Retournée dans sa chambre, Zélie se pencha par la fenêtre et vit que les volets de Sonia Derek n’étaient pas totalement fermés. Tandis que Wasquehale s’obstinait à frapper discrètement à la porte de la jeune femme, remontant ses jupes, elle se glissa sur le toit de l’écurie, suivit les tuiles jusqu’à hauteur de l’autre chambre, ouvrit les volets et regarda à l’intérieur, mais le reflet du soleil levant empêchait de voir. D’une seule poussée elle écarta les carreaux. On n’avait refermé ni ceux-ci ni les volets. Elle se hissa dans la pièce, se rajusta n’osant pas regarder vers le lit, alla ouvrir au brigadier qui sursauta en la découvrant elle et non Sonia. En deux mots elle expliqua sa présence tandis que Wasquehale se dirigeait vers le lit, tirait avec gêne la couverture. Apparut le haut d’un polochon.
— Une ruse de pensionnaire, grommela-t-il. Madame Derek nous a faussé compagnie cette nuit. Pouvez-vous vérifier si elle a emporté toutes ses affaires ? Où enfermait-elle les photographies qu’elle devait examiner ?
— On les lui avait volées voici quatre nuits, avoua Zélie confuse.
À ce moment-là le journaliste encore présent dans l’auberge se présenta à la porte, ayant enfilé un pantalon sur sa chemise de nuit à liserés bleus. Wasquehale alla lui claquer la porte au nez.
— Ils commencent à m’échauffer les oreilles, ceux-là.
Puis il revint tout aussi courroucé vers Zélie :
— Vous êtes une cachottière de m’avoir dissimulé ce vol.
— Madame Derek m’a suppliée d’attendre un peu. Elle mourait de peur. Et c’est pourquoi elle a quitte sa chambre dans la nuit par les toits.
— Quelqu’un l’attendait-il dans la rue ou sur la place ? A-t-elle fait poster une lettre ?
On frappa à la porte et, pestant contre l’obstination du journaliste, Wasquehale se précipita prêt à bousculer l’impudent, mais découvrit un de ses gendarmes au garde-à-vous, main au bicorne. Dans un chuchotement inaudible il annonça une nouvelle qui fit s’exclamer Wasquehale qui aussitôt après ricanait :
— Un homme sans histoires, un brave soldat, disait le juge.
Il sortit de la chambre, revint vers Zélie sidérée par cette précipitation :
— Essayez de savoir si la servante ou Marceline est allée poster une lettre pour madame Derek… Je pars… Vous prendrez ensuite la route de Cubières.
Il lui fit signe d’approcher, se pencha à son oreille :
— On a fait sauter la maison des Gaillac, lui et sa femme sont morts, le fils est rescapé mais salement brûlé. Je veux des photographies et je pense que le juge en souhaite également.
La porte du journaliste était entrouverte et si on ne voyait pas l’homme on pouvait entendre le bruit de sa respiration sifflante. Wasquehale s’approcha et tira la porte pour la fermer.
Les deux femmes, la patronne et la bonne jurèrent que jamais elles n’avaient posté de lettres pour la mystérieuse dame. Et sans attendre Zélie attela Roumi, prit la route de Cubières en passant par Massac, se doutant que par Auriac elle serait ralentie par tous les curieux qui devaient prendre la direction de ce nouveau lieu de drame. Mais à Massac ce fut le même phénomène de migration. Elle comprenait les sentiments de ces gens qui s’entassaient à vingt dans de longues charrettes avec les enfants, les vieux, ne pouvant rester dans l’attente et l’angoisse au village. Il y avait d’abord un élan de compassion plus fort que la curiosité qui les animait, mais surtout le besoin de se retrouver avec les habitants d’autres villages, de faire un bloc comme du temps des invasions espagnoles, et encore plus dans le passé contre les armées royales chassant les ennemis de la religion catholique.
Elle chemina sous la pluie, au rythme de ces pèlerins d’une autre sorte qui en toute naïveté pensaient que leur présence muette réconforterait les familles en détresse et la population de Cubières.
Lorsqu’elle aperçut la longue file de charrettes à l’entrée de ce village, elle n’osa dire que Wasquehale l’attendait. Personne ne vint la chercher pour prendre des photographies et elle apprit plus tard qu’il y avait eu un conflit entre les gendarmes de Couiza et ceux de Mouthoumet. Selon le règlement le maire de Cubières avait prévenu la brigade de Couiza, et ce ne fut que le lendemain matin qu’il se souvint que Wasquehale avait reçu une extension sur sa commune, mais il était trop tard. Les premiers rapports d’enquête avaient été rédigés par ceux de Couiza et Wasquehale ne pouvait qu’assister à ce travail sans intervenir. Seul le juge Fontaine enfin arrivé le fit admettre non sans peine.
