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Son réveil à Vignevieille, vers 8 heures alors que le soleil brillait mais que soufflait déjà un vent de Cers, l’enchanta à la pensée qu’elle était enfin débarrassée de Sonia Derek. Elles avaient attendu toutes les deux dans la demi-obscurité du fourgon. Zélie avait développé la photographie de cette femme et celle des anciens mobiles de Termes.

— Pas mal, fit Sonia Derek lorsqu’elle contempla son image, mais les premières étaient bonnes sauf que j’ai toujours l’air d’avoir fait la bringue. Ce voyage me fatigue et surtout je ne supporte pas les odeurs. Même ici je trouve que ça ne sent pas très bon, il doit y avoir plusieurs éviers qui se déversent n’importe où. J’ai même vu tout à l’heure par les fentes du volet des poules qui grattaient ces bourbiers et en repartaient avec un ver rouge dans le bec. Ça me dégoûte.

— Moi je trouve que c’est un village charmant.

Savane arriva vers 11 heures, alors qu’il n’y avait plus un chat dans les rues, et n’eut aucun reproche à l’égard de Zélie qui avait déplacé le lieu de rendez-vous.

— Nous repartons, dit-il. J’ai un cabriolet loué au maréchal-ferrant. La capote nous abritera et cachera madame Derek si elle se blottit dans le fond. Il n’y a que deux heures de voyage au maximum.

Zélie se demandait si vraiment Sonia disait la vérité en laissant supposer des relations amoureuses entre Savane et elle. Le capitaine se montrait poli, voire distant. S’arrêteraient-ils en route malgré le froid de la nuit ? Peut-être ne descendraient-ils pas de voiture et elle préféra dissiper ces images troubles qui la relançaient à son corps défendant.

— Ces photographies sont excellentes, lui dit Savane. Vous faites du très bon travail et je vais les emporter. Nous nous reverrons donc à Mouthoumet demain dans la soirée.

— Est-ce que l’enquête progresse ?

— Les gendarmes ont trouvé dans un buisson, non loin de la bergerie du Pech de l’Estelhe un grand tablier enveloppant de boucher, taché du sang, certainement celui des vaches des frères Bourgeau.

— Un seul tablier ?

— Oui un seul tablier.

— Un seul homme aurait-il pu égorger cinquante vaches à lui tout seul ? Seul un fou aurait eu autant de sauvagerie.

Tout alla bien avec les démobilisés de Vignevieille, ceux venus de Bouisse l’attendaient à Monjoi. Vers 10 heures le fourgon quitta ce village pour Mouthoumet par Lanet. Dans les gorges de l’Orbieu elle ne se sentit pas à son aise et lorsque ce qu’elle prenait pour un rocher se dressa en une silhouette noire elle éprouva réellement de la peur. Roumi continuait son chemin comme si cette personne en attente sur le bord de la route ne l’effrayait nullement. Zélie reconnut Carmen Grizal. Toujours aussi noire de minerai. Elle travaillait à la mine de Lanet et rejoignait ensuite Salza par un raccourci. Peut-être attendait-elle une occasion de descendre vers Mouthoumet.

— Je vous attends depuis ce matin, dit-elle avec une certaine acrimonie, comme si Zélie lui avait donné rendez-vous. Je ne suis pas allée travailler et je n’aurai pas ma journée. Mais je voulais vous parler.

Elle était devant le parapet d’un pontet où elle se rassit en attendant que Zélie la rejoigne.

— Vous vouliez me voir ?

— Vous n’auriez rien à manger ? J’ai oublié de prendre un croustet.

— Venez dans le fourgon, il y a tout ce qu’il faut.

Carmen secoua la tête :

— Non je ne rentre pas là-dedans. Je veux pas de portrait pour découvrir que je suis laide à faire peur avec ce noir d’argent et de plomb partout. Une autre fois.

— Mais je ne vous photographierai pas.

— Je préfère rester là.

— Ce vent est trop fort et froid, remarqua Zélie. Je vais prendre un vêtement.

Elle revint avec du pain, du saucisson et une cape dont elle s’était enveloppée. La veuve Grizal se mit à dévorer comme si elle jeûnait depuis des jours et Zélie, malgré son impatience de sortir de ces gorges et de se retrouver à Mouthoumet, attendit sans dire un mot.

— Ça fait du bien.

— Que me voulez-vous ?

— J’ai trouvé qui a envoyé les affaires de mon pauvre Emile, toutes ses affaires.

Pourquoi ce vent glacé la pénétra-t-il toute, en dépit de l’épaisse cape qui d’ordinaire la protégeait mieux lorsque par de sales temps elle marchait à côté de Roumi.

— Comment avez-vous trouvé ?

