Le brigadier Wasquehale lui avait laissé un message lui demandant d’aller à Villerouge photographier deux anciens mobiles. Ils étaient prévenus et l’attendraient à côté du château. Elle sortit de l’écurie un Roumi impatient de tirer le fourgon-laboratoire et qui pétaradait des quatre fers, l’entraînant dans sa hâte alors qu’elle se suspendait de tout son poids à la bride pour le ralentir. On la regardait en riant mais ensuite son cheval se laissa calmement atteler. Dès qu’elle fut sur son siège il s’élança, gavé d’avoine depuis des jours et ayant de l’énergie à revendre. À la stupéfaction des quelques personnes présentes dans Laroque de Fa il continuait de trotter, plus d’une lieue après son départ et allait certainement conserver ce rythme jusqu’au bout. Le fourgon brinquebalait fort mais tout était solidement fixé à l’intérieur. Méthode Jean Terrasson qui avait eu pour son matériel et l’aménagement de la roulotte des attentions fignolées.
Un groupe attendait devant le château, appuyé contre une muraille au soleil et dès qu’elle ouvrit la porte du balcon un garçon petit et gros se dirigea vers le fourgon en traînant la jambe. Il paraissait hargneux mais se souvint que cette femme avait perdu son mari sur la Loire et se montra dès lors plus aimable. Il se nommait Maximilien Torquero.
— Ma jambe elle guérit pas, faut que je retourne à Carcassonne et ils sont bien capables de me la couper ces majors, de vrais bouchers. J’ai pu la sauver là-haut, ils ne l’auront pas ici.
Il posa ensuite sans mot dire.
— Paul Brageron était-il avec vous ?
— Celui-là vous risquez pas de le voir et la gendarmerie ne pourra pas l'aganter. Depuis qu’on sait dans le canton que vous nous photographiez il a dit que lui on ne lui volerait pas son portrait, et nul ne sait où il se trouve.
— Mais les gendarmes m’ont dit qu’il serait présent à vos côtés au château.
— Ils ont envoyé un pli, c’est tout. Maintenant ils doivent avoir la réponse du maire.
— Et vous ne savez pas où il se trouve ?
— Je m’en garde bien. C’est pas de mes amis et là-haut je préférais ne pas le rencontrer. Moi j’étais dans un corps-franc bien sûr, mais on respectait la discipline et on filait doux avec notre sergent. Les autres je veux pas savoir.
— Avez-vous rencontré mon mari ?
— Vu et reconnu puisqu’il vient ici depuis des années. Mais je ne lui ai pas parlé. Il était de repos.
— Le sous-lieutenant Molinier aussi ?
— Lui c’était notre officier de liaison. Un pays qui était toujours content de nous voir. Un peu cavaleur mais bon garçon. Il s’est fait mettre aux arrêts de rigueur mais j’en connais pas le motif.
— Connaissez-vous le capitaine Savane ?
— Hé dites, j’étais pas avec les gradés moi, simple mobile toujours à ramper dans la boue vers les lignes ennemies, à tirer sur les Prussiens isolés, surtout ceux qui s’écartaient pour poser culotte. Ceux-là on les ajustait facilement et pan, fini, dans les feuillées.
Elle frissonna, imaginant la victime déculottée basculant dans ce cloaque creusé dans la terre. Une mort ignoble.
— Après on filait loin pour recommencer. Le sergent, lui, avait la lorgnette pour surveiller ces salopards et il dictait à Jérôme le maître d’école ce qu’il voyait. Faut dire que notre sergent savait pas trop bien écrire.
Il sortit sur le balcon puis revint vers elle :
— Savane c’est pas celui qui nous cherche des poux, alors qu’on n’en a pas eu de toute la guerre ? Je le connais pas moi ce capiston de malheur. Je lui ai rien fait.
— Et Bourgeau vous connaissiez ?
Torquero enfonça sa casquette sur son crâne et descendit du balcon sans répondre. Il alla se fondre dans le groupe qui prenait le soleil matinal. Le maire de Villerouge arriva pour lui annoncer que Paul Brageron restait introuvable.
— Il a abandonné sa femme, ses enfants dès qu’il a su que vous étiez chargée de photographier les anciens mobiles. C’est un cabochard, un peu braconnier, un peu bouscassier. Les escargots, les asperges, les champignons, les poireaux sauvages et parfois quelques légumes dans les jardins ça le gêne pas, comme surveiller les poules qui vont pondre ailleurs que dans le nichoir. Des lacets en veux-tu en voilà pour les lapins, des pièges, mais jamais rien chez lui quand les gendarmes viennent fouiller. Ça va me faire tort s’il ne se présente pas. On me reprochera de ne pas l’avoir surveillé.
