L’arrivant épousseta ses vêtements une fois sur le balcon avant d’ouvrir la porte et d’entrer. Sous son képi bosselé où s’accrochaient quelques traînées blanches son visage était d’une infinie tristesse.
— Je croyais que ce serait plus facile, dit-il, une simple formalité comme pour les autres. Mais depuis que je vous ai rencontrée je ne cesse de repousser chaque jour cette indispensable corvée.
— Bonsoir capitaine Savane. Vous ne portez donc pas le masque de la mort aujourd’hui ?
Il ôta son képi, passa la main dans ses cheveux. Il s’approcha comme s’il voulait tirer le rideau de séparation mais n’alla pas plus loin. Sonia avait rejoint sa cachette derrière le divan.
— Dans la troupe dont j’étais le maître je ne jouais que les utilités, le spectre du roi assassiné, père d’Hamlet, ou celui du Commandeur dans Don Juan. C’était toujours le même morceau de tissu amidonné avec trois trous pour les yeux et la bouche. Vous avez récupéré les châssis de votre mari ? C’est l’abbé Reynaud qui les a découverts dans l’église m’a-t-il dit, au banc des Gaillac ? J’aurais dû y penser.
— Qui est cet officier allemand avec lequel vous paraissez en si bons termes ?
— Le colonel Von Heckel, un aristocrate, un junker prussien. Mon commanditaire juste avant la dépêche d’Ems, avant cette sale guerre. Il allait acheter une des plus belles salles de Paris et m’en confier la direction. J’ai su qu’il combattait sur la Loire et je me suis fait affecter dans l’armée du général Chanzy. Au service de la sécurité pour surveiller les groupes francs.
Comme Sonia Derek il ne lui inspirait qu’une consternation profonde, sans qu’elle puisse le haïr. Il l’avait même troublée parfois, elle soupçonnait chez lui des confusions de sentiments non exprimés, si bien qu’à plusieurs reprises il lui avait paru rassurant malgré sa rudesse. Mais elle n’osait s’avouer qu’elle avait craint que ce ne soit Julien Molinier qui se présente à elle dans ce coin perdu. Aussi sa terreur s’atténuait-elle de soulagement.
— Vous avez connu les Bourgeau, Gaillac, Rivière ?
— Rivière nous a surpris, Bourgeau et moi en conversation avec Von Heckel dans cette Maison du Colonel. Il en a fait part à votre mari et dès lors ce dernier m’a traqué. Et le petit Grizal de Lanet l’aidait.
Il s’approcha du meuble aux multiples tiroirs, commença de les ouvrir les uns après les autres, examinait les épreuves qu’ils contenaient.
— Caché dans des buissons épais du jardin votre Jean avait installé son appareil face à la fenêtre de la pièce où nous nous retrouvions, Von Heckel, Bourgeau et moi. Cette Maison du Colonel était dans un coin oublié des armées, une oasis où nul ne songeait à installer une troupe. Nous pouvions y discuter tranquilles avec le Prussien. Entre nous votre mari aurait mieux fait d’amener là un officier pour nous surprendre. Mais voyez-vous je le comprends. Comme moi amoureux de son art il voulait que celui-ci démontre combien il pouvait être indispensable pour dévoiler l’ignominie. Car je ne conteste pas que c’était ignoble. Nous vendions du renseignement pour de l’argent.
— Von Heckel vous donne une grosse liasse sur l’une des photographies.
— Il me l’apportait par fractions de dix mille francs sur les cent mille que valait mon futur théâtre.
— En échange de renseignements sur nos armées ? Vous avez vendu vos compatriotes pour un théâtre, pour y jouer des stupidités comme le faisait déjà Sonia Derek.
Il haussa les épaules avec un air de profonde dérision :
— Ça valait la peine. Ma vie est théâtre et rien d’autre. Même l’armée et la guerre furent pour moi une pièce extraordinaire avec bruit et fureur, comme dans Shakespeare, un grand dramaturge anglais.