Lorsque enfin un gendarme de Wasquehale vint la chercher et l’aida à remonter le flot des véhicules, il était déjà 4 heures de l’après-midi. La pluie avait cessé mais la nuit écrasait le pays, renforcée de lourds nuages menaçants. Elle expliqua qu’elle ne pourrait pas faire grand-chose sans lumière mais le gendarme, lui, respectait l’ordre reçu. Elle atteignit le cœur du village, conduisit Roumi à l’écurie du presbytère, entendit Pamphile dire qu’il neigeait sur Buga-rach et les Baillessats, hameau du village plus haut dans la montagne. Monsieur le Curé était auprès du fils Gaillac pour lui apporter les derniers secours car on redoutait le pire.
Wasquehale ne voulait rien entendre de ses prétextes pour ne pas prendre de clichés :
— Prenez du magnésium, on vous aidera. Il faut prendre la cuisine, le couloir. Les habitants ont travaillé toute la nuit pour éteindre le feu qui ronflait dans la cage de l’escalier. Le juge est d’accord.
À sa question sur les causes de cet incendie il daigna répondre qu’on avait jeté des sacs de poudre de l’armée, de dix ou vingt livres, par une trappe de ramonage oubliée et même recouverte de crépi.
— La cheminée a explosé et le brasier a poursuivi le fils coince par les fermetures de la porte. Ce sont les épars surtout qui lui donnèrent du mal. Ils étaient coincés et le feu lui dévorait le dos.
L’adjudant de Couiza, Verdier, ne voulait pas entendre parler de cette bêtise de daguerréotype, mais le juge lui y tenait et malgré sa forte personnalité Verdier dut s’incliner. Ce fut un travail éreintant pour tout le monde et Zélie, lorsqu’elle prit l’un de ses appareils portatifs qui pesait ses huit kilos, était déjà fatiguée par cette longue journée d’attente.
L’état de la maison la laissa abasourdie. Elle n’avait jamais imaginé qu’elle pénétrerait dans une sorte de four aux murs craquelés, noircis, gluants d’un mélange de suie, de poudre non brûlée et de l’eau jetée à coups de seaux par la chaîne des habitants. Chaîne dérisoire mais la pompe à vapeur de Saint-Paul n’arriva qu’au petit matin. On pataugeait dans une fange épaisse. Elle découvrit, découpés à la scie à métaux, les emplacements des corps de Gaillac et de sa femme qui avaient recuit dans la fonte de tous les ustensiles en métal, surtout du fer-blanc, du cuivre et de l’étain. La pompe les avait copieusement arrosés mais on ne s’était pas risqué à les récupérer, sans emporter une partie de leur cercueil improvisé.
— La température a dépassé tout ce qu’on peut imaginer, disait Wasquehale.
Sous l’œil furibond de l’adjudant Verdier elle prenait ses clichés tandis qu’un gendarme mettait le feu à la torche de magnésium. Par chance les restes mouillés de poudre ne s’enflammèrent pas. Tous étaient éblouis et se regardaient les yeux ronds durant les secondes qui suivaient. On trouva une table pour qu’elle s’y juche avec son appareil, tandis que Verdier s’indignait d’une perte de temps qui ne servirait à rien. Aucune cour d’assises n’accepterait ces épreuves, voilà tout. Elle sortit de là noire de suie, écœurée par l’odeur de chairs grillées et de poudre, heureusement aidée par les gendarmes qui portaient son matériel. La bonne du curé, Pamphile, la guettait et lui annonça qu’elle avait mis de l’eau à chauffer, qu’elle allait la lui apporter.
Dans le fourgon elle crut sentir une odeur de bougie, n’y prit pas garde, alluma une lampe mais vit tout de suite que ses affaires avaient été dérangées, celles de la vie quotidienne et non du laboratoire. Elle aperçut des miettes de pain sur le plancher et en s’approchant du petit évier flaira une odeur de café, découvrit le marc humide dans son seau à ordures.
Elle regarda vers le divan, trouva qu’il ne s’appuyait pas tout à fait contre la cloison et alla le tirer brusquement. Sonia Derek se dressa, quelque peu décoiffée et poussiéreuse :
— C’est pas trop tôt j’en pouvais plus, je suis là derrière depuis des heures. Depuis le milieu de la nuit.
— Comment avez-vous ouvert ma porte de fourgon ?
— Votre serrure c’est d’un simple ! Suffit d’un rien, l’épingle de ma broche.
— Vous avez l’habitude ce crocheter les serrures pour vous introduire chez les gens ?
Sonia haussa les épaules sans répondre.
