera c’est sûr. Les gendarmes je ne veux pas les voir. Ils vont me poser des questions qui m’embrouilleront la cervelle si bien qu’ils croiront que c’est moi qui ai fait le coup.

— Ça m’étonnerait, fit Reynaud, qui songeait à la chaleur de la cuisine où Pamphile, qui sortait de l’église avant la fin de la messe, allumait un grand feu pour le réchauffer.

— C’est qu’il y a les vaches et que je sais rien d’elles, Monsieur le Curé. Eugène menait ses affaires sans m’en parler. Il disait plus à Léon qu’à moi. Mais ça allait bien comme ça après tout. Moi je veux que la maison soit bénie car si je dois revenir ici à Cubières faudra bien que j’y rentre pour préparer mes biens. C’est sûr qu’elle va revenir à la famille d’Eugène et comme ce sont des mange ce que vous savez, j’aurai pas la loi.

— Si vous croyez qu’une bénédiction suffira à libérer votre maison de je ne sais trop quoi, faites venir l’abbé Curiel.

— Ça jamais, il me prendrait en confession et je devrais tout lui dire. Et surtout il veut toujours savoir comment ça se fait que l’Eugène et moi nous n’ayons pas d’enfants. Chaque fois que je me confesse, il y revient et je vais pas lui dire comment on s’y prenait Eugène et moi, il ne me donnerait pas l’absolution. Non c’est vous qui devez venir, Monsieur le Curé. Je vous payerai ce qu’il faut, la location de la charrette et tout, un bon repas, et ce que vous voudrez mais sans vous je ne rentrerai plus jamais dans cette maison pleine de démons.

— Alors ma pauvre Cécile il vous faut un exorciseur et il n’y en a qu’un seul par diocèse. Pour nous c’est celui de Carcassonne qu’il faudrait faire venir.

Malgré ses bottines fourrées, les pieds de Reynaud se mortifiaient et le froid mordait ses chevilles osseuses, grimpait pour lui dévorer le ventre et lui donner la colique comme toujours. Il avait besoin d’un bon feu, de café bouillant, de repos de l’esprit. Cette femme au visage noueux, il n’osait regarder ses excroissances flamboyantes, le bouleversait, lui donnait les remords de se montrer aussi peu charitable, de répéter que l’abbé Curiel seul pouvait se charger d’asperger d’eau bénite la maison endiablée.

— Venez avec moi, décida-t-il soudain, vous avez besoin d’un bon feu et de café. Ma servante nous attend.

Façon de dire car Pamphile ne supporterait pas l’intrusion de cette malheureuse et le lui ferait payer durant plusieurs jours. Ne serait-ce qu’en sonnant la première volée de cloche encore plus tôt que d’habitude.

Paulet faillit recevoir la porte de la sacristie en plein nez et lâcha l’éteignoir de surprise. Effaré, il regarda son curé s’en aller avec cette femme qui n’aurait pas dû à son sens être là, mais à veiller le cadavre de son mari. Mais déjà avant son mariage on en disait des choses sur elle, et lui Paulet ne l’aurait jamais épousée après que d’autres l’avaient fréquentée du côté de la Roquegude.

Comme prévu, Pamphile ne se priva pas de commentaires entre dents une fois la surprise première avalée mais non digérée.

— Maintenant, nous recevons les femmes des assassinés, des faux vachers, des n’importe qui. Qu’est-ce qui va encore nous franchir le pas de la porte, vous pouvez me le dire ?

Finalement Reynaud l’envoya faire sa chambre, ajouta qu’ensuite elle devrait se rendre à l’église voir si Paulet n’avait pas oublié quelques cierges. Pamphile y vit une occasion d’économiser sur le budget de ces lumières, trop élevé à son sens et qui empêchait son abbé de manger plus souvent de la viande.

S’il avait espéré que la bonne chaleur, le café, la tartine de pâté et le saucisson auraient amolli l’opiniâtreté de cette femme il s’était profondément trompé. Elle persistait, le harcelait, disait que s’il refusait elle irait prier dans l’église, y resterait la journée, la nuit s’il le fallait mais n’en démordrait pas.

— Il y avait d’autres fidèles ce matin pour la messe et déjà tout Cubières sait que vous êtes ici au lieu d’attendre à Auriac la restitution du corps de votre mari.

Elle se moquait des ragots, des regards mauvais, des commentaires acides. Elle voulait qu il monte jusqu’à a sa maison et en chasse ceux qui en troublaient la sérénité.

— Ils ont ouvert les matelas à coups de couteau, cassé les meubles. Un homme ne peut avoir une force pareille je vous dis qu’ils étaient plusieurs démons. Si ce ne sont pas les Bourgeau qui d’autre ? Ceux qui n’ont que quatre doigts ? Vous en connaissez beaucoup vous dans le pays qui n’auraient que quatre doigts à la main gauche ?

Quelqu’un entra dans le couloir et demanda poliment Monsieur le Curé. C’était le maire du village, un fidèle que Reynaud trouvait trop bigot, se souvenant de ses spahis souvent bouffeurs de curés mais plus sincères. Il essaya de sortir de la cuisine avant que le nouveau venu n’y entre, mais c’était trop tard.

— On m’avait bien dit que Cécile Ladonne devenue Bourgeau était là. On te cherche à Auriac, Cécile, les gendarmes ont frappé déjà hier à ta porte et là-bas on craignait que tu n’aies fait une bêtise ou que les assassins de ton mari ne s’en soient pris à toi.

Alors Cécile, avec une présence d’esprit remarquable se tourna vers Reynaud et déclara :

— Justement, Monsieur le Curé a décidé de me ramener là-bas sans plus tarder.

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