Elle décida au bout de deux heures d’attente d’effectuer quelques travaux dans son fourgon, accrocha la pancarte priant les visiteurs de patienter et s’enferma. En réalité elle ne put s’intéresser à ce qu’elle envisageait et s’allongea sur son divan, n’y trouva ni le sommeil ni la tranquillité d’esprit, les quatre cadavres flottant comme des noyés dans ses rêveries nauséeuses. Elle ouvrit à nouveau sa porte, ôta la pancarte, saluée par Roumi qui passa naseaux et babines entre deux balustres. Elle lui donna un sucre et des biscuits.
La foule restait compacte au-delà des cadavres de vaches qui fumaient sous le soleil assez chaud pour un mois de décembre. La pluie de la veille, le sang, les humeurs s’élevaient en vapeurs répugnantes.
Un gendarme notait sur son carnet l’emplacement de chaque bête morte, un autre fouillant au-delà avait ramassé la première torche aperçue par Cécile Bourgeau mais en tenait une autre à la main. Six torches. Les assassins avaient trouvé six torches à faire brûler pour s’éclairer. Du temps de Jean, le couple en achetait à Lézignan chez un quincaillier qui les faisait venir pour eux. Son mari aimait prendre certaines photographies de groupe la nuit venue, surtout des tablées de mariages célébrés en été lorsqu’on pouvait manger au-dehors. Il était passé maître dans les instantanés et elle aurait aimé posséder son talent. Elle pensait que si les gendarmes situaient l’origine de ces torches, peut-être identifieraient-ils les assassins. Dans son esprit il s’agissait d’une bande criminelle et non d’un seul homme. Il avait fallu égorger cinquante vaches, abattre les chiens puis les quatre hommes. Un travail considérable dans son horreur.
Jonas Savane revint seul, visiblement éprouvé par ce qu’il avait vu dans la borde car il marchait la tête baissée, comme un homme qui remue de sombres pensées.
— Vous n’auriez pas un peu de café ? Je suis parti tôt de chez moi au matin.
— J’ai quitté l’auberge juste au jour, dit-elle, montrant ainsi qu’ils auraient pu se rencontrer.
— Je suis allé à Montjoi et je revenais vers Auriac lorsque j’ai rencontré le fils du maire.
Elle avait maintenu le café au chaud dans un bain-marie et lui en servit une tasse, lui proposa une eau-de-vie mais il refusa.
— Les quatre hommes ont été abattus soit avec un chasse-pot soit avec un revolver à barillet, de fabrication récente. Mais pour les deux du calibre 11. Les chiens également, certaines vaches aussi mais après l’assassinat des hommes. Des bêtes égarées revenant voir vers la borde ce qui se passait. Les vaches sont des animaux très curieux. Très sensibles à certaines circonstances.
— Il y aurait eu six torches, fit-elle, c’est considérable. Avec mon mari nous en utilisions deux selon les circonstances et aussi le magnésium.
— Les autres plantées devant la borde étaient destinées à attirer les animaux. C’est pourquoi les vaches sont tombées en demi-cercle.
— Avec un chassepot combien peut-on tirer de cartouches en un temps donné ? Je suppose qu’il ne fallait pas que les victimes aient le temps de se rebiffer ?
— Un bon soldat peut tirer jusqu’à neuf cartouches à capsule de fulminate en une minute, mais la moyenne est de six à sept. Il faut un bon entraînement pour atteindre le chiffre de neuf. Mais les détonations auraient dû alerter soit les deux frères qui dormaient à l’étage, soit les neveux en bas. Donc il y a au moins deux assassins.
Il lui rendit la tasse, en refusa une autre :
— Je veux des photographies des quatre victimes. Avant que nous les regroupions au rez-de-chaussée. Comment pourrions-nous faire pour les viser avec votre lentille ?
— Je dispose d’un appareil portatif qui n’a rien à voir avec celui que mon mari avait emporté lors de son engagement.
— Un appareil portatif ? Votre mari ? Que me racontez-vous là ?
Elle avait confondu. C’était au brigadier Wasquehale qu’elle avait fait cette confidence, pas au capitaine Savane. Il paraissait réprobateur, le confirma lorsqu’il déclara que son mari avait pris de gros risques ce faisant.
— Il était photographe dans l’âme, répliqua-t-elle, et rien n’aurait pu l’en empêcher. Moi-même je m’en suis inquiétée, mais il prétendait que l’étui qui contenait son matériel ne pouvait en aucune façon trahir son contenu, et c’était la vérité. Nul ne se serait douté qu’il emportait un tel appareil. Il aurait voulu le fabriquer comme celui de Charles-Louis Chevalier qui avait mis au point une chambre pliante, mais n’y parvenait pas.
— Vous a-t-il fait parvenir des plaques ? Dans ce cas, vous devez les déclarer, car photographier sans permis en temps de conflit est passible du Conseil de guerre. On pourrait vous accuser d’espionnage ou de tentative de démoralisation des armées, selon la nature du sujet.
— Je n’ai jamais rien reçu de tel, fit-elle furieuse, et vous m’embêtez avec vos façons de juge militaire. Vous vous dites comédien, mais ces gens-là sont plus tolérants que vous. Vous me paraissez figé dans un règlement absurde. Je ne pense pas que vous réussissiez au théâtre malgré vos prétentions ; vous devriez rester dans l’armée et même dans la gendarmerie militaire pour laquelle vous semblez être destiné.
Elle remonta dans son fourgon, claqua la porte. Peu après il frappa mais elle ne lui ouvrit pas. Elle attendit de le voir s’éloigner pour sortir à nouveau. Elle en avait plus qu’assez d’attendre et elle commença d’atteler Roumi à son fourgon, bien décidée à remonter vers Mouthoumet.