— Ou est-ce une spécialité de théâtre puisque vous êtes une comédienne qui parcourait les villages les plus isolés pour jouer des farces cochonnes.
— Qui vous a dit ça ? s’affola Sonia.
— Le brigadier. C’est donc vrai ? Et c’était Savane votre directeur de troupe ?
— Oh, non, lui c’est différent, il est de la coterie parisienne. Moi je ne suis rien pour lui. C’est le hasard qui fait qu’on s’est rencontré c’est tout.
— Et vous n’avez jamais été abusée, pillée par des soudards je parie.
— Si fait madame la photographe, si fait. Il se trouve que j’habitais dans le Loiret une petite maison campagnarde.
— Pourquoi vous enfuir comme une voleuse de l’auberge ?
— Parce que je sais qu’il me tuera et que je ne devais pas rester là-bas. J’ai essayé de trouver le moyen de m’éloigner et puis j’ai pensé au fourgon, me disant que jamais il ne viendrait me chercher là.
— De qui parlez-vous donc ?
On frappa à la porte du balcon et telle une marionnette qui s’efface Sonia disparut derrière le divan. C’était Pamphile avec deux cruchons d’eau bouillante.
— Je vais vous chercher de la soupe maintenant, à moins que vous ne veniez la manger avec Monsieur le Curé qui veut vous parler. Il dit que c’est important. Je commence à m’inquiéter moi car il n’est plus le même et cette histoire des Gaillac le chamboule encore plus que moi, c’est dire.
— Quand j’aurai fait ma toilette je viendrai à la cure.
Elle referma la porte à clé et alla tirer le rideau qui séparait le fourgon en deux, peu soucieuse de prendre son tub sous le regard de Sonia. Celle-ci lui reprocha du fond de sa cachette d’être égoïste.
— J’aurais bien avalé un bol de soupe moi. Et puis je voudrais bien me doucher.
— Et en prison vous croyez que ce serait mieux ? Fichez-moi la paix et laissez-moi réfléchir. Wasquehale m’a reproché de ne pas avoir parlé du vol de ces photographies l’autre nuit. Cette fois je ne veux pas être complice de vos manigances et il est possible que je le prévienne de votre présence.
Avant de faire sa toilette, Zélie accrocha à la porte l’écriteau annonçant qu’elle développait les clichés et ne devait pas être dérangée. Sonia ne dit plus un mot, tout le temps où elle se lava. Elle n’avait pas osé se dénuder entièrement, se lavait par-dessous une camisole légère, ce qui était malcommode. Le regard d’un homme, pensa-t-elle l’aurait moins écœurée que celui de cette intruse.
— Vous avez encore du pain pas trop rassis et du saucisson dans le placard. Faites du café mais évitez que l’odeur ne se répande au-dehors. Des dizaines de gens longent le fourgon et pourraient s’étonner en mon absence de sentir l’arôme du café et de voir de la lumière. Autre chose, ne tirez pas le verrou car si le curé me raccompagne je serais forcée de frapper à la porte et cela l’étonnerait.
— Je ne serai pas tranquille.
— Il y a foule, les gens ne sont pas pressés de rentrer chez eux. Qui est celui que vous redoutez tant que vous ne puissiez rester tranquillement dans votre chambre d’auberge ?
— Le dire c’est me condamner et vous condamner.
— Voulez-vous que je parle de vous au curé ? Il pourrait vous recueillir. Mais le mieux serait de vous confier à Wasquehale ou au juge.
— Je vous supplie de ne pas le faire. Si vous en avez l’intention dites-le-moi que je m’enfuie à nouveau. Je trouverai bien un coin pour me cacher.
L’abbé Reynaud lui serra longuement la main, la prenant entre les siennes comme s’il voulait lui exprimer plus que de la sympathie. Elle s’en inquiéta, car ce geste affectueux ressemblait plus à des condoléances qu’au plaisir d’une nouvelle rencontre, même dans des circonstances dramatiques.
Perplexe elle s’assit devant la soupe de légumes au lard que Pamphile lui servait à grandes louches.
— Le brigadier Wasquehale vient de repartir et le juge couchera chez notre maire qui s’en fait toute une cérémonie. Ce n’est pas un homme simple ni pour les choses de la religion ni pour celles de la vie ordinaire. Voulez-vous coucher chez Pamphile cette nuit, elle a une jolie chambre à votre disposition ?
La vieille servante en rougit de fierté, mais souriant gentiment Zélie dit qu’elle voulait développer ses clichés et que le lendemain elle repartirait de bonne heure. Remerciant une nouvelle fois le curé et Pamphile pour l’offre de l’écurie où Roumi était bien à l’abri.
— Demain vous risquez non d’avoir la pluie mais plus sûrement la neige sur la route, ce serait imprudent de partir avant d’avoir vu le temps, dit Reynaud.
