Pamphile les avait servis jusqu’au fromage, puis à la façon dont elle l’avait regardée, Zélie avait compris qu’elle devait assurer la suite, la vieille servante regagnant sa maison.
— Depuis qu’elle a atteint l’âge canonique, elle sert les curés du village, expliqua l’abbé Reynaud. C’est une brave femme mais la véritable échotière du pays. Elle pourrait alimenter chaque jour une page de journal.
Le capitaine Jonas Savane n’avait guère parlé au cours du repas, mais il avait mangé avec appétit, dévoré, estimait la jeune femme le soupçonnant de goinfrerie. Il laissait remplir son verre autant de fois qu’il le vidait d’un trait. Il la choquait à cause du curé aux gestes délicats et d’une sobriété sereine.
— Je me suis permis de vous inviter, car avant que vous n’arriviez l’un et l’autre j’étais prévenu qu’un officier en charrette anglaise venait parler avec Barthès et Gaillac, et que la photographe de Lézignan suivait.
Il alla chercher du vin de Maury et des confitures de figues et de pastèque. Ses paroissiennes le gâtaient, dit-il.
— Non, dit Zélie, je rentre à Lézignan. Monsieur le capitaine me renvoie à mes tricotages, estimant que ce n’est pas le rôle d’une femme que de photographier d’anciens mobiles.
Reynaud remplissait les verres de ce vin qu’il comparait à du porto. Savane y plongea ses lèvres, but sans paraître en apprécier la chaleur parfumée.
— Madame veuve Terrasson ne vous dit pas que cette nuit elle a failli mourir asphyxiée dans sa maison sur roues. Quelqu’un avait bouché la cheminée du poêle.
— Je suis ici bien vivante, répliqua-t-elle, agacée par le madame veuve.
Le capitaine rouvrait sa plaie profonde en lui rappelant que Jean était mort en usant d’une désignation lourdement ironique.
— N’empêche que vous gênez.
— Un homme ne sera pas mieux garanti.
— Je ne veux pas prendre le risque.
Il se servait de confiture ayant retourné son assiette à la façon des paysans. Zélie aperçut les assiettes à dessert, s’excusa et les distribua avec les petites cuillères préparées par Pamphile.
— Depuis la mort de mon mari, fit-elle en s’efforçant de garder son calme, que m’importe le danger d’une telle mission. Si le brigadier Wasquehale m’a choisie c’est qu’il a estimé que je ferais du bon travail sans offenser ceux que je dois photographier. Je suis certaine que tous ces mobiles du canton préfèrent avoir affaire à une femme.
— Votre mari est mort ? fit l’abbé avec douceur.
— Il s’est engagé comme mobile quand il y eut la grande levée en masse. À quarante ans, il aurait pu rester auprès de moi, mais a choisi de partir. Il a été tué du côté de la Loire.
Elle fixa le capitaine qui raclait son fond d’assiette avec sa cuillère.
— Dans le siège de la Maison du Colonel. Jusqu’à avant-hier j’ignorais même l’endroit où il avait trouvé la mort. C’est à Auriac, puis à Rouffiac que l’on m’a parlé de cette Maison du Colonel. J’ignore pourquoi on l’appelle ainsi. Ils étaient dix mobiles avec un sergent et devaient défendre cet endroit. S’agissait-il de protéger le bien d’un colonel ou bien ce nom est-il beaucoup plus ancien ?
La petite cuillère ne raclait plus l’assiette et le capitaine la regardait, les yeux plissés de curiosité. Soudain la porte du couloir s’ouvrit et Pamphile entra, une main crispée sur le nœud de sa coiffe catalane :
— Monsieur le Curé j’y ai pensé une fois chez moi. J’ai une chambre pour la dame. Elle ne va pas coucher dans cette voiture de caraque ? Que vont dire les gens sinon ?
Reynaud d’un geste amusé ouvrit ses deux mains pour laisser le libre choix à Zélie. Elle remercia la vieille bonne, mais dit qu’elle avait l’habitude de coucher dans son fourgon. Avant de dormir, elle commencerait de développer les clichés des deux mobiles du village. Pamphile s’en alla en claquant la porte.
— Ça ne lui plaît pas du tout, commenta le curé. Elle est très attachée aux convenances.
Zélie prit la cafetière enfoncée dans les cendres chaudes et l’abbé sortit des liqueurs et de l’eau-de-vie.
— Votre mari était dans la Maison du Colonel ? Je i’ignorais, fit Savane.
— Vous en avez entendu parler ?
— J’y ai même couché une nuit avec le colonel de la Pérosse. Il n’y a aucun lien avec celui de la maison en question. Nous commencions notre enquête sur les actes criminels de quelques-uns. Nous pensions alors qu’il s’agissait de déserteurs échappés de Sedan ou de Pont-Noyelles dans le Nord. Une victoire indécise avec des hommes désorientés. Cette maison figure sur les cartes d’état-major sous cette appellation. N’allez donc pas imaginer que votre époux a été tué dans la défense du patrimoine d’un officier supérieur.
— Je n’imagine rien.
L’abbé, consterné de cette agressivité commune aux deux invités, n’osait intervenir, regrettait sa question sur la mort du mari.