Son ton plus arrogant que dubitatif sous-entendait que certainement elle ignorait jusqu’à ce nom illustre.
— Comment avez-vous su que mon mari vous avait pris en flagrant délit ?
— Grizal en a parlé imprudemment après avoir bu avec son vague cousin Gaillac qui a prévenu Bourgeau.
— Et puis ? fit-elle avec effort.
— J’ai conseillé au lieutenant Auguste des Hauvray de faire occuper la Maison du Colonel, d’y envoyer le corps-franc de votre mari et d’Émile Grizal, et mon colonel Von Heckel a fait assiéger la maison.
— À la mitrailleuse de vingt-quatre canons. Ces armes perforaient les murs les plus épais, trouaient les portes. Nul ne pouvait leur échapper. Qui a achevé mon mari d’une balle de chassepot ?
— Bourgeau.
— Vous n’avez même pas le courage de reconnaître votre crime, fit-elle, soudain furieuse de sa lâcheté.
— Non, c’est Bourgeau. Ensuite il a volé la sacoche en cuir fauve mais n’a pas trouvé les châssis. J’ai su plus tard que Gaillac était passé le premier.
— Pourquoi cette comédie du Cavalier-squelette ?
— Par goût du mélodrame. Il fallait que je les effraye tous, je ne savais qui avait les châssis, je les soupçonnais tous. Bourgeau, Gaillac et aussi Rivière devenaient trop dangereux pour moi. J’ai imaginé, en dramaturge frustré, cette histoire de viol, de pillages, de détrousseurs de cadavres, ce qui est en partie vrai même si Bourgeau n’a jamais dépouillé les cadavres. Il a racheté le butin, ces alliances et ces bijoux que j’ai eu l’idée de fourrer dans ce couffin.
— Une fois masqué vous montiez le même cheval ? Parce que la nuit le rouge semble noir. Et puisqu’ils vous connaissaient vous avez pu approcher Bourgeau et les siens pour les assassiner ?
— Tout s’est passé comme l’enquête l’a établi avec les torches, les premières vaches égorgées en silence.
— Comment avez-vous pu… Quatre hommes dans la force de l’âge, cinquante vaches… C’est inimaginable.
— Comme au théâtre je me suis mis dans un état second et ainsi tout est possible. On devient surhumain, puissant, animé d’une rage indomptable, d’un vertige de mort…
Elle évitait de regarder le rideau de séparation, certaine que malgré son épouvante Sonia Derek ne perdait pas une seule parole de cette confession soutenue par un orgueil blasé.
— Sonia Derek sur votre ordre a parlé de Mouthoumet en faisant semblant de croire qu’il s’agissait de moutons, et vous avez joué celui qui se souvient de son enfance pour situer cet endroit. Comment êtes-vous devenu le complice de ces Bourgeau, de ce Gaillac ?
— Je les ai surpris dans leur activité illégale en train de regrouper chassepots et chevaux. Grâce à eux j’ai disposé de renseignements importants pour le colonel Von Heckel. En ce qui concerne le butin et l’appareil démontable de votre mari ils se trouvaient dans le grenier de la bergerie. Je n’ai fait que les cacher là-bas dans sa maison d’Auriac. Avec la sacoche. Pour effrayer sa femme, je croyais qu’elle possédait les châssis. Chaque fois à l’aide d’un gant amputé de l’annulaire je laissais ma signature. Tous ont supposé jusqu’au bout qu’un rescapé laissé pour mort les poursuivait de sa vengeance, et je crois même qu’abreuvés depuis toujours de superstition et de récits fantastiques ils croyaient que ce cavalier-squelette s’était levé d’entre les morts pour les hanter.
— Vous n’avez pu à vous seul tuer ces cinquante vaches. Qui vous accompagnait ?