Au retour Roumi se calma dans la montée de Bedos et elle vit venir Julien Molinier sur son alezan, en fut contrariée. Elle le salua lorsqu’ils se croisèrent et il fit demi-tour pour la rejoindre :
— Vous êtes en colère contre moi ?
— Je n’ai pas besoin d’un chaperon.
Le garçon en resta coi.
— Vous auriez pu me reprocher mon assiduité, mais non, vous affichez votre désir d’indépendance là où une autre aurait joué l’offensée. J’apprécie de plus en plus votre tournure d’esprit. Vous savez que le juge Fontaine et le procureur sont repartis à Auriac ?
— Vous-même devriez rejoindre votre chère maman à Rouffiac.
— C’est elle qui va me rejoindre. Elle vient passer quelques jours chez une parente de la Coumo Réglèbe.
— Belle campagne, les Montrieux, nous avons photographié le mariage de leur fille, avons même été invités au repas. Jean mon mari n’a pas arrêté de les photographier, surtout en instantané et au magnésium la nuit venue. Il a réalisé des images superbes.
Sentant qu’elle cédait à une nostalgie douloureuse qui ne regardait personne, et surtout pas ce charmeur un peu trop superficiel elle choisit l’ironie :
— Je comprends que votre mère s’efforce de ne pas vous quitter des yeux. Dès que vous disparaissez elle redoute sûrement le pire. Sait-elle que vous fûtes condamné aux arrêts de rigueur durant la guerre ?
Il dut avoir un réflexe trop vif car son alezan s’emballa, se dressa sur ses pattes arrière et, lorsqu’il retomba en avant, essaya de mordre Roumi. Ce dernier, sans souci pour le fourgon et Zélie s’arrêta net et enfonça ses dents dans l’oreille du pur-sang. La jeune femme dut sauter à terre pour le maîtriser. Molinier en fit autant et ils se retrouvèrent l’un contre l’autre coincés entre les masses enfiévrées des deux chevaux. Il voulut de sa main droite repousser l’irascible Roumi qui opposait une résistance entêtée et ce faisant parut vouloir enlacer Zélie. Déjà troublée par ce rapprochement inattendu elle se dégagea en passant sous le ventre de Roumi pour fuir cette promiscuité. Plus tard elle s’interrogea avec gêne sur tant de précipitation. Avait-elle pensé un seul instant qu’elle aurait pu faiblir ?
Pour finir le sous-lieutenant réussit à écarter son alezan et le conduisit plus loin pour l’attacher à un arbre. Il revint vers Zélie qui remettait de l’ordre dans ses vêtements tout en faisant des reproches à Roumi. Elle évita de regarder franchement le garçon.
— Vous n’auriez jamais dû vous glisser sous son ventre, lui cria-t-il, visiblement effrayé par son mouvement, il ne faut jamais faire ça. Même avec l’animal le plus doux.
— Vous comptez peut-être m’empêcher d’agir à ma guise, fit-elle, avec le sentiment de se comporter comme une jeune fille naïvement provocante. Profitez-vous ainsi de toutes les occasions pour essayer de prendre les filles et les dames dans vos bras ?
— Mais pas du tout. Vous vous croyez si irrésistible qu’un homme bien élevé ne puisse garder son sang-froid ? Je voulais forcer votre entêté de gros balourd de cheval à vous libérer.
— Et pourquoi ne pas écarter votre imbécile d’alezan ?
— Parce que j’avais le dos contre et ne pouvais me retourner. Tabac n’est pas un imbécile. C’est un cheval qui a fait la guerre avec bravoure et m’a sauvé la vie plus d’une fois.
— Il est trop nerveux pour faire une bonne monture d’officier si un rien le fait se cabrer.
Elle saisit la bride de Roumi et la tint jusqu’au-delà de l’alezan. Au passage, les deux animaux se lancèrent un défi sous forme de hennissements conjugués. Celui de Julien Molinier paraissait ricaner comme un élève cancre alors que Roumi donnait les grandes orgues en un tonnerre assourdissant.
Elle remonta sur son siège et ne se soucia plus de Julien Molinier qu’elle sentait à quelque distance derrière elle. Finalement elle en éprouvait plus d’attendrissement que d’ennui. Cette présence devenue discrète lui rappelait quelques enchantements de jeune fille, lorsque timide comme une ombre, un adolescent la suivait jusque chez ses parents. Elle savait très bien que le sous-lieutenant n’avait pas tenté de l’étreindre mais il n’était pas désagréable de jouer en coquette offensée celle qui l’en avait cru capable.
