Le vieux Maurice avait insisté pour garnir et allumer son petit poêle en fonte. Il avait scié du bois à la dimension de ce foyer étroit, en avait empilé les bûches à côté.
— Il fait froid la nuit ici. Le Cers nous frappe en plein avant de contourner Peyrepertuse. C’est du bois d’aouzine vieux de trois ans. Il y a aussi un peu d’olivier, de ceux que j’ai élagués l’an passé.
L’aouzine, c’était du chêne-vert huileux qui flambait bien. Zélie se résigna devant tant de bonne volonté, dut reconnaître qu’il ne faisait pas chaud dans le fourgon, mais elle n’avait jamais aimé qu’ils allument ce poêle et que la cheminée extérieure fume. Du coup les gens les assimilaient à des caraques enfouis dans leur verdine et les gosses venaient le leur crier à la tombée de la nuit.
— Qu’as-tu contre les gitans, se moquait Jean, pourquoi tant de fierté dédaigneuse ? Tu n’as pas de poules à voler.
— Je n’ai pas été élevée dans une roulotte, protestait-elle furieuse. Et encore moins dans une verdine.
À cette époque-là, elle ne prononçait jamais ce mot de roulotte, lui préférait celui de fourgon, mais avec la disparition de Jean elle l’utilisait parce que lui aimait ce qu’évoquait ce mot. Lorsqu’ils préparaient à Lézignan l’une des deux tournées annuelles il ne tenait plus en place, la bousculait, ne cessait d’apporter des améliorations à leur maison sur roues, aurait emporté trop d’affaires. Roumi appréciait ces voyages que Jean appelait expéditions, en souvenir de ses lectures d’enfant. Le cheval supportait tous les temps, excepté le vent, le Cers aiguisé comme un rasoir. Alors Zélie lui attachait une couverture sur le dos pour qu’elle ne glisse pas, cachait ses oreilles sous un bonnet. Quand il faisait très froid Jean faisait du vin chaud épicé et ne manquait pas d’en apporter à leur cheval. Ce dernier aimait aussi le sucre trempé dans sa tasse de café à elle, refusait celui de Jean.
Avant de se coucher, le vieux Maurice vint voir si tout allait bien. Elle venait de terminer le développement du cliché de Chartes Rescaré et il apprécia :
— Vous en avez presque fait un monsieur distingué de ce sale voyou. N’empêche que je ne serais pas surpris qu’il soit retenu à la gendarmerie malgré ce portrait flatteur. Ce bon à rien joue de l’argent dans tous les cafés de la région. D’où sort-il les sous ? Il est parti les poches retournées à la guerre et maintenant il bombe le torse.
Une nouvelle fois, il regretta qu’elle ne couche pas chez eux après avoir passé la veillée à boire de la tisane. C’était la deuxième fois depuis la mort de Jean qu’elle venait là et ils se faisaient beaucoup de souci pour elle. Elle était sûre que par la suite ils parlaient souvent de sa visite, la suivaient en pensée à chaque étape de sa tournée.
Elle essaya de lire un ouvrage que Jean appréciait, Madame Bovary, mais l’abandonna. Ce livre sans l’effaroucher la mettait mal à l’aise. Jean lui avait dit que l’héroïne trompait son mari, finirait dans le crime et le suicide. Pourquoi restait-elle avec lui dans ce cas et ne s’enfuyait-elle pas ?
Elle verrouilla sa porte, se coucha, souffla la mèche de sa lampe. Elle avait marché tout le long du chemin depuis Soulatgé et déjà la veille en avait fait de même depuis Auriac. Elle éloigna la lampe à cause de l’odeur du pétrole.
S’étant endormie avec ce relent dans la gorge elle crut que c’était ce qui l’empêchait de respirer. Il y avait aussi un claquement régulier sur sa gauche. Elle ouvrit les yeux, se leva pour se précipiter vers la petite fenêtre latérale, tira si fortement les vitres que toute la roulotte trembla. Les volets repoussés, elle se pencha pour respirer l’air glacé de la nuit. Elle sentit venir la nausée, se pencha et vomit le pain et le fromage de son souper.
Lorsqu’elle se redressa, au passage l’odeur de fumée la caressa et elle comprit que toute la roulotte en était pleine. Elle alla ouvrir l’autre fenêtre pour faire courant d’air, finit par trouver les allumettes et donner de la lumière. Son petit poêle pouffait en bouffées noires qui soulevaient son rond de fonte et le laissaient retomber avec un clac régulier. La fumée ne s’évacuait plus. La cheminée avait été ramonée, comme les tuyaux à la fin de l’hiver dernier. Elle pensa que la mitre qui dépassait du toit voûté du fourgon s’était détachée. Peut-être que mal assujettie elle avait fini par s’arracher avec les cahots supportés sur ces mauvais chemins.
