42

La jeune bonne lui monta son plateau du petit déjeuner de bonne heure pour lui dire que le brigadier Wasquehale la priait de passer à la gendarmerie dès que possible. Elle pensa qu’il s’agissait d’effectuer de nouvelles photographies sans pouvoir imaginer lesquelles.

— Les journalistes sont tous partis là-bas où les vaches ont été égorgées, expliqua la jeune fille.

— Et les Bourgeau assassinés, précisa sèchement Zélie.

Pour cette fille comme pour bien des gens l’important restait ce troupeau abattu. Elle s’habilla comme d’habitude pour ne pas se faire remarquer. En marchant elle se demanda si l’on n’avait pas essayé de pénétrer dans son fourgon et avant de rejoindre le brigadier elle alla y jeter un coup d’œil. Apparemment il était intact.

Non seulement Wasquehale l’attendait, mais également le juge Fontaine et le procureur Jansoin et les trois la regardaient sévèrement.

— Tenez, madame Terrasson, regardez à l’intérieur de cette revue, page neuf.

Le juge lui tendait l’illustration et inquiète elle l’ouvrit et frémit. Sonia Derek lui apparaissait dans un dessin à la plume d’une grande précision, sur un quart de feuille, copie conforme d’un de ses clichés. Et en dessous, en trois lignes la légende habituelle posait la question : « Qui est cette mystérieuse inconnue qui se cache dans une chambre de l’auberge locale depuis le début de cette affaire criminelle. Simple coïncidence ou bien joue-t-elle un rôle dans cette tragédie campagnarde ? »

— Ce dessin fut exécuté d’après photographie, dit le brigadier. Nous n’avons jamais vu ces épreuves-là ? Comment se fait-il ?

— J’ai photographié madame Derek un soir tard dans mon fourgon, pour le capitaine Savane. J’ai aussi remis un tirage à cette personne, j’en ai conservé un. Cela fait huit jours.

— Combien vous a-t-on payé ces clichés ? l’accusa le procureur, alors que Wasquehale paraissait désapprouver cette mise en cause brutale.

— Je n’ai rien vendu du tout, protesta Zélie, et le fourgon se trouve sous la garde de la gendarmerie depuis le retour de ma dernière tournée. J’avais quelques raisons de vouloir qu’il soit surveillé car à proximité de l’auberge, avec tous ces journalistes à l’affût il était trop exposé.

— C’était habile de votre part. Vous laissez un dessinateur recopier votre cliché et puis vous garez votre véhicule ici.

— Me croyez-vous aussi vénale ? Sachez, monsieur le procureur, que je n’ai nul besoin d’augmenter mes revenus de façon aussi stupide que malhonnête, et que je pourrais même arrêter ce travail entrepris en compagnie de mon mari.

Ce n’était pas la première fois qu’elle devait ainsi mettre les choses au point.

— J’ai quelques rentes laissées par ma famille et par mon mari. Je fais ce travail par plaisir, par passion et aussi pour perpétuer le souvenir de mon mari. Trois personnes ont reçu ces épreuves. Je ne suis donc pas seule en cause.

Le juge Fontaine qui jusque-là n’avait pas pris la parole paraissait réfléchir, et il finit par demander à Zélie si Mme Derek elle-même n’aurait pas voulu tirer un peu d’argent de sa propre image.

— Nous ne l’avons pas encore entendue pour différentes raisons, la principale étant que ces crimes dans deux endroits différents nous ont obligés à des déplacements fort longs. Nous ignorons tout de cette personne que le capitaine Savane nous a présentée comme témoin. Serait-elle capable, pour un peu d’argent, de laisser un journaliste dessinateur reproduire ses traits d’après sa photographie ?

— Pourquoi n’aurait-elle pas posé ? demanda Wasquehale.

— Il est visible qu’on s’est servi d’une photographie, protesta le procureur avec véhémence. Poser aurait demandé des heures et cette femme et le dessinateur auraient pu être surpris.

Zélie révéla que Sonia paraissait justement redouter que sa photographie ne soit répandue sous forme de dessin.

— Suite à ces horribles crimes elle est terrorisée, ne quitte pas sa chambre comme on le lui a prescrit. Je ne pense pas qu’elle aurait pu en arriver là pour quelques francs. Je voudrais malgré tout visiter mon fourgon et m’assurer que tout est en place.

— Ça ne servira à rien, fit encore le procureur, car ce dessin exécuté d’après une photographie dont nous ignorions l’existence, sauf le capitaine Savane, a servi de modèle depuis plusieurs jours, le temps nécessaire pour la reproduire à la plume, la faire parvenir à la rédaction parisienne de cette revue.

— Allons quand même jeter un coup d’œil, proposa le juge d’instruction moins empressé à accuser Zélie.

