Durant la nuit la brume s’était transformée en petite pluie. Au matin, Zélie fit plusieurs aller-retour avec ses cruchons pour remplir le réservoir de la roulotte. Jean avait aménagé un coin cuisine avec l’eau sur l’évier. La veille au soir dès qu’elle avait arrêté le fourgon dans le village, elle avait conduit Roumi chez une vieille dame qui louait son écurie aux marchands forains. La paille que le cheval foulait aux pieds avait été commandée par Jean juste avant qu’il ne s’engage. La veille elle avait pris son « tub » dans la grande bassine ronde en zinc. Elle avait remarqué qu’il y avait de la lumière dans le café Planet malgré l’heure tardive, ce qui était inhabituel en milieu de semaine.
Elle alla voir Roumi, lui apporta de l’avoine, demanda à la vieille dame comment trouver la maison de Louis Rivière. Agnès Bérot la regarda bizarrement :
— Ce n’est peut-être pas le bon moment pour lui parler. Depuis qu’il est levé il rabote sa porte. Il a déjà eu des mots avec ses voisins.
Interloquée Zélie ne voyait pas en quoi ce travail de menuiserie pouvait rendre Louis Rivière furieux. Agnès Bérot referma sa porte pour le lui expliquer. Zélie tressaillit :
— Une main avec seulement quatre doigts ?
— C’est sa fille qui partait à l’école qui l’a vue la première. Louis a essayé de gratter le dessin, de le frotter au papier de verre mais le charbon a pénétré le bois, alors il rabote.
— Qui a pu faire ça ? Et pourquoi ?
— Cette nuit Riquet a cru apercevoir celui qu’on appelle le Cavalier-squelette, Rosalie l’a également vu… peut-être que c’est lui qui a dessiné cette main gauche sans annulaire.
Un Cavalier-squelette ? Que voulait-elle dire par là ? Elle se rappela celui au visage blanc céruse descendant de Redoulade, la dépassant sans un regard. Il avait dû attendre la grande nuit pour tracer le contour d’une main sur la porte de Louis Rivière.
— Éloïse Rivière veillait la pauvre Céline et son mari l’a rejointe plus tard. Ils ne sont rentrés qu’à 5 heures, n’ont rien vu. Les gendarmes vous ont demandé son daguerréotype ?
Zélie hésitait, se dit que bientôt toutes les Corbières sauraient qu’elle photographiait les anciens mobiles, donna la raison de sa présence au village.
— Si c’est pour les gendarmes peut-être que Rivière n’osera pas vous rembarrer, mais à votre place j’irais en parler au maire d’abord. Louis est assez violent de nature.
— Avec cette pluie je n’aurais pas la lumière pour une photographie parfaite.
Et l’éclair du magnésium en faisait ciller plus d’un quand ils ne sursautaient pas ou ne criaient d’effroi. Une vieille du temps de Jean avait fui, jurant que la photographie était une œuvre du démon. La plupart des épreuves ainsi faites représentaient un visage de personne morte avec les yeux fermés. De plus elle n’était pas aussi habile que Jean avec cette poudre qui lui faisait peur.
Grâce aux indications de Mme Bérot elle trouva la maison de ce Louis Rivière. Un petit groupe discutait en face. Elle pouvait voir la tache claire du bois mis à nu par le rabot. Elle fit demi-tour, revint à sa roulotte, pensa que ce ciel bas et pluvieux ne s’améliorerait pas tout de suite.
Le maire frappa à la porte du balcon un peu avant midi et accepta d’entrer, non sans avoir marqué une hésitation. Ce gros homme balourd ne savait comment avancer dans cet espace restreint, s’assit avec une grande prudence dans le fauteuil qu’elle lui désignait. Il regardait autour de lui, se demandant si cette partie de la roulotte était un salon ou une chambre à coucher, ne cessait de fixer le divan sur lequel Zélie assise attendait qu’il parle.
— Quelqu’un d’Auriac m’a dit que vous photographiiez les anciens mobiles. Sur ordre de la gendarmerie ? Ici à Soulatgé nous n’avons que Louis Rivière. Il y avait Antoine Rival mais il a été tué à la guerre. Sa femme et ses deux garçons sont repartis à Tuchan dans la famille. Rivière est dans une grande colère. Si vous lui annoncez que vous allez le prendre en… avec votre appareil il deviendra fou furieux, je le connais.
— Tant que le temps reste bouché je ne peux rien faire. J’ai besoin de lumière, pas forcément de soleil car mes grands miroirs renvoient le grand jour sur le sujet.