Avec le tisonnier elle souleva le rond de fonte, le déposa sur le plancher, libéra la fumée. Mais les flammes étouffées jusque-là jaillirent du cylindre et l’effrayèrent. Elle courut prendre un cruchon rempli par Maurice et arrosa les braises, provoquant une vapeur âcre mêlée à cette fumée étouffante. Elle pleurait de rage, voyant tourbillonner des confettis de suie. Il lui faudrait des heures de nettoyage avant que ce Julien Molinier, ex-sous-lieutenant des mobiles ne vienne se faire photographier.
À 3 heures du matin elle avait tout récuré et il lui restait à peine assez d’eau pour se laver. Elle la fit chauffer sur le réchaud à alcool, mais quand l’eau se mit à bouillir elle ne songeait plus qu’à se coucher.
Ce fut le hennissement de Roumi qui la sortit de son profond sommeil. Elle croyait avoir rêvé la nuit qu’elle venait de passer mais les serpillières qui séchaient au-dessus de l’évier lui rappelèrent qu’elle avait failli mourir, asphyxiée par son poêle. Elle s’habilla, courut sous le préau. Le matin Roumi buvait beaucoup avant de plonger la tête dans son sac d’avoine. Tandis qu’il aspirait, avec un sifflement qui paraissait l’amuser, l’eau d’une comporte de vendanges, elle regardait le soleil couler sur le côté de sa roulotte. Jamais elle ne dormait aussi tard, mais Maurice et Adélaïde n’avaient pas encore ouvert leurs volets. Ce fut en revenant qu’elle constata que la cheminée en zinc avait doublé de volume. Elle s’approcha, se demanda ce que faisait cette toile de sac enroulée autour de la mitre. Celle-ci dépassait le toit de cinquante centimètres, réglée en hauteur par Jean après plusieurs essais de tirage. Sur la demande de Zélie il pouvait démonter la partie extérieure, mettre un cache pour obturer le trou rond. Ainsi l’été, lors de leur tournée, ils avaient moins l’air de bohémiens, pensait-elle.
Sous le préau, elle trouva une échelle à cerises en forme de sifflet et l’emporta en toute hâte, suivie par le regard de Roumi qui mâchonnait son avoine. Elle voulait tout enlever avant que le vieux couple ne paraisse, ne désirait pas qu’ils découvrent qu’on avait bouché sa cheminée avec une sorte de sac en jute rempli de sable humide. Comment avait-on pu accomplir ce sale travail sans faire de bruit ? Elle s’était profondément endormie dans la première partie de la nuit mais aurait dû surprendre l’inconnu. Le toit bombé craquait lorsqu’on marchait dessus.
Elle était en train de trancher la corde qui liait ce sac, en réalité une sorte de boa enroulé autour de la cheminée lorsque Maurice ou Adélaïde fit claquer les volets. Elle perçut une exclamation étouffée et peu après la vieille dame accourait en jupons, avec juste un grand châle sur les épaules. Derrière venait son mari enfilant ses bretelles. Le boa de sable glissa du toit, tomba aux pieds du couple ahuri.
— Les barreaux de cette échelle sont pourris, cria Maurice.
— C’est un polochon pour le courant d’air, dit Adélaïde. Voyant que la jeune femme ne comprenait pas, elle expliqua :
— On met ça en bas des portes pour couper l’air. Mais d’habitude on le fabrique en cretonne et on le remplit de sciure. Les plus riches utilisent de beaux tissus. Ce jute-là sent la misère. Il a beau être d’un tissage serré le sable s’en échappe quand même. Et il vous avait entortillé ça autour de votre cheminée ?
— C’est ce voyou de Rescaré, affirma Maurice, il ne recule devant rien. Vous auriez pu mourir asphyxiée.
— Et chez nous, se lamenta Adélaïde dans un cri du cœur qui ternit aussitôt l’affection que Zélie lui portait. Mais la vieille dame rectifiait habilement ce que son réflexe avait d’égoïste :
— Nous n’avons pas suffisamment insisté pour que vous couchiez chez nous. Je ne me le serais pas pardonné.
Maurice malgré ses douleurs s’accroupit pour examiner le polochon jeté à terre.
— Il faut prévenir Monsieur le Maire qui appellera les gendarmes. C’est pour ainsi dire une tentative d’assassinat.