Mécontent, le procureur ne les accompagna pas. Fontaine fut extrêmement intéressé par l’agencement de cette roulotte comme l’appelait Zélie. Il n’avait jamais entendu cette expression et paraissait ravi de se retrouver là. Elle ne l’aurait jamais imaginé sensible à cette façon de voyager, de vivre et au pittoresque qui pouvait s’en dégager. Elle désigna les tiroirs du meuble spécial où elle rangeait les épreuves, des tiroirs larges, munis d’une aération, profonds mais à peine hauts de dix centimètres pour que le séchage s’y poursuive. Les épreuves effectuées à la lumière du magnésium enflammé et le négatif se trouvaient exactement où elle les avait placés et nul n’y avait touché. Elle sortit les derniers tirages effectués à la lumière solaire afin que ses visiteurs se rendent compte de leur différence de qualité :

— Je reconnais que pour un dessinateur l’important c’est d’avoir une image à reproduire et celle au magnésium a fait très bien son affaire.

— Madame Terrasson, fit le brigadier soucieux, j’ai ordonné à madame Derek de ne pas quitter sa chambre et avant moi le capitaine Savane lui avait fait la même recommandation. Qui s’occupe d’elle, lui apporte ses repas, refait son lit, met de l’ordre ? Marceline la patronne ?

— Quelquefois mais le plus souvent c’est la jeune servante.

Elle avait les mêmes doutes que le brigadier et estimait que la petite bonne avait pu, durant une heure ou deux, subtiliser une des deux épreuves reçues par Sonia. Elle ignorait combien de temps pouvait mettre un bon dessinateur pour recopier ainsi fidèlement un cliché.

— Pouvez-vous nous dire quelle technique fut utilisée ? demanda le juge. Vous est-il arrivé de recopier en un dessin semblable une de vos photographies ?

— Mon mari le faisait quelquefois pour des journaux effectivement, et même une fois il a été sollicité par cette même Illustration lorsqu’un train dérailla entre Narbonne et Lézignan, faisant des victimes. Il travaillait par transparence avec une plaque de verre éclairée fortement en dessous par une lampe à réflecteur.

— Combien de temps demanderait pareille reproduction ?

— Mon mari avait un joli coup de crayon mais n’était pas un dessinateur de profession. Il lui fallait deux à trois heures pour obtenir une copie parfaite. Ce dessin a été fait à l’encre, ce qui nécessite encore plus de talent. Car il est impossible d’effacer.

— Il nous faut trouver ce garçon-là. Son bagage doit être important et il ne se contente pas d’un crayon et d’un carnet je suppose, dit le juge. Plus que le dessin qu’il a rendu de cette personne qui, je vous le rappelle, est le seul témoin pouvant identifier le chef de cette bande de crapules, c’est la légende qui m’inquiète et me met en rage. Tout le pays va découvrir l’existence de madame Derek et je crains que le pire n’arrive. Il faut que d’autres brigades de gendarmerie nous soient envoyées. Celle de Tuchan et celle de Couiza ne suffisent pas. Je vais demander au préfet qu’un escadron nous rejoigne sans délai.

— Monsieur le juge, intervint Wasquehale, les capacités d’accueil de Mouthoumet sont réduites avec l’arrivée de ces journalistes, comment cantonner un escadron ? De plus les habitants auront l’impression que le pouvoir les soupçonne tous, pour qu’il leur envoie autant de gendarmes. Étant donné la situation actuelle de la France, je ne sais comment ce sera perçu. Enfin je ne pense pas que l’illustration ait beaucoup d’abonnés dans ce pays.

Zélie commençait de découvrir la nature profonde du juge. Autant il pouvait être impulsif et en même temps obstiné autant il n’était pas homme à se vexer de recevoir des conseils, surtout lorsqu’il étaient judicieux.

— Vous avez certainement raison, brigadier, mais il y a tant à faire. La fouille de la bergerie sanglante n’est pas terminée, surtout ses alentours. La maison des Rivière, comme celle des Bourgeau, doit être passée au peigne fin.

Fontaine quitta le fourgon. Wasquehale s’attarda auprès de Zélie et lorsqu’il vit le juge suffisamment éloigné lui demanda à mi-voix de questionner à sa place la petite bonne de l’auberge :

— Je n’ai pas envie d’agir officiellement, dit-il. Ce pays est suffisamment bouleversé par ces crimes, cette invasion de journalistes pour ne pas en rajouter. Si j’interroge la petite on croira qu’elle est complice des assassins et toute sa vie en portera le soupçon.

— Brigadier vous avez toute ma sympathie et je vais essayer d’en savoir plus.

— Qu’elle désigne le dessinateur. C’est lui que je convoquerai pour lui faire peur sans la moindre hésitation. Il faut que Sonia Derek reste dans l’ignorance de cette histoire sinon elle serait encore plus effrayée.