Le maire était déjà venu se faire photographier avec toute sa famille, même son père qu’il avait fallu porter à bras d’homme pour l’installer dans un fauteuil au premier rang, mais ce jour-là les panneaux du toit étaient ouverts, les miroirs éblouissants de soleil. En ce moment ils étaient collés au plafond de cette roulotte et lui rappelaient ceux d’une maison close de Narbonne où l’on pouvait y suivre le reflet de ses propres ébats amoureux. Ce qui le gêna au point qu’il se leva brusquement, heurta la poutre transversale.
— J’aurais dû vous prévenir, s’excusa Zélie. Vous voulez un peu de teinture d’arnica ? Je la prépare moi-même.
Il refusa, se précipita presque vers la sortie, respira plus librement sur le balcon. Cette jeune femme dans cet endroit clos, parfumé, aussi coquet qu’un boudoir de demi-mon-daine l’avait troublé. Il descendit les quelques marches, se retourna.
— Si vous persistez et si le temps se dégage je serai chez moi. Il faudra bien que Louis se laisse faire s’il ne veut pas avoir des ennuis.
— C’est-à-dire que la gendarmerie de Mouthoumet le convoquerait. Toute une journée de perdue pour lui.
— Après Soulatgé vous irez où ?
— Rouffiac, mais je repasserai ici pour me rendre à Cubières. Je sais bien que ce n’est plus le canton, anticipa-t-elle sur l’étonnement du maire, mais j’ai sur ma liste les mobiles de Cubières et Rouffiac hors canton de Mouthoumet.
Elle alla régler la pension de Roumi, le tira par la bride pour l’atteler à la roulotte. Il détestait la pluie et le lui faisait savoir. Elle jeta une couverture sur son dos mais il continua de bouder.
Juste à cet instant arriva, l’air courroucé, un homme de taille moyenne qui jurait tout en essayant de nouer une cravate autour du col empesé de sa chemise blanche.
— Autant qu’on en finisse, cria-t-il à Zélie. Vous voulez ma bobine pour ces fainéants de gendarmes ? La voilà.
Elle ne se souvenait pas d’avoir jamais rencontré Louis Rivière ni de l’avoir photographié du vivant de Jean. Elle ne savait que faire et Roumi s’impatientait, essayait de tirer la roulotte malgré la mécanique déjà serrée.
— La lumière n’est pas suffisante, dit-elle. Et je ne peux sortir mes miroirs à cause de la pluie.
Restait le magnésium mais elle en frissonnait à l’avance. Elle le dosait mal, ne savait pas quelle longueur de mèche utiliser, se laissait surprendre par l’éclair lorsqu’elle se trouvait sous le lourd voile noir en train de viser son sujet.
— C’est pour aujourd’hui ou jamais, déclara Rivière. Et je n’irai pas à Mouthoumet. Je n’ai rien à me reprocher. Rien, vous m’entendez ?
— Je pars pour Rouffiac mais je repasserai demain après-midi. Nous pourrions si le temps le permet…
— Je peux poser une heure s’il le faut mais là, tout de suite.
Juste à cet instant, même si la pluie persista, le ciel parut se délayer. Mais ouvrir les panneaux aux miroirs, c’était faire entrer l’eau à l’intérieur de la roulotte.
— Venez.
Elle regarda autour d’elle. Il lui aurait fallu un aide pour le magnésium, mais tous les gens d’ici auraient refusé. Ce n’était pas dangereux mais surprenant. Mystérieux. Lorsqu’il la vit se hisser sur un escabeau pour ouvrir les panneaux il haussa les épaules mais vint l’aider. Le résultat fut assez décevant mais elle garda l’espoir d’une meilleure lumière le temps qu’elle prépare son appareil. Louis Rivière s’assit, le buste droit, le regard fixe. Son immobilité impressionna Zélie mais elle savait qu’une inquiétude indignée ravageait cet homme. Peu à peu les miroirs reflétèrent un meilleur jour.
— Je crois que nous allons pouvoir faire quelque chose.
— Madame, articula-t-il alors d’une voix pathétique, je n’ai jamais coupé de doigt aux cadavres des camarades morts au combat. Je ne suis pas un détrousseur, un pillard. On essaye de me nuire en dessinant cette main gauche amputée de l’annulaire. J’ai été un bon soldat même si par la suite comme les autres ne sachant plus ce qu’il fallait faire, abandonnés de tous, y compris des chefs, j’ai choisi de revenir chez moi. Mais à Narbonne, j’ai déposé mon chassepot, d’ailleurs il ne marchait plus, laissé mon uniforme. Ils n’en voulaient pas à l’habillement mais je l’ai jeté sur leur table, y compris le képi.