— Non, je veux réfléchir, dit Zélie avec une fermeté qu’ils ne lui connaissaient pas.
Si le bruit se répandait que les gendarmes enquêtaient sur une tentative d’assassinat à son encontre, elle ferait mieux de rentrer directement à Lézignan tant la curiosité serait insupportable dans les villages. Curiosité accompagnée d’un malaise, d’un doute et enfin de suspicion. Elle en suivait en pensée la gradation. On finirait par chuchoter qu’en fait, elle avait voulu se suicider pour rejoindre son mari. Dans le coin peu de gens supporteraient l’idée qu’un assassin en puissance fût issu de leur communauté. Mieux valait rechercher du côté de l’étrangère qui venait de Lézignan, ville mythique où les trois quarts des gens n’étaient jamais allés. Déjà se rendre à Mouthoumet relevait de l’aventure. On ne savait pas trop ce qui se trafiquait à Lézignan avec ce chemin de fer, comment les gens pouvaient s’y comporter alors qu’on était sûr et certain qu’il n’y avait pas d’assassins chez soi, pas plus que de détrousseurs de cadavres. Zélie se sentit contrainte d’en arriver à cette conclusion. On n’appréciait pas qu’elle vienne photographier des hommes du pays sur ordre de la gendarmerie. Car c’était quoi les gendarmes, des étrangers avec même un brigadier au nom à coucher dehors. Wasquehale, avait-on jamais entendu un patronyme aussi bizarre ?
— Vous avez raison, approuva Adélaïde soulagée. Ça ne servirait à rien. Nous on n’en parlera pas.
— Je vous dis que ça empeste le Rescaré cette histoire, s’obstinait Maurice dans un entêtement sénile.
Sa haine du garçon avait des racines profondes et bien mystérieuses car sa femme pinçant ses lèvres de colère le fit taire.
— Je voudrais faire chauffer de l’eau, dit Zélie, pour en finir avec ce malaise qui les figeait les trois. Pour me laver. Puis j’irai demander à Julien Molinier de venir jusqu’ici.
— Rescaré a dû le prévenir. Ils sont comme les deux doigts de la main. Le fils Molinier accompagne ce voyou un peu partout, à la chasse comme dans l’arrière-salle des cafés où l’on joue gros. Il finira par bouffer la propriété de ses parents. Déjà ils ont vendu des vignes à Quintillan qui leur venaient d’un parent.
— Je vais faire chauffer mon plein chaudron à confiture, annonça Adélaïde. Ne reste pas là toi à dire n’importe quoi et à gêner madame Terrasson.
Ils s’en allaient, l’un mécontent l’autre satisfaite de la décision prise. Même un Charles Rescaré à ses yeux possédait des qualités qu’une de Lézignan ne pourrait jamais avoir. Son mari qui avait voyagé pensait différemment mais se pliait à cette loi du silence de bon voisinage, se résignait. On ne le leur aurait jamais pardonné leur témoignage et leur vieillesse n’aurait plus connu la sérénité. Des jeunes gens de Rouffiac auraient pris le parti de Rescaré et leur harcèlement nocturne se serait prolongé des mois, voire des années.
Une vieille bonne reçut Zélie sur le pas de la porte, hargneuse, dit que monsieur Julien n’était pas là et qu’elle lui ferait la commission.
— Je pars à 11 heures, dit Zélie sèchement. Ensuite ce sera à la gendarmerie que les photographies seront faites. Celle de Mouthoumet, ou bien Lézignan ou Carcassonne.
— Votre invention du diable ne va pas venir embêter monsieur Julien tout de même. Il ferait beau voir.
— À 11 heures je ne serai plus à Rouffiac.
Lorsqu’elle pénétra dans l’immense cour de la campagne, elle n’y trouva plus le charme habituel. Imperceptiblement l’endroit se feutrait d’hostilité sourde et de silence. Déjà lorsqu’elle était allée puiser deux cruchons d’eau chaude dans le chaudron suspendu à sa crémaillère, Adélaïde s’était révélée mielleuse, voire obséquieuse pour marquer une distance nouvelle entre elles.
— Maurice est allé relever ses pièges, il rentrera tard. Vous serez partie ?
Maintenant la seule fenêtre ouverte, celle de la cuisine avait les vitres plombées par le soleil, atteintes de la cataracte qui rend aveugle pensa Zélie. Le silence était si profond que Roumi n’eut pas son hennissement de bienvenue lorsqu’elle vint lui tapoter la croupe. Lui aussi se découvrait intrus dans cet endroit où ils avaient séjourné le plus souvent avec bonheur.
