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Les journalistes parisiens, déjà annoncés à Soulatgé par ces deux chroniqueurs régionaux, avaient envahi Mouthoumet durant l’absence de Zélie et ce fut Julien Molinier qui l’en avertit en venant à sa rencontre. Lorsqu’elle le vit sur son alezan au Pont d’Orbieu elle ne put s’empêcher de soupirer de soulagement. Même si ce garçon s’empressait un peu trop elle appréciait de le voir après la traversée des gorges et surtout la rencontre avec Carmen Grizal. Depuis ses révélations elle ne savait que faire, avait besoin de réfléchir et le sous-lieutenant l’inquiétait avec la description de la folie qui s’était emparée du chef-lieu de canton. Les nouveaux venus exigeaient des chambres, des attelages, se montraient désagréables avec la population qui ne savait que penser de ces intrus.

— Toutes les chambres de Marceline sont prises. Au début ils en voulaient chacun une mais désormais acceptent d’y coucher à trois. D’autres louent chez l’habitant.

— Mais combien sont-ils ?

— Une bonne douzaine sans parler des provinciaux. Il en est même arrivé de Bordeaux. Je suis venu à votre rencontre car la plupart cherchent à vous voir, veulent les photos que vous avez prises. Elles faciliteront l’écriture de leurs articles et surtout le travail des dessinateurs de presse. Ils sont prêts à vous les payer très cher, voire à vous les voler et votre fourgon ne pourra pas être rangé n’importe où…

— Je ne peux disposer des clichés, fit-elle, en surveillant Roumi qui n’appréciait toujours pas l’alezan, même si ce dernier restait en retrait, obligeant son cavalier à se pencher sur son encolure pour dialoguer avec elle.

— Venez chez la cousine de ma mère, vous y serez la bienvenue et le fourgon s’y trouvera en sécurité. De plus ce n’est pas très loin de Mouthoumet et vous aurez à votre disposition les attelages les plus divers. C’est une belle campagne que la Coumo qui se prolonge de la propriété des Fénals.

Julien Molinier ne désarmait pas, cherchait par tous les moyens à l’obliger.

— Je laisserai le fourgon devant la gendarmerie, répondit-elle sans se fâcher. Il y sera en sécurité.

Pendant quelques minutes il chevaucha le long du fourgon, se laissa même légèrement distancer comme s’il boudait. Mais son naturel reprit le dessus :

— Demain matin le Parquet et les gendarmes reçoivent tous ces gens-là pour leur donner quelques précisions, sinon ils vont se répandre dans tout le pays et écrire ensuite n’importe quoi en reproduisant rumeurs et racontars. Si vous y êtes conviée accepterez-vous de m’en faire le récit ensuite ?

— Ces tragédies vous intéressent tant ? Je croyais votre vie plus encline à des préoccupations moins sinistres.

— Autrement dit vous me prenez pour un cynique et un plaisantin ? Croyez-vous que je me consacre uniquement aux plaisirs futiles ?

Elle se contenta de sourire mystérieusement et il se mit en colère :

— Bien sûr un homme comme le capitaine Savane vous paraît autrement plus sérieux, lui qui traque ces infortunés mobiles qui sont allés faire leur devoir et sont revenus sans revendiquer de gloire. Cette nuit même il courait les routes avec un cabriolet et l’on m’a dit qu’il avait été aperçu du côté de Montjoi ?

Zélie réussit à ne pas rougir mais cette insinuation la faisait bouillir intérieurement. Bien entendu peut-être inventait-il ces propos pour observer ses réactions.

— Vous surveillez le capitaine Savane jour et nuit ? se moqua-t-elle.

— Il m’agace avec ses airs de grand inquisiteur. Vous savez ce pays a connu jadis la véritable Inquisition et depuis n’aime guère ce genre de harcèlement.

