14

Cette nuit-là, Cécile Bourgeau décida de rejoindre son mari et son beau-frère à la borde proche du Pech de l’Estelhe. Après ce qu’elle avait entendu et vu, elle ne pouvait plus rester dans leur maison du village. Elle se prépara sans allumer la lampe à cause des voisins, entassa des provisions dans un sac, du pain surtout, les hommes en mangeaient des montagnes. Là-bas dans la bergerie, ils ne se doutaient pas qu’elle venait de vivre un cauchemar. Peut-être que les voisins n’avaient rien vu, les nuits d’hiver on ne se levait pas facilement dans le froid pour regarder à travers les fentes de ses volets, mais elle, depuis l’après-midi, gardait un pressentiment qui l’empêchait de dormir. Elle avait sarmenté toute la journée dans leur vigne du ruisseau de Laurio, une qui donnait beaucoup à cause de la proximité de l’eau, mais un vin invendable de petit degré. Celui que l’on buvait à la régalade comme de l’eau. Il y en avait tout un tonneau à la borde de l’Estelhe. Tandis qu’elle assemblait ses boufanelles, ses fagots de sarments de vigne encore souples, elle avait entendu hennir un cheval. Et pas n’importe quel cheval. Et puis il n’y avait aucune raison pour qu’un cheval se trouvât dans ce coin. La taille ne nécessitait pas beaucoup de matériel. Un homme emportait ses cisailles dans leur étui en cuir avec la pierre à aiguiser, son dîner et venait à pied. D’autre part, toutes les vignes autour avaient été taillées et pour labourer, il fallait attendre que les sarments soient ramassés. Cécile croyait pouvoir reconnaître tous les hennissements des chevaux et des mulets d’Auriac. Il n’y en avait pas des quantités. À part les mulets hargneux, les percherons et autres boulonnais étaient du genre silencieux et s’ils hennissaient c’était bref, bonasse.

Celui qui se manifesta de l’autre côté du ruisseau était un animal méchant qui devait montrer ses dents. Un cheval de selle, de race, capable de disparaître en coup de vent. Elle le situait à mi-hauteur du mont Peyrous en surplomb de la vieille route.

Pour faire un gros fagot, une boufanelle, il fallait tresser des poignées de sarments, en faire un gabel. En un tour de main, elle ligotait cette douzaine de tiges puis assemblait sa boufanelle avec six à huit de ces petits fagots. On prenait un gabel pour une grillade, une boufanelle pour une cuisson plus longue. Elle travailla jusqu’à 3 heures, après la nuit venait et il n’y avait personne dans les vignes. Le cheval invisible hennit trois fois et elle se signa, car pour elle c’était un chiffre maléfique.

Elle empila ses gros fagots. Eugène viendrait les chercher quand il pourrait, peut-être jamais car il dédaignait ce travail de femme, ne voulait plus que du bon bois de chêne qui dure dans sa cheminée. Il envisageait même de faire du feu dans la cheminée de leur chambre. Il jouait les riches, son mari, et elle se méfiait de cette ostentation qui faisait bavarder dans le village. Lorsqu’elle apparaissait au fourgon de l’épicier, les conversations depuis quelque temps s’éteignaient. Eugène avait résisté quelques mois mais n’en pouvait plus. Il éclatait de rires silencieux fréquents lorsqu’ils avaient refermé leur porte. Il lui tapait sur les fesses, ricanant des « crois-tu », qui ne voulaient rien dire pour les autres, mais que lui comprenait. Elle se méfiait de cette joie contenue qui un jour déborderait.

— Quoi, disait Eugène, je rentre une charrette de bois et puis ?

— Tu ne l’as pas coupé toi-même, tu l’achètes. Ici personne ne fait venir le marchand de bois d’Albières. Ici ce n’est pas Mouthoumet ou Saint-Paul-de-Fenouillet. Ici les hommes après les vendanges vont faire leur bois.

— Ceux-là, ils n’ont pas de vaches. Bientôt la cinquantaine de têtes là-bas autour de la borde du Pech de l’Estelhe à brouter la bonne herbe, il faut s’en occuper.

— Bientôt tu achèteras ton vin. Il a fallu que tu payes Francinet pour te tailler la vigne de Laurio.