— Patience nous partons dans une heure, lui chuchota-t-elle à l’oreille en lui donnant un biscuit.
Un tilbury tiré par un anglo-arabe, alezan fringant, pénétra dans la cour, accomplit un demi-cercle pour s’arrêter en face de la roulotte. Un jeune homme très élégant, avec un chapeau rappelant ceux des peintres parisiens, sauta à terre et salua Zélie en l’ôtant d’un geste large, s’inclinant si bas que cette coiffe souleva un peu de poussière au sol.
— Julien Molinier, sous-lieutenant de mobiles. Je n’ai pas détroussé les pauvres morts pour la France, voici mon portrait. Mère ne voulait pas mais s’il fait l’affaire je m’en moque.
Il lui tendit un cadre enveloppé de papier de soie. Elle sourit en secouant la tête. Malgré son côté dandy elle ne pouvait s’empêcher de le trouver sympathique.
— Je dois faire moi-même votre portrait. Je ne doute pas que celui-ci soit une réussite mais hélas, la gendarmerie se moque de l’art et veut du banal.
— Hé bien allons-y. Mais vous devriez regarder celui-ci. Je suis sûr qu’il vous passionnerait. À plus d’un titre.
À ce moment-là Adélaïde se précipitait, suffoquée de tant d’honneur.
— Monsieur Julien, quel bonheur de vous voir ici… Pouvons-nous vous offrir quelque chose ? Un peu de muscat ou de Maury même, du très vieux.
— Merci ma brave Adélaïde, mais je dois d’abord satisfaire madame…
Il leva les yeux vers l’inscription en arc de cercle sur le flanc de la roulotte : Zélie et Jean : Photographes.
— Madame Zélie Terrasson. Quel joli prénom.
Cette dernière n’appréciait guère le verbe satisfaire employé auparavant et, tandis qu’elle le précédait dans le petit escalier elle sentit son regard sur ses reins. L’intérieur empestait toujours la fumée malgré ses efforts nocturnes et elle en serrait les dents de dépit. Jusque-là la roulotte sentait si bon, et le petit salon qui d’ordinaire séduisait les hommes, faisait tiquer les femmes, ne lui paraissait plus aussi charmant mais souillé.
Elle manœuvra les panneaux sans qu’il quitte sa chaise. Il paraissait apprécier ses efforts qui plaquaient sa robe à son corps avec un peu trop d’indiscrétion. Elle aurait dû en choisir une plus ample, mettre un corset.
— Je ne verrai donc pas ce portrait-là, fit-il un peu trop marri pour qu’il le fût.
— Je dois rouler vers Cubières et je ne développerai l’épreuve que là-bas dans la soirée.
— Ma mère aurait souhaité vous avoir à déjeuner. C’est même uniquement pour que je vous ramène qu elle m'a prêté son tilbury, ce qu’elle ne fait jamais.
Ce mot de déjeuner plus snob que dîner la faisait sourire.
— Vous la remercierez profondément mais je dois partir. D’ailleurs mon cheval me le rappelle.
En réalité Roumi cherchait à impressionner l’arabe qui en frissonnait de peur. Les mille deux cents livres de Roumi réjouissaient parfois Zélie quand ils croisaient quelque cheval de selle ou de trait léger, un peu trop flambard et qui soudain préférait s’éloigner de cette montagne de muscles.
Adélaïde guettait le jeune gandin pour réitérer son invitation mais le tilbury s’éloignait déjà dans un nuage de poussière.
— Je pars, lui annonça Zélie, quand elle eut fini d’agiter la main vers la route déserte. Je ne sais quand je reviendrai.
— Nous deux au printemps on ne sera peut-être plus, geignit Adélaïde, on se fait vieux et on finira par nous chasser d’ici.
— Je comprends parfaitement, dit Zélie. D’ailleurs je vais réduire mes tournées. Je ferai surtout les foires des chefs-lieux de canton.
Le regard de Zélie tomba sur le boa de sable et elle le désigna à la vieille femme :
— Voulez-vous que je vous en débarrasse ?
— Nous le ferons, se hâta de dire Adélaïde, nous le ferons.
— Embrassez Maurice pour moi, dit Zélie qui oublia de poser ses lèvres sur la joue couperosée…
Voilà elle ne serait plus, par la pensée, admise dans les chuchotis ensommeillés des veillées de ces deux-là. Maurice peut-être, avant de s’enfoncer dans l’âge, la regretterait, mais pour Adélaïde elle resterait la veuve qui avait failli amener le scandale pour un peu de fumée.