— Peut-être que le capitaine Savane vous surveille lui aussi, lança-t-elle, pour regretter aussitôt de s’inspirer des propos étranges de Savane l’avant-veille, au cours de leur dîner.

— Mais j’en suis très honoré, dit-il. Ainsi je suis proche des mobiles qu’il harcèle.

À la gendarmerie elle ne trouva qu’un gendarme ne sachant plus où donner de la tête. Il comprit que les photographies que détenait la jeune femme pouvaient tenter ces inconnus à l’affût de leur contenu. Elles devaient être mises en lieu sûr, tout comme le fourgon menacé de visites nocturnes.

Elle détela Roumi pour le conduire à l’auberge et ce fut une bonne ruse que de passer de l’écurie à l’escalier de l’étage pour éviter la salle remplie de journalistes parlant haut et buvant sec, bousculant les joueurs de cartes, les habitués. Elle put atteindre sa chambre sans avoir été importunée, s’allongea sur son lit avec plaisir. Marceline avertie de son retour vint lui conseiller de ne pas paraître, car cette bande d’énergumènes la réclamait sur tous les tons. Certains, déjà énervés par l’absinthe, se comportaient comme des malotrus.

— Je ferai porter le souper chez l’autre, la témoin, dit-elle, vous vous débrouillerez toutes les deux.

Le premier réflexe de Zélie fut de se dire qu’elle se passerait de repas pour éviter cette compagne trop vulgaire, mais la curiosité la poussa à la rejoindre. Elle croyait trouver Sonia Derek hostile, voire maussade, mais apparemment elle avait des motifs de satisfaction car elle ne cessait de chantonner. Perfide, Zélie lui demanda si ce retour nocturne en compagnie du capitaine s’était déroulé sans ennuis.

— C’était très bien, répondit-elle, et Zélie chercha en vain dans la sobriété inhabituelle de cette réponse un sous-entendu quelconque, n’en trouva aucun, redouta que cela ne cache un sentiment plus profond.

— Ma photographie va-t-elle se promener entre de nombreuses mains ? lança-t-elle faussement inquiète.

— Méfiez-vous de ces journalistes que l’on entend mener tapage au rez-de-chaussée. S’ils se doutent de votre importance de témoin, ils chercheront sans scrupules à se procurer votre image qu’un dessinateur reproduira afin qu’elle paraisse dans les journaux. Déjà à Soulatgé deux d’entre eux m’ont fait des offres élevées et ce n’étaient que des gens de la région. Les Parisiens disposent de plus d’argent.

Du coup Sonia cessa de fredonner comme elle le faisait depuis l’arrivée de Zélie et son teint éclatant se ternit :

— Je vous défends de vendre mon image.

— Vous n’avez pas besoin de me le dire, je suis tenue au secret professionnel et mon travail actuel est strictement réservé à Wasquehale et au Parquet, puisque celui-ci finit par estimer que mes épreuves peuvent l’aider dans l’enquête.

Le lendemain elle essaya de s’habiller comme n’importe quelle femme du village, oubliant sa coquetterie habituelle. Ainsi rendue anonyme elle eut l’audace d’aller trouver Wasquehale et de lui demander la permission d’assister à cette rencontre avec les journalistes.

— Vous savez très bien qu’ils vous recherchent fébrilement et je ne pense pas que le Parquet soit d’accord. Mais je comprends votre curiosité et si juge et procureur sont d’accord je vous installerai dans la petite pièce voisine. En entrouvrant la porte vous entendrez tout ce qui sera dit. Le procureur puis le juge vont exposer ce qu’ils estiment déjà bien répandu par les rumeurs, mais ne répondront pas aux questions.

Une heure avant le début de cette réunion qui devait débuter à 3 heures, elle se trouvait installée dans une sorte de débarras sans fenêtre, écoutant le brouhaha des conversations devenir de plus en plus inaudible. Puis un silence accueillit le procureur, le juge et le brigadier.