— Personne. C’est très facile avec un sabre court et une torche. Les bêtes éblouies, fascinées, qui ne bougeaient pas, s’affaissaient et moi qui courais de l’une à l’autre, émerveillé de la facilité de la besogne, comme fou je vous l’ai déjà dit. Jusqu’à ce que Bourgeau et son neveu sortent de la bergerie, les autres trop saouls roupillaient, et je les ai laissés venir vers le trou d’eau rempli de joncs pour les abattre posément car chacun avait pris sa lanterne. À l’entraînement je faisais neuf balles à la minute même de nuit, c’est dire.
— Vous aurez votre théâtre à la fin ? Et vous pensez que la rumeur de ces crimes ne vous accompagnera pas jusqu’à Paris en un voile de deuil et de remords ? Qu’allez-vous y jouer, des farces graveleuses, des mélodrames sanglants puisque le sang vous fait exulter ?
— Reprochez-moi tout mais ne touchez pas à ma passion, Zélie Terrasson. Le théâtre fut le seul mobile de mes actes et j’irai jusqu’au bout pour en rester proche. Si je dois vous tuer ce sera dans la douleur, car du premier jour j’ai su que vous étiez la seule que j’aurais pu aimer. Je voulais vous effrayer à Rouffiac avec ce boudin de sable autour de votre cheminée, mais je savais que vous étiez une femme sereinement décidée. Lorsque le brigadier Wasquehale m’a parlé de vous comme seule photographe du coin, j’ai pensé que peut-être vous aviez reçu les châssis sans oser les développer. Je lui ai demandé de vous faire venir et de vous confier le soin de photographier les anciens mobiles du canton, ce qui a paru bizarre car la justice ne veut pas entendre parler de ce procédé. Mais Wasquehale a réagi avec enthousiasme.
— Vous allez donc repartir, une fois que vous m’aurez assassinée, avec Sonia Derek à votre bras ? Pour quels rôles ? Pas celui d’Ophélie je suppose ?
— Croyez-vous vraiment que cette créature dépravée puisse être un jour comédienne dans ma troupe ? Cette traînée, cette putain à soldats ? Jamais. Elle est tout juste bonne pour faire s’esclaffer les paysans en montrant son cul…
Lorsque le brigadier Wasquehale arriva à la bergerie en ruine, alerté par ceux de la métairie de Cédeillan ayant entendu des coups de feu, il trouva le capitaine Jonas Savane mort et sa meurtrière prostrée sur le divan du fourgon. Zélie Terrasson se trouvait au-dehors, à côté de son cheval qu’elle tenait par le cou.
— Dès qu’il l’a insultée, sans la savoir à l’écoute derrière le rideau, elle a surgi comme une folle et a tiré sans arrêt. Il lui avait promis qu’elle serait la première actrice de son théâtre et elle y croyait.
— Comment en est-il arrivé à l’insulter ? s’étonna le brigadier.
Où avait-elle puisé tant de perfidie instinctive pour amener Savane à proférer les plus ignobles insultes alors qu’à côté Sonia ne pourrait en souffrir davantage ? Instinct de survie, de légitime défense ?
Dans les poches de Savane le brigadier trouva le fameux masque du commandeur et du roi du Danemark.
Lorsqu’elle en eut terminé avec le juge, les gendarmes, Zélie reprit la route de Lézignan, mais pas une fois ne put s’installer pour manger ou coucher dans le fourgon. Elle roula sans arrêt, marquant quelques étapes pour que Roumi se repose, mais elle atteignit Lézignan d’une seule traite.
Roumi une fois dans son écurie avec de l’eau, de l’avoine, de la paille fraîche, elle s’abattit sur son lit et dormit douze heures.
Les jours suivants lorsque Roumi hennissait elle essayait de découvrir quel sentiment l’animait. Avec le rouge du capitaine Savane il avait eu des hennissements presque effrayés, mais pour l’alezan de Julien Molinier il manifestait un agacement de jalousie. Elle fut désormais à l’affût de ses réactions d’humeur. En espérant ne pas trop attendre.