Et risquerait de disparaître, estimait Zélie qui la croyait capable de quitter l’auberge en pleine nuit pour s’enfuir loin de cette histoire. Elle paraissait de plus en plus mal à l’aise et comme elle ne semblait pas autrement accablée par les brutalités et les outrages qu’elle avait subis, son besoin de justice n’était peut-être pas aussi impératif qu’elle l’avait pensé en acceptant de venir à Mouthoumet.

— Dois-je rejoindre le juge et le procureur, demanda-t-elle, ou suis-je libre ?

— Je m’en occupe, dit Wasquehale.

— Et Savane, que dois-je lui dire si je le rencontre ?

— Il doit passer ce matin, je le mettrai au courant. Mais je regrette qu’il ait caché l’existence de ces portraits faits au magnésium.

Une fois dans sa chambre elle préféra patienter plutôt que d’appeler la jeune servante depuis l’étage. Celle-ci viendrait faire sa chambre, vider son seau.

Ce fut d’une facilité déconcertante, car dès les premiers mots la petite bonne fondit en larmes, supplia Zélie de n’en rien dire à Marceline ni à madame Derek. Oui elle avait pris une des photographies en cachette de la dame, l’avait confiée à un de ces messieurs qui justement logeait là. Il ne l’avait gardée que quelques heures.

— Il est très gentil, très amusant, s’excusait-elle en pleurs.

— Combien vous a-t-il donné ?

— Dix francs. Il est parti tout de suite en disant qu’il voulait confier son dessin à un employé du train de Paris à Narbonne. Il a loué un cabriolet chez le voiturier. Je ne savais pas ce qu’il voulait en faire de ce portrait.

Avant de sortir, la petite lui demanda si elle déjeunerait en bas puisque les journalistes étaient tous à Auriac et à Soulatgé. Zélie dit qu’elle descendrait. Mais une fois installée à sa table habituelle, lorsqu’elle vit entrer les deux cousins Bourgeau elle regretta d’avoir accepté de prendre son repas en salle, mais celle-ci était pleine à craquer. Tous les forains et placiers en tournée dans le pays s’étaient rabattus sur Mouthoumet, espérant faire de bonnes affaires peut-être, mais sûrement animés d’une curiosité insatiable.

— Paraît que les gendarmes sont partis à Cubières, lui annonça Marceline en apportant ses hors-d’œuvre.

— Mais ce n’est pas le canton, remarqua Zélie, c’est celui de Couiza.

— Ma foi c’est ce qu’on dit. Il y aurait un ancien mobile qui ferait des siennes là-bas. Il aurait muré sa maison, ses cheminées et vivrait quand même là-dedans avec sa femme et son fils, comme dans un tombeau. Le maire ne parviendrait pas à le raisonner et le juge et le procureur ont voulu en savoir plus sur cet homme-là.

— Savez-vous son nom ?

— Moi Cubières je connais pas bien, c’est déjà loin d’ici et je n’y ai jamais mis les pieds. Ça me manque pas.

— À Cubières, murmura Zélie, j’ai photographié deux hommes, un certain Barthès et un autre qui s’appelait Gaillac.

— C’est bien ça, Gaillac, s’exclama Marceline un peu trop fort et Zélie regretta d’en avoir trop dit.

Lorsque la patronne vint desservir et apporter le plat principal Zélie s’étonna qu elle fasse le service elle-même, demanda inquiète où était la servante.

— Elle ne veut pas quitter la cuisine, elle pleure et je suis en train de me faire des cheveux. Pourvu qu’elle n’ait pas fait des sottises avec celui-là qui vous regarde drôlement, ce marque-mal de Bourgeau, le cadet avec lequel je crois qu’elle fricote. Ça ferait du joli car ses parents me l’ont confiée parce que déjà à Maisons elle courait paraît-il. On se demande ce qu’elles ont, certaines.

Les cousins Bourgeau ne cessaient effectivement de regarder dans leur direction, l’aîné qui lui montrait son dos n’hésitant pas à se retourner pour la toiser. Ils triomphaient car les gendarmes n’avaient rien retenu contre eux.

— Je serai obligé de monter le dîner de la dame de là-haut si cette sotte persiste à pleurer dans ma cuisine.

— Pour moi j’ai terminé et je remonte dans ma chambre, déclara Zélie.

Cet Alfred Gaillac, cousin éloigné d’Émile Grizal, se sentait menacé après ces six morts violentes et attirait l’attention des gendarmes sur lui. Elle avait souhaité se rendre à Cubières, convaincre le curé Reynaud de l’accompagner chez lui pour essayer de lui soutirer ce qu’il savait de la mort de Jean, son mari, mais avait trop attendu. Maintenant c’était exclu.

Загрузка...