La gorge serrée elle restait derrière l’appareil caché sous le voile épais, l’écoutait les yeux baissés.
— Je sais que votre mari, le Photographe de Lézignan comme on l’appelait depuis toujours, est mort du côté d’Orléans, dans cette Maison du Colonel. Tout comme un autre de Salza.
Avec Jean ils n’allaient jamais jusqu’à Salza, le chemin étant souvent impraticable. Les habitants de ce village perdu descendaient plutôt à Mouthoumet les jours de foire.
— Il s’appelait Émile Grizal de Salza. Un brave garçon. J’ai voyagé avec lui deux jours dans un wagon à bestiaux. J’ai même parlé à votre mari d’une chose qui me préoccupait parce qu’il était du pays. Pour Grizal, vous saviez ?
Elle secoua la tête en silence. Elle n’avait pas cherché à savoir. Redoutant les détails, les témoignages rendant la mort de Jean irrévocable. Elle préférait vivre dans le doute, n’avait même pas fait le voyage vers ce cimetière militaire où on l’avait enterré. Il vivait en elle, dans ses souvenirs, image si fragile, voilée, qu’elle rejetait les précisions. Mais celles-ci venaient à elle sans avoir été sollicitées. Cette Maison du Colonel par exemple. Par deux fois on l’évoquait devant elle. Et pour que ces survivants s’en souviennent c’est qu’elle avait marqué les esprits.
— Je n’ai rien à me reprocher, j’ai respecté nos morts, et je respecte les vivants même s’ils ne le méritent pas, dit-il encore, avant de se taire définitivement.
Elle put le photographier grâce à une longue pose et il s’en alla sans un mot. Elle le regarda s’enfoncer dans une ruelle du village les larmes aux yeux.
Alors qu’il n’avait pas bronché d’un cil lorsqu’elle était à l’intérieur avec Louis Rivière, Roumi manifesta dès lors son impatience. Elle lui retira la couverture humide, mit de l’ordre dans la roulotte et une heure plus tard ils marchaient côte à côte vers Rouffiac.
Les ruines du château de Peyrepertuse noyées dans des nuages bas n’en apparaissaient que plus hors du monde, flottaient fantomatiques. Cette gigantesque construction, roches et murs à jamais confondus, veillait, hérissée en crêtes animales sur la longueur d’un éperon abrupt. Vaisseau fantastique, avait-elle toujours pensé, proche du ciel, comme préméditant d’y naviguer un jour vers l’infini. Chaque fois, surprise de le découvrir toujours aussi farouche à près de huit cents mètres, citadelle vertigineuse, proue d’une falaise revêche courant sur des dizaines de kilomètres, à peine froissée par quelques cols timides. Jean aurait voulu y grimper mais elle en retardait le jour, trop respectueuse de cette vision pour y affronter les ombres médiévales qui y séjournaient. Après une visite, essoufflée par les raidillons, elle redoutait de n’avoir les autres fois qu’un regard distrait pour cette apparition au détour d’un chemin bien banal.
À Rouffiac, les Terrasson disposaient de longue date d’un accueil dans une campagne proche du village. Un couple de gardiens âgés les avaient toujours reçus. Ils surveillaient un ensemble de maisons et bâtiments délabrés sans même savoir qui en étaient les propriétaires. Un notaire payait leurs gages sans donner d’explications. Le vieux Maurice empila du fourrage dans le râtelier pourri et Roumi, comme s’il voulait en épargner le vermoulu, tirait chaque brin du bout des dents. La roulotte aurait pu s’abriter, par mauvais temps, sous ce toit aux tuiles cassées. Mais avec le soleil qui dorait les façades en cette fin de journée d’hiver, Zélie préférait la laisser dehors.
— Charles Rescaré ? s’offusqua la vieille Adélaïde. Vous voulez mettre en image ce bon à rien, ce bandit ? Ce mécréant qui plus jeune sonnait le glas alors que personne n’était mort. Les bergers qui l’entendaient rentraient vite avec leurs troupeaux, et ceux dans les vignes et les champs en faisaient autant. Pour rien, pour faire rire ce maudit drôle.
Le méchant drôle mystérieusement prévenu arriva alors que la lumière était encore bonne, dévala des collines avec son vieux fusil et une gibecière bien ventrue, proposa des grives à Zélie qui refusa. C’était un joli garçon qui portait son képi de mobile penché avec insolence sur ses cheveux presque roux. De ce blond-roux andalou, lui avait expliqué Jean, souvenir de l’occupation espagnole et andalouse.