Il haussait les épaules. Il lui faisait peur avec ses entêtements. Elle avait cru que Léon, son frère, le calmerait, mais celui-là, avec ses deux garçons profitait de la folie d’Eugène. Lui disait que Léon l’avait bien mérité. Léon, réformé pour la vue, faisait des allées et venues durant la guerre entre la Loire et le village, disait que son frère crevait de faim et qu’il lui apportait de quoi manger. Elle ne savait pas situer la Loire, avait appris depuis peu qu’il s’agissait d’un fleuve et qu’il se trouvait à au moins deux cents lieues. Hé bien Léon s’y rendait régulièrement, un peu avant que les Prussiens ne gagnent cette cochonnerie de guerre. On leur avait pris leur Cocagne, un cheval de douze ans magnifique, travailleur et Eugène n’avait pas accepté cette réquisition. Jusqu’à ce qu’il soit appelé il enrageait, mais dès lors, il répétait qu’ils le lui payeraient Cocagne, dix fois, cent fois. Au fur et à mesure que sa colère gonflait il augmentait le chiffre. Il était donc parti comme mobile, flambard et rancunier au moment de la levée en masse, et le soir même il entrait en longs conciliabules avec son frère.

En rentrant de la vigne, elle se nettoyait un peu lorsqu’on l’appela dans le couloir du bas, la vieille Marinette sa voisine :

— Cécile tu es rentrée ? Je me faisais du souci pour toi. On l’a vu du côté de ta vigne, et pas qu’une fois tu sais.

À mi-escalier, Cécile avait failli s’asseoir sur les marches de pierres, ses jambes ne la soutenant plus.

— On a vu quoi ?

— Tu sais, comme les autres fois, comme à Cubières, Soulatgé, Albières.

La vieille Marinette n’avait pas accepté qu’ils achètent un fatras de bois haut comme l’étage de sa maison, elle qui devait traîner du bois mort depuis le château. Il lui fallait la demi-journée pour trois brindilles, de quoi réchauffer ses engelures et garnir de braise la cassole du moine. Marinette cherchait à lui faire peur, flairait le mystère de leur apparente et nouvelle aisance.

— Moi j’ai rien vu, murmura Cécile, qui essayait de se ressaisir mais appréhendait d’avancer son pied vers la marche suivante, de crainte de basculer en avant.

— Il paraît que son cheval crie comme un démon, que ce n’est même plus un hennissement. L’Alberte du Jérôme sarmentait avec la fille des Garin vers les Courbatiers, et elles l’auraient vu droit sur son cheval dans le soleil couchant, même que son ombre manquait les atteindre et qu’elles reculaient au fur et à mesure qu’elle grandissait. Sûr que si elles en avaient été recouvertes on ne les aurait plus revues. Elles ont tout abandonné pour revenir au village. Même que dans chaque maison, on voulait leur faire prendre un petit verre et qu’elles seraient rentrées pompettes.

— Marinette, fit Cécile exténuée par cette avalanche de mots terrifiants, Marinette, j’y pense. Prenez quelques morceaux de bois dans la cuisine. Ça fait longtemps que je voulais vous le dire, mais avec ce travail…

— Eugène n’est pas revenu d’Andorre ?

— Je pense que si.

— Il est allé chercher des vaches pour l’hiver ? C’est qu’ils ont de la neige au-dessus du toit paraît. Ils auraient pu y penser à l’automne et ne pas faire venir Eugène en plein hiver. Il aura fait vite tout de même.

— Une veuve qui ne sait plus qu’en faire avec son mari mort soudain.

— Je prends mes bûches alors ? Merci Cécile, tu es gentille. Moi je vais fermer à clé cette nuit, tirer tous les volets. D’habitude, je n’aime pas fermer ceux de ma chambre, mais je vais le faire. Et cette nuit, il n’y aura pas grand monde pour aller veiller chez l’un ou l’autre.

Cécile, toujours debout dans l’escalier, l’entendait qui se chargeait les bras à ne plus pouvoir supporter le poids.

— Il paraît qu’il a une face de carême toute blanche, haletait la vieille, succombant sous trop de bois. Il faut que j’aille chercher de l’eau avant de m’enfermer. Tu n’en as pas beaucoup dans ton cruchon, Cécile, tu devrais y aller. La lanterne s’éteindra bientôt car ce fainéant de Bricou dit qu’il n’a pas acheté de pétrole, il a manqué le passage de l’épicier.

Trébuchant, se cognant, elle finit par sortir de la maison et Cécile put s’asseoir sur sa marche d’escalier. Elle y resta jusqu’à ce que l’humidité bue par cette pierre tendre depuis des générations lui mouille les fesses. Dans la cuisine, elle n’en crut pas ses yeux lorsqu’elle alluma la lampe. Marinette avait emporte presque tout son bois en réserve à côté de la cheminée. À quatre-vingts ans, au moins trente livres de chêne vert sur ses bras décharnés ne l’avaient pas découragée.

