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Furieuse de s’être laissé égayer par l’intervention de la servante et surtout son « madame Zélie » elle voulut reprendre son sérieux mais dans les yeux clairs de Julien Molinier dansait une subtile tendresse, ironique lui semblait-il. Comment pouvait-il se permettre de la regarder ainsi comme si leur familiarité, l’espace d’un fou rire, l’encourageait à espérer d’autres abandons. D’ores et déjà avec les derniers buveurs, les placiers et forains carrés sur leur chaise pour le souper, elle venait de perdre son statut de veuve et la considération attachée à celle qui a perdu un mari à la guerre. Une mort banale aurait pu faire accepter quelques frivolités, mais celle d’un héros enfermait les épouses dans un carcan d’austère comportement pour le reste de leur vie. Elle ne se souciait guère de ces rites abandonnés dans les Corbières par les Sarrasins peut-être, les Espagnols ou toutes les invasions connues et inconnues. Elle pleurait Jean parce que c’était son grand amour mais ne voulait pas sacrifier aux usages édictés par on ne savait plus qui.

— Juste du bouillon ? fit le garçon, lorsque la servante vexée eut disparu dans le boyau de la cuisine.

— Je ne suis pas là pour festoyer.

— Festoyer chez Marceline c’est exiger beaucoup. On en sort rassasié mais à part les jurons des manilleurs et les rires gras des buveurs d’absinthe, où voyez-vous festoyer ? Il y aura de la bécasse, certes, mais trop cuisinée, je sais. Peut-être trop faisandée aussi.

— Retournez à Paris sans tarder, fit-elle. Ici c’est le courant et non le luxe. Mais j’attends vos explications sur ce portrait.

Il soupira de désenchantement et commença son histoire. Sous-lieutenant il était chargé des contacts avec les francs-tireurs qui soi-disant harcelaient l’ennemi en coups de main rapides et meurtriers, apportaient des renseignements sur la position des Prussiens.

— J’ai aperçu Jean Terrasson occupé à photographier un cygne égaré au milieu des canards dans la mare puante d’une ferme abandonnée. L’oiseau blanc avait dû se poser là en attendant des jours meilleurs, mais devait se défendre contre les mulards furieux. Votre mari était passionné par ce spectacle. J’ai commencé à jouer l’officier blanc-bec soupçonneux jusqu’à ce que nous finissions par bavarder en vieux amis. Et il m’a proposé une photographie, sur mon cheval d’abord et puis un portrait pour ma mère.

— Il lui était difficile de développer les clichés.

Les produits nécessaires, la cuvette, l’égouttoir, le collodion n’avaient jamais été dans la sacoche de cuir fauve mais dans un sac plus banal avec les châssis. Où était-il désormais ?

— Il avait lié connaissance avec un vieux photographe de la petite ville voisine de la Ferté-Saint-Aubin, et dès qu’il avait quartier libre il allait passer des heures dans son laboratoire. C’est ainsi que j’ai eu mon portrait encadré que j’ai pu expédier à ma famille.

Jamais son mari ne lui avait raconté cet épisode dans ses lettres ni ses séjours chez un photographe du coin.

— Vous rencontriez les francs-tireurs ? fit-elle avec réticence redoutant la réponse.

— Oui et votre mari appartenait à un corps franc commandé par le sergent Ripois.

Une fois Jean avait mentionné ce nom.

— Ces corps francs, ces groupes de francs-tireurs, mur-mura-t-elle, sont aujourd’hui accusés d’avoir ravagé les pays où ils opéraient, se livrant plus à des pillages qu’à des coups de main. Vous savez que j’ai été requise par la gendarmerie et le capitaine Savane d’autre part pour photographier d’anciens mobiles du canton et de deux villages, dont votre Rouffiac. Parmi eux certains seraient suspectés d’avoir commis des crimes odieux. L’affaire Bourgeau vient confirmer ces accusations jusque-là mal établies.

— Mais que feront-ils, les gendarmes et le capitaine Savane, de ces photographies ? Qui les examinera, qui conclura qu’un tel faisait partie de ces canailles cupides ? Existerait-il une victime là-bas décidée à témoigner ? Du côté d’Orléans ?

Sa question la rendit méfiante. Se doutait-il qu’il y avait dans une des chambres de l’auberge une inconnue qui justement devenait la principale accusatrice dans toute cette affaire. Mais ce que Zélie ne parvenait pas à élucider c’était que son Jean ait été mêlé, sûrement à son corps défendant, à ces crapuleuses histoires. Elle espérait que Julien Moulinier lui apporterait quelques indices à défaut d’éclaircissement, mais depuis cette question sur l’éventuelle existence d’un témoin la rendait circonspecte.

— Votre mari appartenait au meilleur des corps francs, celui du sergent Ripois. Un groupe exemplaire qui effectua de nombreux coups de main et ramena des renseignements importants à l’état-major de la première armée de la Loire. Nous pensions aller délivrer Paris à cette époque.

Ces louanges la laissèrent silencieuse, méfiante. Ce garçon flattait ce groupe auquel appartenait Jean en espérant l’émouvoir et conquérir sa confiance. Dès lors elle refusait de croire qu’il n’agissait que pour la séduire, le soupçonnait d’intentions plus obscures.

— Bourgeau n’appartenait pas à ce corps franc je suppose ?

Julien Molinier perdit son sourire :

— Certainement pas. Deux, trois fois j’ai entendu prononcer son nom avec horreur.

— Pourquoi êtes-vous allé à Lanet voir la veuve Grizal ?