Un des gendarmes surprit ses préparatifs et courut vers elle en tenant d’une main son bicorne sur son crâne, ce qu’elle trouva ridicule.
— Le brigadier veut que vous attendiez là.
— J’ai faim et je serai à l’auberge de Mouthoumet.
— Vous êtes un témoin capital puisque la femme Bourgeau ne nous a pas attendus.
— Elle était épuisée, n’avait pas ose pénétrer dans la bergerie, avait passé vingt-quatre heures dehors dans la pluie et le froid. Il fallait qu’elle se repose.
Juste à cet instant le brigadier et un de ses hommes apparurent, venant vers eux et Zélie ne se sentait pas d’humeur à prêter son concours. Avant de s’adresser à elle il demanda au gendarme de rejoindre son collègue pour maintenir les gens à distance :
— Des loustics essayent d’accéder à la bergerie, dit-il.
Il désigna le fourgon :
— Pouvons-nous entrer et nous asseoir ?
Elle les installa autour de la petite table aux pieds vissés dans le plancher, expliqua que son mari comparait ce fourgon à un bateau et avait tout assujetti à cause des cahots des mauvaises routes.
— Du café ?
Le gendarme avait sorti un carnet de sa sacoche réglementaire, un encrier, un buvard et plusieurs plumes.
— J’ai vu le capitaine Savane revenir furieux. Vous êtes-vous disputés ?
Elle lui en expliqua la raison. Il ne parut pas surpris, alors que son gendarme trahissait son ébahissement à l’annonce qu’un simple mobile ait pu photographier un champ de bataille par exemple, ignorant que les mouvements de foule étaient très difficiles à fixer, même si Jean était le roi de l’instantané.
— Racontez ce que vous avez vu à votre arrivée sur ce plateau. Lentement, que le gendarme Ferrais puisse tout noter. Il faudra que nous revenions sur certains points mais je veux d’abord un récit général.
Elle raconta ce qu’elle savait jusqu’à son départ pour le village à dos de Roumi.
— Cécile Bourgeau vous a-t-elle paru sincère lorsqu’elle vous a révélé avoir passé vingt-quatre heures en plein air sans oser bouger ni se rendre dans la borde ?
— Elle était dans un état de confusion totale. J’ai même cru un moment qu’elle était devenue folle. Dans la nuit qui a suivi son arrivée, elle a entendu des chiens se disputer un des cadavres de vache et en a été durement bouleversée.
— Quelles furent vos premières réactions ?
— Je voulais qu’elle m’accompagne mais elle s’est arrêtée face aux vaches incapable de me suivre. La porte était ouverte.
— Vous avez relevé des traces ?
— À vrai dire je n’y ai pas songé.
Pendant une heure elle dut fournir des précisions jusqu’à ce que Wasquehale lui parle de ces photographies à prendre des victimes et des lieux.
— Ça n’a aucune valeur juridique et le juge qui ne va pas tarder à arriver, du moins je l’espère, n’en tiendra aucun compte. Le juge de paix de Mouthoumet était à Villerouge mais nous rejoindra le premier. Le juge d’instruction de Lézignan, lui, plus sûrement demain. Avec le Parquet.
— C’est pour vous et Savane ces épreuves ?
— Je crois beaucoup en leur valeur de témoignage. Elles figent à jamais les êtres et les choses et avant la fin du siècle je suis certain qu’elles seront admises dans le cours d’une enquête.
Le sentant passionné par cette technique, elle n’eut pas envie de refroidir son enthousiasme en lui révélant que les contrefaçons devenaient de plus en plus faciles à réaliser. Jean s’amusait d’ailleurs à composer des scènes avec des personnages qui ne s’étaient jamais rencontrés. Dans le milieu des photographes un mot nouveau avait fait son apparition pour désigner ces faux, le truquage.
— J’ai un appareil transportable à condition qu’on m’aide, mais comment ensuite le suspendre, l’objectif vers le bas surplombant les victimes ?
— Nous trouverons de quoi élever une sorte d’échafaudage. Ce sera plus difficile à l’étage. Il y a maintenant trente heures au moins que ces gens ont été assassinés et nous ne pourrons attendre indéfiniment que le juge d’instruction les voit tels qu’ils se trouvaient à votre arrivée. Le juge de paix rédigera un constat dès qu’il sera là et ensuite nous enverrons les corps à Lézignan pour l’autopsie, à moins qu’un médecin légiste, voire même deux nous soient envoyés. L’odeur de décomposition des vaches devient insupportable et j’ai demandé à monsieur le maire d’Auriac de contacter tous les équarrisseurs de la région. Il n’est pas question que des animaux en cet état soient remis à des bouchers. Je sais que plusieurs personnes d'ici s'y intéressent mais je m’oppose à leur vente. Le juge de paix pourra peut-être prendre une décision en attendant son confrère.
Le gendarme et le brigadier commencèrent d’emporter l’appareil très lourd qui pouvait être utilisé pour ce travail. Zélie regroupa les plaques les plus sensibles et aussi de la poudre de magnésium avec son système de mise à feu. Dans le cas qui se présentait, un des gendarmes pourrait déclencher l’éclair en même temps qu’elle retirerait l’obturateur.
— Ensuite vous photographierez la borde et si possible ces vaches en demi-cercle devant.
— Vous ne pourrez jamais me faire indemniser, répondit-elle à Wasquehale. Je vais dépenser une petite fortune.
— Hé bien je vous paierai de ma poche.