Elle fit réchauffer sa soupe dans un désordre de pensées noires. Marinette avait voulu l’épouvanter et elle l’acceptait comme une pénitence envisagée déjà depuis longtemps. Toutes ces femmes qui avaient entendu le cheval inconnu, vu le cavalier dans le soleil couchant étaient dignes de confiance. Si elles disaient l’avoir vu, elles ne mentaient pas.

Son feu était éteint et elle n’allait pas le rallumer à l’approche du coucher. Peut-être qu’Eugène rentrerait dans la nuit, mais avec cinquante vaches à surveiller, à garder, il ne pouvait abandonner son frère et ses neveux. Elle savait qu’il avait rejoint la bergerie. Le boucher le lui avait dit le matin même. Il venait de Soulatgé et avait aperçu des bouses de vaches du côté de Redoulade. Lorsqu’elle l’avait quitté il l’avait rejointe, pour lui dire à voix basse que si Eugène avait un jour quelque vache à vendre il pense à lui, qu’il payait net.

— Elles ne sont pas à nous, elles hivernent dans nos pâtures trop grasses pour des moutons.

Le boucher l’avait regardée bizarrement, puis à sa grande indignation, lui avait fait un clin d’œil :

— Allons Cécile, pas à moi s’il vous plaît. On va pas chercher des vaches en plein hiver pour juste les prendre en pension à quatre mois du printemps. Du jamais vu !

C’était un nouveau temps auquel elle devait essayer de s’habituer, un temps équivoque où propositions complices et vagues menaces gâcheraient la vie. Son père l’avait terrifiée petite fille, faisant de la malhonnêteté une hantise quotidienne. D’un regard il lui faisait regretter un rien, pour lui une miette oubliée sur la table d’après dîner c’était la révélation d’un vice caché. Elle grelotta longtemps dans son lit glacé sans trouver le sommeil et commit la bêtise de se lever pour essayer de voir si la lanterne avait épuisé son pétrole, comme annoncé par Marinette. Pour coller son œil à une fente du volet elle dut ouvrir les vitres et reçut une giclée de froid de cette même fissure du bois. Au risque d’un orgelet elle regarda et vit le cavalier dans la ruelle des Rougnes, ainsi nommée pour receler tout ce que le village rejetait comme ordures. Peu de chose en réalité puisque tout servait un jour ou l’autre, mais ce peu, à longueur de décennies s’accumulait là, abandonné volontairement ou poussé par le torrent d’air glacé qui y coulait. Comme s’il avait tranché au cœur des maisons cette coupure, une plaie puante…

Ce froid qui agressait son œil, la faisant pleurer, l’obligea à rejeter sa tête en arrière et à s’essuyer. Elle n’était pas certaine d’avoir réellement vu un cavalier immobile dans les Rougnes. La ruelle était si étroite que les étriers auraient raclé les façades dans un bruit de ferraille. Elle pensa que ses larmes lui avaient déformé une vision d’ombres. La lanterne vacillait en veilleuse pâle, faisait danser de fausses apparences. Elle trouva assez de courage pour regarder à nouveau, crut le voir une seconde fois. À environ deux mètres du sol, il y avait surtout une blancheur. Ce visage de carême qu’avait annoncé la Marinette. Ailleurs, on parlait de crâne squelettique.

Revenue dans son lit, elle décida de partir pour la borde. Eugène hurlerait mais elle ne reviendrait pas seule dans cette maison. Et puis une idée folle la fit gémir sous ses couvertures et l’édredon où elle avait même enfoui sa tête. Et si le cavalier avait dessiné une main sans annulaire sur leur porte ? Les marquant comme du bétail, les désignant ainsi à la suspicion du village, suspicion qui déjà fermentait dans les esprits depuis quelque temps.

Rhabillée en claquant des dents, descendue dans le noir, elle posa son bougeoir sur une petite table à l’entrée de la maison, ne l’allumerait que brièvement une fois le battant de la porte ouvert vers l’intérieur de la maison. Même si un voisin veillait à sa fenêtre, il n’apercevrait qu’une vague lueur sans en comprendre la raison. Elle ne savait comment elle ferait disparaître le dessin d’une main mutilée. Un de Soulatgé aurait raboté sa porte, disait-on.

Cette porte, qu’elle cirait amoureusement tant elle la trouvait belle, luisait et elle dut approcher la flamme pour vérifier qu’il n’y avait aucun dessin accusateur.

Au moment de se recoucher, elle prit la décision de préparer ses affaires pour rejoindre la borde. Un peu de linge de rechange et quelques provisions.