Pamphile annonça qu’elle rentrait chez elle et le curé l’accompagna sur le pas de la porte, parut surveiller où elle se dirigeait, referma en disant qu’il ne restait plus, à côté de l’église, que quelques charrettes bâchées où des gens venus de loin allaient donc passer la nuit. Les autres étaient repartis ou bien avaient trouvé l’hospitalité de quelques connaissances.
— Vous vouliez me voir, Monsieur le Curé ?
— Oui j’ai quelque chose à vous remettre.
Elle le regarda sans comprendre.
— Quelque chose qui vous revient. Je vous demande une petite minute.
Il la laissa seule, méditative, regardant les flammes, pensant aux deux malheureux brûlés par l’explosion de toute cette poudre jetée par sacs de dix livres dans le conduit.
Reynaud revint avec un paquet enveloppé dans un tissu qui n’était autre qu’un pan de couverture militaire pour les chevaux. Il défit ce premier emballage, apparut du papier journal.
— Une nuit j’ai surpris une ombre qui pénétrait dans l’église et s’y attardait. J’ai pensé qu’un voyageur démuni s’était réfugié chez le bon Dieu pour la nuit et je ne m’en souciais pas, mais le lendemain j’ai quand même inspecté le banc de la famille Ladonne. C’est le nom de jeune fille de Cécile Bourgeau que j’avais finalement cru reconnaître. Mais je n’ai rien trouvé de spécial.
Il s’était arrêté de déballer le contenu du paquet alors que Zélie frémissait d’impatience effrayée.
— C’est ce matin, après la nuit d’épouvante que nous avons connue que j’ai soudain pensé au banc des Gaillac. Et je me suis rendu dans l’église. Sous le marche-pied qui sert d’agenouilloir il y a une niche pour le livre de messe si l’on veut et au fond j’ai trouvé ce paquet. Je sais que par son contenu il vous concerne.
Les châssis apparurent avec le signe qu’ils n’étaient pas développés tout comme les rouleaux de papier au carbone. Incapable de les prendre dans ses mains Zélie pleurait silencieusement, et lorsque Reynaud poussa doucement le paquet vers elle ses larmes piquetèrent le papier journal de taches humides. Reynaud se leva, prit une liqueur de Bénédictine et en versa dans deux petits verres qu’il déposa sur la table.
De son index Zélie frôlait les lettres J.T. gravées sur le bord en bois du châssis. C’était peut-être bien les plaques emportées par Jean ou bien en avait-il acheté d’autres avec toujours cette précaution de les graver de ses initiales.
— Oui, dit Reynaud, je savais que votre mari s’appelait Jean. C’était donc Gaillac qui avait les clichés. Je ne sais comment ils sont entrés en sa possession mais c’est le fait. Je pense qu’ils représentent une grande valeur accusatrice et c’est pourquoi je voulais que vous couchiez chez ma bonne Pamphile. Je comprends que vous souhaitiez travailler dans votre labo, mais si vous le permettez je vais vous prêter une arme que je possède et que je trouve d’ailleurs absurde de conserver. C’est un revolver réglementaire de marine à six coups et cartouches à broche. Je veux que vous le preniez. Vous le garderez jusqu’à ce que toute cette affaire soit résolue. Voyez-vous je suis persuadé que nous allons découvrir la raison de ces crimes effroyables à partir de ces clichés. Ce revolver est chargé. J’espère que vous n’aurez pas à vous en servir mais n’hésitez pas à le faire. Je voudrais vous revoir chaque année lorsque vous ferez votre tournée du printemps.
Il désigna le verre de liqueur :
— Buvez ça et retournez dans votre fourgon, verrouillez vos portes. Je serai debout pour la première messe si vous voulez reprendre votre cheval. Mais je crains que le temps ne vous force à demeurer encore parmi nous, ce qui ne manquerait pas de me réjouir. Si vous développez ces plaques hâtez-vous de confier le tout au juge et à ce brigadier Wasquehale. Je sais que leur valeur à charge est nulle mais tout de même, pourquoi se serait-on entretué à cause d’elles ?
Il semblait neiger dans le halo de la lanterne suspendue en travers de la route, mais ce n’était peut-être que de la pluie. Il s’arrêta au pied du balcon, lui fit signe de la main et retourna chez lui. Une odeur de trois-six accueillit Zélie. Sonia avait dû trouver la bouteille qu’elle réservait pour les petites blessures. La pensée de partager le divan avec cette femme la hantait depuis des heures et elle était bien décidée à la faire coucher sur la paillasse qui attendait, roulée dans le fond du placard. Une fois le neveu de Jean les avait accompagnés trois jours durant dans leur tournée et dormait là-des-sus.