— Je voulais assister Torquero car je sais qu’il est remonté contre le monde entier avec sa jambe blessée qui suppure toujours. Je craignais qu’il n’accepte pas d’être photographié et qu’il ne vous insulte. Je le connais, c’est un brave type mais coléreux. Je suis arrivé trop tard. Avez-vous pu aussi prendre Brageron ?
Il criait à cinquante pas en arrière et elle fit de même pour lui répondre que cet ex-mobile avait disparu depuis qu’elle avait commencé ses photographies.
— Celui-là a certainement quelque chose à se reprocher. Oh, pas de crimes, je ne pense pas mais quelques braconnages, quelques rapines, précisa-t-il.
Roumi dressa ses oreilles et claironna un hennissement menaçant comme s’il allait charger. On avait même l’impression qu’il meuglait comme un taureau :
— Ne vous rapprochez pas ou mon cheval va faire des siennes. Si vous voulez passez devant je le tiens mais faites vite.
— Mais j’aime bien vous tenir compagnie. Même si je ne vous vois pas et s’il en est de même pour vous, lança-t-il gaiement. Je crois que j’irais fort loin ainsi.
— Arrêtez ce marivaudage dont je n’ai plus l’âge. Je ne veux pas arriver à Mouthoumet ainsi pour faire cancaner les gens.
— Ils penseront que je vous escorte, étant donné qu’un ou plusieurs assassins rôdent dans le pays et estimeront que je fais bien. Sinon je vais trotter en avant et j’en serai désolé.
— Vous m’ennuyez avec vos fadaises, hurla-t-elle en sautant pour saisir Roumi par la bride.
Elle appuya sa tête contre son chanfrein pour le câliner et lui faire oublier son ennemi mortel, du moins il semblait le considérer comme tel, qui passait la tête haute et la babine dédaigneuse.
Lorsque le cavalier et son alezan se fondirent dans la brume légère que le soleil faisait monter de la végétation, elle se rendit compte que ce cheval pouvait apparaître plus sombre, voire noir dans l’obscurité. Ce qui la laissa songeuse, lui fit trouver stupide leur badinage.
Bien entendu Wasquehale assistait le Parquet à Auriac et le gendarme de faction nota que le sieur Brageron n’avait pas tenu compte de la convocation reçue par le maire.
— Le brigadier vous envoie ses salutations et vous demande si vous pouvez photographier la personne que vous savez.
Il regardait autour de lui avec circonspection de crainte que l’on surprenne ses paroles. Elle pensa qu’il ne connaissait ni le nom ni le prénom de la témoin par mesure de prudence, ignorait que la photographie était faite depuis la nuit dernière.
— Je devrais transporter mon appareil portatif à l’étage de l’auberge et je crains d’être surprise pas plusieurs personnes. D’autre part la faire venir jusqu’au fourgon sera tout aussi délicat. Je peux la photographier de nuit avec le magnésium mais les images ne sont pas toujours aussi parfaites, dit-elle simplement, pour ménager l’avenir en l’absence du brigadier.
Lorsqu’elle rangea son fourgon à la place habituelle elle crut sentir comme une désapprobation chez les personnes qui passaient ou les hommes qui discutaient à côté avant de pénétrer chez Marceline pour le coup de midi. Elle détacha Roumi, le conduisit dans l’écurie où l’alezan manquait. Elle s’arrangea cependant pour que son cheval ne se précipite pas sur lui si jamais ce dernier était conduit dans l’autre stalle.
Sonia Derek parut enchantée de la voir, demanda si les photographies étaient prêtes, lui reprocha ensuite de l’abandonner.
— Je n’ai pas encore eu le temps de les développer. Le capitaine Savane a l’air de me remplacer avantageusement auprès de vous.
— Oh, lui… Enfin ! J’ai reçu les photographies des mobiles et j’ai pu les examiner mais au jour. De nuit j’aurais eu trop peur. Mais dès qu’il a fait soleil je les ai soigneusement regardées.
— Et vous avez reconnu quelqu’un, voire plusieurs personnes ?
— Ça c’est réservé au brigadier ou au capitaine. Je suis désolée mais j’ai juré.
Zélie s’assit dans le petit fauteuil inconfortable, regarda le titre du livre posé sur le chevet.
— Le Don Juan de Molière ? s’étonna-t-elle. C’est le capitaine qui vous l’a prêté ?
— Oui, pourquoi ? fit la jeune femme inquiète.
— Mais parce qu’il était comédien de profession et ne s’était engagé que pour la guerre. Jadis il a aussi combattu en Algérie mais c’est le théâtre qui lui conviendrait le mieux. Je crois qu’il envisage d’en acheter un…
— Il le louera plutôt.
— Vous êtes au courant ?