Cinq heures sonnèrent au clocher de l’église lorsqu’elle referma la porte derrière elle. Dans quelques heures, ce serait la grande effervescence dans la rue lorsque ses volets resteraient fermés. Mais il y aurait toujours quelqu’un pour rassurer les voisines. Il y avait toujours quelqu’un. Serait-elle sortie à 2 heures en passant par l’arrière de sa maison qu’on aurait surpris son départ.

Elle emprunta un sentier raide qui rejoignait le ruisseau de Laurio en direction de l’Auradieu, suivit un temps la route de Soulatgé, mais voyant venir une voiture, elle se jeta dans la bordure. C’était une grosse charrette de sept attelée à trois chevaux qui remontaient des barriques de vin vers Mouthoumet sûrement. L’odeur forte de la transpiration des chevaux la chavira de dégoût. Désormais, elle se méfiait de ces animaux dont certains pouvaient pousser des cris terrifiants.

Elle s’arrêta au jour, la borde n’était pas vraiment très loin, mais il fallait sans cesse grimper des sarrats, des collines abruptes, ou les contourner. Elle mangea une rondelle de saucisson avec un quignon. Elle humait l’air à la recherche de l’odeur des vaches pour s’orienter. Lorsqu’elle atteignait une hauteur, elle perdait du temps à essayer de repérer le mystérieux cavalier, certaine qu’il errait tout autour d’elle. Elle mangeait en regardant le jour essayer de se lever derrière le Milobre de Massac, le point le plus haut de cette escalade de plateaux. Le soleil peinait à cause d’une barre de brumes.

Là-bas, à la limite de la Bouisse, un pan de terre bougeait imperceptiblement à flanc de coteau. Un gros troupeau de moutons. Elle se dit que si Eugène avait acheté des moutons il aurait moins fait de jaloux, mais avec les vaches il provoquait le vieux désir jamais satisfait des gens de la terre. Ici on était à la limite, les garrigues venues du bord de mer s’épuisaient, se laissaient pénétrer de pâtures timides bonnes pour les vaches. Et puis un animal de plusieurs centaines de kilos donnait des rêves d’opulence dorée à chacun. Cette abondance de chairs plus douces que celles plus corsées des moutons, enchantait les esprits.

Cécile soupira, craignant la folie des hommes, surtout celle d’Eugène avec son troupeau de cinquante bêtes. Avait-on jamais vu pareilles richesses dans toutes les Corbières ?

— Nous serons des paysans cossus, lui avait-il murmuré un soir qu il la chevauchait, et sa jouissance giclait plus de son orgueil que de son corps.

Elle recherchait la peau de sa tranche de saucisson pour l’enterrer avec les miettes de son pain. Que nul ne relève les traces de son passage. Elle ne savait exactement la raison de ces précautions, mais depuis le départ elle essayait de masquer sa destination. Quelque part dans son corps, là où l’angoisse fleurissait, s’obstinait l’idée que ces vaches soi-disant venues de ce pays minuscule coincé dans ses neiges une bonne partie de l’année, devaient rester des animaux imaginaires, clandestins que le cavalier inconnu ne parviendrait pas à retrouver pour confirmer ses soupçons. Si Eugène crevait d’envie de les exhiber, elle les cachait, les effaçait de sa vie de tous les jours, de ses réflexions, se refusait de les compter dans leur patrimoine.

Comme leur pauvreté d’avant la guerre lui paraissait paisible, innocente. La misère à cause d’un vin trop léger et souvent un souper de gueux, juste un peu de pain aillé frit dans le saindoux, rance si possible. Elle en salivait encore avec le regret de la sérénité perdue.

Lorsqu’elle aperçut les falaises dans le creux desquelles se blottissait la borde, elle ralentit le pas, incertaine maintenant d’avoir bien fait de venir là. Eugène serait furieux, mais ce n’était pas ce qui lui faisait appréhender leur rencontre. Les quatre hommes, les neveux, déjà des garçons râblés seraient surpris par son arrivée en pleine jubilation de possédants. Depuis le retour d’Eugène, ils vivaient sûrement dans l’ivresse de se découvrir nantis. Et voilà qu’elle surgirait avec son visage déjà habituellement triste annonçant des soucis, des craintes dont ils ne pourraient pas toujours se moquer. Elle désespérait de leur faire entendre raison, resterait seule avec ce fardeau dont elle ne voulait pas.

Une fois de plus elle s’arrêta, s’accroupit dans un recoin de roche tapissé de mousse rouillée. Comme si elle allait vomir.

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