D’une voix sans nuances et d’un débit trop rapide, le procureur Jansoin expliqua ce que l’on connaissait des meurtres des quatre Bourgeau et de la tuerie des vaches.

— Léon, le frère et un de ses fils, Alcide, se sont certainement couchés ivres, selon le rapport d’autopsie, les deux autres, Eugène et son neveu Sébastien, restèrent debout. À un moment difficile à établir ils eurent leur attention attirée par une flamme qui s’élevait du côté d’une paroi rocheuse et ont décidé d’aller voir ce que c’était. Nous pensons, sans être certains, que déjà plusieurs vaches avaient été égorgées.

Ils découvrirent leurs cadavres et fous de rage commirent des imprudences. Nous savons qu’ils possédaient des fusils de chasse et un chassepot. Ils ont couru vers cette flamme, découvert qu’une torche brûlait. Une simple torche de résine comme on en utilise pour les recherches nocturnes, les fêtes. Ces deux hommes ont été froidement abattus au chassepot. Par un tireur d’élite, car aucune des deux victimes n’a eu le temps de faire demi-tour ou de se cacher quand la première est tombée.

Ce fut le juge qui reprit le récit. D’une voix plus agréable, veloutée, en homme qui cherche à séduire. Le ou les assassins s’étaient alors dirigés vers la bergerie, avaient commencé par tuer Léon Bourgeau à l’étage.

— Alcide son fils n’a apparemment rien entendu et a reçu une balle mortelle lui aussi. Ces deux hommes ont été tués avec un revolver à barillet de type Colt. Une arme encore rare en France, du moins en province mais bien connue des armuriers parisiens. Peut-être que l’usage d’une arme de poing pour ces deux derniers crimes suppose le geste d’un homme seul. Les autres vaches furent égorgées, voire abattues par la suite. Pressés par le temps les coupables allumèrent quatre torches devant la bergerie, pour attirer le troupeau et ainsi ils purent en finir plus rapidement.

Mal à l’aise, le procureur intervint pour dire que le seul rapport entre ce crime et ceux de Soulatgé venait du fait que Bourgeau Eugène et Louis Rivière étaient d’anciens mobiles.

Bien que les journalistes aient été interdits de questions l’un d’eux, à gouaille parisienne, demanda s’il était vrai qu’une enquête sur des détrousseurs de cadavres ayant opéré durant la guerre fût effectuée en ce moment dans le pays, et si oui n’était-ce pas l’explication de ces crimes qui ressemblaient à des règlements de comptes ? Courroucé le procureur répondit que c’était exact mais enchaîna avec la mort des Rivière, alors qu’ils rentraient chez eux dans leur charrette, juchés sur un tas de fagots. L’enquête avait prouvé qu’un cavalier surgi d’un chemin sur leur droite les avait abattus.

— Le fameux Cavalier-squelette ? lança un Toulousain reconnaissable à l’accent.

Le procureur se fâcha et annonça que la réunion était terminée. Il cria que la bonne volonté du Parquet se trouvait bafouée par des réactions aussi intempestives que déplacées à ce niveau de l’enquête.

Ce fut presque l’émeute avec des cris, des bousculades, le Parquet qui se retirait, les gendarmes qui évacuaient la pièce avec une certaine nervosité. Lorsque le silence revint Zélie abandonna son placard et sortit à l’air libre. Elle quitta la gendarmerie mais fut rejointe par le capitaine Savane qui venait d’apprendre sa présence discrète à la réunion.

— Le procureur n’aurait pas dû se fâcher, dit-il en la raccompagnant. Maintenant ces gens-là vont exploiter les ragots, les rumeurs, les inimitiés et écrire n’importe quoi. Êtes-vous bien rentrée de votre tournée, avec de belles photographies je suppose ? Celles de Sonia Derek sont parfaites.

— J’ai quelque chose à vous confier, dit-elle soudain.