Sonia Derek secoua la tête en souriant :
— Non mais je m’intéresse à tout ce qui se passe à Paris. La littérature, le théâtre, les arts. Ça vaut très cher une salle et en général on la loue pour un temps.
Zélie ouvrait le Don Juan au hasard.
— Vous aimeriez jouer ?
— Moi, certainement pas, fit la jeune femme avec un geste paradoxalement théâtral démentant sa dénégation, en portant la main à son cœur, je ne crois pas que je pourrais…
— Quel rôle ? insista Zélie, certaine que cette personne en rêvait réellement et le cachait, Elvire, Charlotte, Mathurine ?
Ces deux dernières lui paraissaient trop naïves et la première trop éplorée pour que cette fille solide, certainement d’origine paysanne mais ayant su retirer de la vie urbaine une personnalité de façade, puisse être crédible.
— Vous a-t-il parlé de la pièce qu’il monterait dès qu’il en aura terminé avec cette mission ?
— Pas du tout, fit Zélie.
— Je crois qu’il a la pièce d’un grand auteur et qu’il se réserve le premier rôle.
— A-t-il joué Don Juan ?
— Peut-être, je ne sais.
Zélie lui dit alors que Wasquehale souhaitait avoir une photographie d’elle et Sonia Derek parut soudain affolée :
— Mais ce n’est pas ce qui était prévu, ce que l’on m’a dit. On m’a parlé des ex-mobiles dont je devrais regarder les portraits mais à aucun moment il n’a été question que le mien soit distribué à d’autres que le capitaine. Savane ne la confiera à personne. Je ne veux pas. C’est hors de question. Ça n’a aucune valeur aux yeux de la justice et ça peut me porter préjudice.
Se demandant en quoi, Zélie ne disait rien, trouvait qu’elle se faisait beaucoup de comédie.
— Wasquehale veut observer la réaction de certains face à votre portrait.
— Ne suffit-il pas que moi j’aie de fidèles et douloureux souvenirs de ces crapules ? Que croit le brigadier, que je vais désigner au hasard ceux qui m’ont fait tant de mal, que je me vengerai sur n’importe quel ex-mobile ? Tenez, que je vous dise que déjà j’en ai reconnu, oh il n’y a pas de doute.
Elle ouvrit le tiroir du chevet et en sortit deux épreuves. Zélie frémit, reconnaissant les Bourgeau morts.
— Celui-là c’est sûr.
Il s’agissait d’Eugène.
— Et aussi celui-ci.
Léon Bourgeau !
— Il n’était pas sur ma liste, s’écria Zélie. Il n’a pas été mobilisé. Je ne sais pourquoi mais il est resté au pays.
— Moi je vous dis qu’il était là-haut avec son frère mais ce n’est pas tout.
Elle en prit une troisième et Zélie eut à peine jeté un regard qu’elle la remit dans le tiroir.
— Non je ne suis pas tout à fait sûre, il faut que je l’observe un peu mieux et s’il le faut que ce type-là soit amené dans une pièce de la gendarmerie et que je puisse le regarder en vrai, en train de bouger, de parler sans que je sois vue. Je n’aurais pas dû vous montrer ces visages, vous n’avez pas eu le temps de voir le troisième, hein ?
— Vous l’avez caché aussitôt, mentit Zélie. Mais je vous le répète, Léon n’était pas mobilisé. Il a passé la guerre ici, dans la bergerie je suppose.
— Moi je sais qu il était la-haut. Si vous croyez que j'ai oublié ce qu’ils m’ont fait, comme si j’étais une fille à soldats, et qu’ils ont pillé ma maison ?
— Je ne veux pas vous contrarier mais peut-être que Léon a rejoint son frère là-haut justement pour de sales coups.
— Ça c’est possible. Ne dites à personne ni à Wasquehale, ni au capitaine que je vous ai montré ces photographies. Sinon ils seraient furieux et Wasquehale m’a dit que si je le faisais mon témoignage serait par la suite remis en question.
— Ne vous inquiétez pas. J’ai encore photographié un autre démobilisé aujourd’hui. Il devait y en avoir un second mais il a disparu. Ça ne veut pas dire qu’il soit coupable car il paraît que c’est un sauvage qui déteste qu’on s’intéresse à lui.
Elle retourna dans sa chambre, s’assit sur son lit, se demandant si elle avait bien reconnu le visage de ce troisième homme accusé par Sonia. Puis elle se souvint que l’épreuve avait une tache étoilée dans le haut. C’était donc bien la photographie de Louis Rivière de Soulatgé, le même qui avait raboté sa porte pour effacer le dessin d’une main sans annulaire tracée au charbon de bois. Peut-être par le Cavalier-squelette.