— À cause des papiers que j’avais et que mon garçon a réussi à lire. Il ne va pas souvent à l’école qui est à Lanet et non à Salza, et pourtant il connaît les lettres. J’avais un tas de papiers de mon défunt et je voulais voir si par hasard on n’aurait pas un bout de terrain à nous qu’on puisse vendre. Nous sommes des miséreux, madame Terrasson, et nous allons mourir de faim si ça continue. La mine va fermer, je ne sais quand mais elle fermera.

Elle lui avait donné de l’argent et Julien Molinier en avait fait autant. Mais Zélie ne jugea pas utile de le lui rappeler.

— J’ai trouvé un nom et je crois avoir compris.

— Un nom ? De quelqu’un que vous connaissez ?

— Non mais j’en ai entendu parler il y a longtemps par Émile mais je l’avais oublié. De toute façon, j’oublie.

Ne sachant que faire Zélie attendait, ne pouvait décemment exiger qu’elle lui donne ce nom.

— Ça vous intéresse ? demanda Carmen avec inquiétude.

— Je ne sais pas. C’est vous que ça intéresse en premier lieu.

— Vous comprenez pas ? Si celui qui porte ce nom m’a renvoyé les affaires de mon défunt, peut-être qu’il conserve celles du vôtre puisque vous n’êtes pas de sa famille. Moi il me les a renvoyées parce qu’il avait peut-être du regret, peut-être qu’il aimait bien mon défunt, allez savoir. Mais vous, qu’est-ce qu’il en a à faire de vous et de votre défunt. Et puis les poches du vôtre devaient être mieux garnies que celles du mien et il préfère garder le tout.

Soupçonneuse Zélie se demanda si quelqu’un n’avait pas expliqué ce raisonnement à cette pauvre fille qu’elle jugeait incapable d’une analyse aussi subtile.

— C’est que j’y ai réfléchi des nuits et des jours et mon fils m’a aidée. C’est lui qui a démêlé tout ça comme un écheveau de laine. Alors je me suis dit, lorsque j’ai su que vous arriveriez par ici venant de Montjoi et même de Vignevieille pour la même raison toujours, les mobiles, je me suis dit je vais lui demander si ça l’intéresse.

Zélie commençait de comprendre que Carmen Grizal voulait négocier ce nom, alors que rien ne prouvait que celui qui le portait avait été l’expéditeur de ce paquet posté à Saint-Paul-de-Fenouillet.

Lisant dans ses pensées Carmen dit que celui-là il n’habitait pas vraiment loin de Saint-Paul, et que même il avait des occasions d’y aller pour des motifs qu’elle n’avait pas à raconter, du moins pas tout de suite.

— Vous avez besoin d’argent, murmura avec douceur Zélie. Je vous en ai donné l’autre jour, une belle somme.

— J’ai payé les dettes.

— Le cavalier venu à travers les vignes sur un alezan vous a aussi donné quelque chose.

— Pour les dettes.

Mot maléfique qu’elle crachait sans en connaître réellement le sens. Quelqu’un avait dû lui reprocher de devoir de l’argent et elle utilisait ce mot comme pour en conjurer la signification néfaste.

— Je ne peux vous donner que cinquante francs aujourd’hui, dit Zélie.

— J’en espère cent.

— Oui mais si vous deviez raconter cette histoire aux gendarmes eux ne vous paieront pas, et si vous la leur cachez ils vous accuseront de le faire.

C’était quelque peu méchant mais elle ne pouvait continuer à donner tant d’argent. Elle ne savait quand on lui payerait ses photographies si jamais on acceptait de l’indemniser.

— Je peux aller jusqu’à soixante-dix francs. Combien gagnez-vous en une journée de mine à trier les cailloux ?

— Quinze sous.

— Soixante-dix francs ce sera comme si vous touchiez quatre-vingt-dix jours de travail à la mine environ. C’est quand même beaucoup.

— Vous pouvez me les montrer ?

Zélie sortit les billets et le louis d’or. Ce fut surtout celui-là qui fascina Carmen Grizal.

— Vous n’en avez pas d’autres ?

— Non, mentit la jeune femme, c’est tout.

Au grand effroi de Zélie cette femme se dressa soudain sur le parapet, avec le ravin en dessous d’elle pour regarder à droite et à gauche si personne ne les observait, s’assit à nouveau :

— C’est quelqu’un de Cubières.

Cubières ? Deux mobiles photographiés, Barthès et Gaillac.

— Le nom de fille de la mère d’Émile c’était Gaillac et elle venait de Cubières, placée à douze ans chez un propriétaire de Salza. Voilà pourquoi. Et mon Émile a dû rencontrer ce cousin-là, ou bien ce Gaillac, a dû se souvenir de la parenté. Je sais qu’il a un fils maçon à Saint-Paul-de-Fenouillet. Vous comprenez ?

Zélie incapable de parler fit signe que oui, jeta l’argent sur la blouse de Carmen, tendue par les genoux, et remonta sur son siège de cocher. Roumi s’ébranla aussi vite.

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