Il l’accompagna à l’écurie. Tandis qu’elle brossait le poil de Roumi elle parla de Carmen Grizal, remonta à sa première rencontre, termina par la dernière.

— Les affaires de son mari envoyées depuis Saint-Paul-de-Fenouillet par ce Gaillac, du moins par son fils maçon dans cette petite ville ? fit-il d’un air songeur. Mais pourquoi avoir payé soixante-dix francs cette confidence ?

— Parce que je sais que mon mari a été également détroussé. On ne lui a pas cisaillé l’annulaire mais on a pris ses affaires dont son appareil de photographie démontable, et pourquoi pas les plaques et les épreuves sur papier qu’il n’aurait pas eu le temps de développer.

Elle se trouvait de l’autre côté de son cheval et ne pouvait apercevoir que le haut de son visage. Elle lui trouva le regard presque douloureux :

— Ma chère amie vous devriez vous méfier de certain beau parleur qui depuis son retour de la guerre chevauche dans le pays pour dresser contre moi les démobilisés, sous prétexte de prendre leur défense. Il déclare partout que nul ne s’est rendu coupable d’actes de pillage, que chacun a fait son devoir avant de s’en retourner dignement chez lui. C’est oublier les Bourgeau qui sont revenus riches, avec un couffin rempli d’or et de bijoux et aussi l’appareil de votre mari. Je ne crois pas que votre mari aurait trouvé le temps de développer ses prises de vue. Il lui fallait un laboratoire et du temps, or dans ces corps-francs ils n’en avaient guère ces appelés, toujours sur la brèche.

— Mon mari utilisait le matériel et les services d’un photographe de la Ferté Saint-Aubin. Et cela dès qu’il bénéficiait d’une permission. Il avait quarante ans, capitaine, et à ce titre pouvait jouir de certains avantages auxquels les plus jeunes ne pouvaient prétendre. Il disposait de ses temps libres pour assouvir sa passion et n’en profitait pas pour mener joyeuse vie.

— C’est vrai, murmura-t-il, comme s’il avait commis une erreur en n’en tenant pas compte. Il est tout à fait normal que vous cherchiez à en savoir un peu plus sur ce qu’était la vie de votre mari au cours de cette guerre stupide, mais est-ce toujours ce jeune godelureau qui vous inonde de renseignements si précis ? Ce sous-lieutenant caracolait dans tous les coins mais je doute qu’il ait participé à de glorieux faits d’armes.

Savane l’agaçait et ce terme de godelureau était une offense pour la jeunesse, la gaieté, l’insouciance aussi de Julien Molinier qui n’en était pas moins un joli garçon, un être charmant qui à son corps défendant la laissait parfois rêveuse. Non seulement rêveuse mais nostalgique de sa prime jeunesse, à l’époque où de timides jeunes gens faisaient la roue autour d’elle et de ses compagnes se promenant sur le mail, sous leurs ombrelles en chantilly et pouffant comme des dindes stupides.

— Avez-vous reçu des clichés développés ou non ?

— Je vous ai déjà répondu que non lors d’une de vos questions soupçonneuses. Vous me menaciez presque du tribunal militaire.

— J’en suis désolé, mais cet état militaire m’imprègne un peu trop. Il est temps que je l’abandonne et avec lui cette sévérité.

— Pour retourner à votre art de comédien et acheter votre théâtre ? dit-elle. J’ai vu un beau portrait de Julien Molinier, une véritable œuvre d’art due au talent de mon mari, monsieur le capitaine.

Savane furieux se dirigea vers le portail de l’écurie, se retourna pour lancer :

— Si vous en êtes a admirer son image vous voilà bien mal partie, ma chère.

Furieuse elle remonta dans sa chambre et quand elle ouvrit aperçut une lettre glissée sous la porte. Madame Molinier l’invitait pour le dîner chez sa parente et son fils Julien se ferait une joie de venir la chercher et de la raccompagner.

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