— Qui vous a dit que je venais vous photographier ?
— Moun aousel, mon petit oiseau, fit-il goguenard, faisant référence à une chanson grivoise.
Elle rougit. Adélaïde surgit avec une poignée de sarments de l’année, encore pleins de sève, en menaça Rescaré :
— Gare à toi si tu offenses la dame. Je t’en ficherai un coup.
Et son mari suivait, une fourche dans ses mains tremblantes de la maladie de Parkinson.
— Si tu te conduis mal je te pique les fesses malappris.
— Ils sont gentils le papé et la mamée, s’esclaffa-t-il. C’est là-dedans qu’on se fait tirer le portrait ? On y sera rien que tous les deux, vous et moi ?
Sans attendre il grimpa les marches, pénétra dans la roulotte et lorsqu’elle le rejoignit il était assis sur l’estrade et faisait d’horribles grimaces.
— Essayez d’apparaître moins dépenaillé, dit-elle. Vous savez pourquoi la gendarmerie veut la photographie de chaque mobile revenu au pays ?
— Pour foutre en prison ceux qui ont coupé les doigts des cadavres et pris les alliances, les bagues, et aussi volé les porte-monnaie. Les envoyer qui sait, à la guillotine ?
Elle lui tendit un petit miroir :
— Essayez d’avoir un air convenable, ôtez ce sale képi.
— Moi je l’aime bien. Je ne peux pas le garder ?
— Ça vous rend encore plus suspect, dit-elle.
— C’est quoi un suspect ?
— Un individu soupçonné de vol, de crimes.
— Vous avez photographié Louis Rivière de Soulatgé ? C’est vrai qu’il a cassé sa porte où l’on avait écrit des choses dessus ? Non, on avait dessiné quelque chose ?
— Les nouvelles vont vite.
— Et Julien Molinier, vous allez aussi lui tirer le portrait.
Elle répondit d’un signe, occupée à régler ses miroirs.
— Je vous crois pas. Ce sont les plus gros propriétaires du pays. Huit chevaux, deux mules et trois arabes pour les charrettes. Quatre ramonets. Mme Molinier la mère passe tout janvier à Toulouse. Et Julien était sous-lieutenant.
— Il est sur ma liste, répliqua-t-elle sèchement.
— Je voudrais voir ça. Ils n'accepteront jamais de venir ici dans votre roulotte. Je pensais pas que c’était aussi chouette dedans. C’est là-bas que vous dormez, sur le divan ?
— Si vous n’arrêtez pas, j’appelle Adélaïde ou Maurice.
— Ils tiennent à peine debout. Quand vous repasserez l’an prochain ils seront morts, vous verrez. Votre mari aussi est mort dans cette Maison du Colonel. J’ai même failli aller avec eux. Moi j’aurais bien voulu me battre pour les aider à s’en sortir. Quand j’ai pu c’était trop tard pour les dix.
Elle lui arracha le petit miroir des mains, fit sauter son képi au loin. Impressionné, il se raidit sur sa chaise, essaya de maîtriser les épis de ses cheveux.
— Notre colonne devait marcher sur cette foutue maison, mais au dernier moment contrordre. Les Prussiens menaçaient. Plus tard on est allé voir, ces sales cochons partis, pour récupérer les fusils. Tout ce qui appartenait à l’armée ou presque avait disparu.
— Taisez-vous, ordonna-t-elle. Et ne bougez plus. Vous allez garder la pose tant que je serai sous ce voile, compris ?
— Oui ma sœur, fit-il, et elle faillit pouffer nerveusement.
Dans son image inversée elle le vit perdre son air de garçon crâneur, rajeunir, devenir presque enfantin, touchant. Elle le fit poser plus que nécessaire pour lui faire payer ses paroles trop précises, s’offrant en secret sa beauté. Il mentait très certainement. Comme tous ceux des Corbières frappés par ces dix morts de la Maison du Colonel qui avaient résisté jusqu’au bout, il inventait ces histoires, essayait d’accaparer un peu de la gloire de ces braves. Jean était mort avec les neuf autres parce qu’il était incapable de fuir le danger, d’abandonner ses camarades. Tous ceux qui essayaient de leur voler leur destin n’en devenaient que plus méprisables.
— C’est fini, dit-elle.
— Je pourrai en avoir une pour moi ?
— C’est quinze francs.
Il haussa les épaules, ramassa son képi.
— Je peux payer autrement, dire comment ils ont été coincés dans cette Maison du Colonel. Comment ils sont morts.
— Quinze francs, dit-elle menaçante.