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Depuis la série d’assassinats, le fils des Gaillac, Jacques, avait provisoirement abandonné son métier de maçon à Saint-Paul-de-Fenouillet pour soutenir ses parents cloîtrés dans leur maison transformée en bastion. Avec son père ils avaient institué un système militaire de gardes, de rondes et lorsque l’un d’eux dormait l’autre veillait. Ils n’hésitaient pas à vérifier toutes les pièces de la maison, la solidité des volets cloués, le grenier, les cheminées mais comme les nuits devenaient de plus en plus froides ils laissaient brûler du feu dans l’âtre de la cuisine nuit et jour.

C’était une vie harassante, ennuyeuse et qui poussait à vif les vieux ressentiments, les vieilles querelles. Jacques, le fils, s’était souvent heurté à son père et pas plus tard que six mois auparavant, quand Alfred était revenu de la guerre il y avait eu cette scène à cause de son travail à Saint-Paul. Son père ne pouvait supporter qu’il aille travailler chez ces Catalans bourros en lui disant que pour ces entêtés il ne serait jamais qu’un gabatch.

Jacques lui avait alors avoué qu’il travaillait à Saint-Paul à cause d’une fille qu’il comptait épouser, s’il tirait le bon numéro au service militaire. Déjà la pensée d’avoir pour bru une Catalane emplissait le père d’une fureur continue.

— Je ne vais pas dépenser de l’argent pour recevoir toute une famille de Catalans chez moi et faire la noce avec eux.

Puis il avait appris qu’elle était la fille unique de l’entrepreneur qui employait Jacques et que plus tard son fils deviendrait aussi patron. Au lieu de le calmer cela ne fit que l’enrager. Il voulait que Jacques reprenne la propriété. Il l’agrandissait sans cesse, achetait des moutons et peut-être passerait aux vaches plus tard.

Jacques participait à la protection de ses parents et de la maison mais persistait dans ses intentions et les deux hommes ne se parlaient plus que pour l’essentiel. Marguerite la mère se taisait mais exigeait que l’on se réunisse tous au moment des repas, à midi comme le soir, et pour éviter de négliger leur ronde ou leur garde ils soupaient assez tard, quand le village dormait et qu’apparemment tout était tranquille. Ce soir-là le garçon dans le grenier ouvrit les œils-de-bœuf, regarda à l’extérieur, ne vit rien de suspect et redescendit manger sa soupe et son confit de porc.

Il était assis face à la cheminée à laquelle son père tournait le dos et ne regardait que le contenu de son assiette. C’était un vorace et ce gros morceau de porc au gras le remplissait d’aise. Il ne comprit pas tout de suite ce qui arrivait mais lorsqu’il parvint à ouvrir la porte cadenassée, barrée d’épars, le tout enfermant la maison dans un piège mortel, et surgir dans la rue il ne put parler de plusieurs jours, sinon pour dire qu’une grande flamme s’était mise à hurler, ce furent ses mots, à hurler dans le conduit et qu’il vit soudain son père, qui se chauffait le dos à l’âtre et sa mère qui se penchait sur la crémaillère, transformés en véritables torches.

Les gendarmes établirent que l’on avait utilisé une vieille trappe de ramonage oubliée par les Gaillac. Le conduit de la cheminée de la cuisine avait été bâti en dehors, adossé au mur, et juste à hauteur de cette pièce la trappe fermée d’une porte en fer avait été aménagée. Le criminel l’avait utilisée pour jeter dans le foyer des sacs de poudre de l’armée. Des sacs de dix livres, de cette poudre dont les armuriers des régiments faisaient des cartouches. Y étaient joints des capsules de fulminate et d’autres produits inflammables comme le magnésium. Ce fut surtout ce dernier qui enflamma Marguerite Gaillac et son mari. De la cheminée une langue de flammes menaça le garçon qui s’était levé d’un bond et reculait, fasciné par le spectacle de ses parents en train de brûler vifs. Il eut le réflexe de refermer la porte pour protéger sa fuite, condamnant ses parents à une mort atroce. Ce qui lui laissa le temps de batailler contre la porte cadenassée, de rouvrir au moment ou celle de la cuisine explosait soudain sous la poussée de l’air en flammes. Si bien qu’il se rua au-dehors, le dos en feu pour se rouler dans l’abreuvoir de la fontaine voisine, brisant la glace de son poids.

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