— Je n’ai fait que mon devoir. Son mari s’est comporté en brave comme votre époux et je voulais la rencontrer pour lui remettre un peu d’argent.

Qui mentait, ce garçon ou bien Carmen la déshéritée ? Après tout, celle-ci n’avait pas à lui dire que son visiteur lui avait aussi donné de l’argent. Mais elle lui avait caché qu’il s’agissait du sous-lieutenant Molinier qui avait connu son mari sur la Loire.

— Vous vous êtes intéressé à un papier d’emballage, fit-elle en surveillant sa réaction.

— Vous savez également cela, murmura-t-il d’un air réfléchi. Elle avait reçu le maigre contenu des poches de Grizal.

Je me suis rendu à Saint-Paul-de-Fenouillet où j’ai eu la chance de savoir qui avait envoyé ce paquet. Pour l’instant je me garderai de révéler son nom.

Sur le qui-vive, toujours boudeuse, la servante apporta la soupière du bouillon et les hors-d’œuvre de Julien Molinier. Elle les observait du coin de l’œil redoutant qu’ils ne se mettent à rire d’elle. Elle parut soulagée de repartir.

— Que cherchez-vous donc, lieutenant Molinier ?

Il avait plongé la louche dans le bouillon et la servait.

— Lorsque vous m’avez photographié là-bas à Rouffiac j’ai considéré que c’était un affront. Oh ! vous n’en êtes pas l’auteur mais j’ai pensé qu’on nous soupçonnait en tas, sans distinguer ceux qui avaient été de bons soldats des canailles. Je suis allé menacer Charles Rescaré d’une raclée s’il n’avouait pas avoir tenté de vous asphyxier en bouchant votre cheminée. Il m’a juré qu’il n’y était pour rien. Là-dessus les gendarmes de Tuchan sont venus enquêter à la demande du brigadier Wasquehale. Entre nous, vous avez là un homme qui prend grand souci de vous. Le fameux boa de jute rempli de sable qui entourait votre tuyau de cheminée venait de chez ses parents. Sa mère l’avait en partie cloué à sa porte mais à l’extérieur. Quelqu’un l’a arraché pour boucher votre évacuation de fumée. Charles Rescaré doit se présenter à Tuchan mais a préféré se cacher, l’imbécile. Voilà aussi pourquoi je m’intéresse à toutes ces histoires.

— J’ignorais ce que vous me dites, fit-elle, confuse que le garnement qu’elle avait photographié soit ennuyé à cause d’elle.

— Charles est un vaurien sans méchanceté si vous voulez, mais il n’a pas appartenu à ces corps francs soupçonnés de mauvais coups. Je le sais car je le surveillais de près, là-haut sur la Loire.

À ce moment le capitaine Jonas Savane entra dans la salle, ne parut pas les voir et se dirigea vers l’escalier des chambres dans le corridor.

— Tiens, il loge ici ?

Ne sachant trop que dire Zélie joua l’étonnement :

— Je ne sais pas.

— La servante doit bien savoir elle ?

Plongeant sa cuillère dans le bouillon Zélie évita de répondre, redoutant que le garçon ne questionne la jeune fille. Celle-ci était bien capable de parler de la dame cloîtrée dans sa chambre.

La servante, dès que Julien Molinier lui posa la question, regarda du côté de la cuisine, puis Zélie, se tortilla un peu avant de bredouiller que le capitaine allait voir quelqu’un.

— Une dame ? plaisanta le sous-lieutenant.

— Quelqu’un ! s’obstina stupidement la servante.

— Je vois, dit Molinier gentiment. Il ne peut la recevoir dans la maison de famille qui est fortement dégradée, la maison au cadran.

La servante s’éloigna très vite et Zélie se demanda si la curiosité de ce garçon un peu trop sûr de lui se trouvait apaisée.

— Vous saviez que le capitaine Savane était de la région et plus précisément avait eu des attaches à Mouthoumet ?

— Il n’en a plus, sa famille est dispersée aux quatre vents.

— Vous l’avez rencontré quelquefois lorsque vous étiez sur la Loire ?

— Je l’ai aperçu mais je déteste ces officiers plus efficaces contre les Français que contre les Prussiens. J’ai toujours estimé que le capitaine Savane n’était pas un homme fréquentable.

— Il n’est pas de votre monde, c’est ça ? lança-t-elle goguenarde.

— Il est d’une grande famille mais se complaît dans des besognes de basse police.

Lorsqu’ils eurent terminé leur dîner, il était près de 11 heures et Zélie décida d’aller se coucher sans attendre. Comme elle rejoignait sa chambre la porte de Sonia Derek s’ouvrit et le capitaine Savane lui fit signe de le rejoindre. Dès le seuil elle se sentit mal à l’aise car cette pièce la troublait de trop de parfum, de son lit comme hâtivement refait, de l’attitude gênée de Sonia alors que Savane paraissait à son habitude.

— J’ai soudain pensé que vous pouviez photographier madame Derek ce soir même. Il est tard, les rues sont désertes. Allons jusqu’au fourgon, je vous aiderai pour le magnésium.

D’un geste furtif Sonia essayait de rajuster le haut de son corsage et Zélie remarqua qu’elle avait sauté une boutonnière en s’habillant. Ou en se rhabillant.

Selon les instructions de Savane et avec la complicité sans enthousiasme de Marceline ils se retrouvèrent tous trois dans la roulotte. Zélie arrivée la première avait déjà préparé la séance et grâce à l’implication de Savane avec le magnésium put prendre plusieurs clichés. Elle les laissa repartir avant de rejoindre elle-même l’auberge, eut l’impression que quelqu’un l’observait non loin de là.

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