— Nous y avons couché quelques jours avant ce siège, la quittant car on signalait une patrouille de uhlans mais ce n’était qu’un faux bruit. Par la suite, dans la reconquête de la ville d’Orléans, cette maison fut choisie pour abriter une ambulance. Mais si je me souviens bien, celle-ci ne fut jamais installée et la maison devint un point d’appui en cas de contre-attaque. Ces gens se sont vaillamment défendus, se faisant tuer sur place, mais je ne crois pas qu’ils aient eu le choix, sans vouloir diminuer leur valeur. Une nuée de Prussiens s’est répandue alors dans le pays.
— Vous, vous étiez à l’abri à traquer quelques pauvres bougres éperdus vivant sur le pays ?
— Pillant, violant, assassinant, dit-il tranquillement, attirant le regard du curé.
« Oui Monsieur le Curé, ce sont des monstres que je traque et une femme va arriver incessamment à Mouthoumet pour reconnaître ses tourmenteurs, grâce à ces photographies.
— Il en manque une quinzaine, précisa Zélie, qui étouffait de rage contenue et de déception, confondue de voir que Reynaud avait détourné la conversation de la Maison du Colonel.
Elle était dans un tel état que durant quelques minutes, elle fut rejetée hors du dialogue de ces deux hommes. Lorsqu’elle voulut s’y raccrocher, Jonas Savane expliquait qu’il n’était qu’un capitaine de réserve.
— En réalité je suis un acteur, un comédien. Mais plus jeune j’étais fantasque et j’ai fait la guerre de Crimée comme sous-lieutenant, puis l’Italie et l’Algérie sans jamais renoncer à mon désir de faire du théâtre. La déclaration de guerre en juillet 1870 m’a surpris en pleines répétitions, mais je suis parti avec le grade de capitaine. Sur la demande du colonel de la Pérosse j’ai accepté de poursuivre ces salopards qui ont commis de nombreux crimes et se sont enrichis. Il suffit qu’on en déniche un pour que tous les autres soient enfin pris.
Bien sûr un acteur, un saltimbanque, pas Mounet-Sully. Comme s’il accompagnait sa pensée dédaigneuse, il précisa, avec un sourire provocant :
— Je répétais un mélodrame, mais j’aurais aimé jouer des pièces plus relevées. Notre théâtre n’avait pas de grandes ambitions. J’y étais tout de même heureux.
— Mais capitaine, s’inquiéta le curé, pour effectuer ces recherches il vaudrait mieux que vous soyez secondé par un habitant du pays. Les gendarmes viennent d’ailleurs, vous le savez et le brigadier Wasquehale, au demeurant brave homme, nous arrive du Nord. Pour pénétrer non seulement dans le pays aux accès difficiles, voyez l’état de nos chemins quand il ne s’agit pas de sentiers, mais pour convaincre les habitants de la légitimité de votre action, il faudrait un natif. Certains ne vous répondront même pas en français, deux sur trois affirmeront qu’ils ne connaissent que le patois. Ce que les intellectuels de notre région appellent l’occitan. Dans nos Corbières ils oublieront leur sens de la justice même si celui-ci est profond dans la majorité, ils protégeront la canaille non par sympathie mais en vertu des vieux ressentiments historiques, dont certains ont pris naissance avec la croisade de Simon de Montfort et l’œuvre sévère de saint Dominique. Il y a dans ce peuple dur à la tâche et courageux un fond de résistance mal connu. Il peut applaudir l’Empire et le lendemain la République, ce n’est que le signe d’une faculté d’adaptation pour préserver l’essentiel, leur foncière méfiance.
— Belle plaidoirie, se moqua Jonas Savane. Mais que je vous rassure. C’est moi qui le premier ai compris que ces canailles, après avoir violé une jeune femme, pillé sa demeure, parlant entre eux ne s’entretenaient pas d’éventuels moutons qu’ils pourraient acquérir avec l’argent volé, mais d’un village qui n’était autre que Mouthoumet. J’ai vécu enfant à Mouthoumet, j’ai parlé patois avec les pilharts du pays, les enfants de mon âge. Je possède même une maison en mauvais état dans le village. Je vais m’y installer d’ailleurs pour le temps de cette enquête. Je suis plus à même de comprendre cette région que Mme Terrasson. Venant de Lézignan elle est plus citadine et vit entre deux mondes différents que sont les Corbières au sud et le Minervois au nord.
Elle se moquait de son ironie, découvrait dans son profil légèrement empâté les stigmates d’une vie de comédien frustré, las des insuccès, d’homme hésitant entre le métier des armes et celui des planches.
— Vous devriez jouer Napoléon, lui dit-elle soudain, sans volonté de sarcasme, le Napoléon de la fin, celui que les revers commencent d’accabler. Ne trouvez-vous pas, Monsieur le Curé ?
— Je n’ai aucune connaissance du théâtre, protesta Reynaud. Je n’y suis jamais allé de ma vie. En Algérie, il y avait de pauvres troupes qui venaient jouer des farces grossières devant nos soldats, les meilleures se réservant les grandes villes. Je comprends que ce nom de Mouthoumet vous ait soudain frappé. Mais ces mobiles coupables de crimes n’appartiennent pas forcément au canton, mon Capitaine.
— J’ai déjà mené une enquête préliminaire et j’ai quelques certitudes. Il est possible que je sois amené à poursuivre des pistes dans les autres cantons, mais le meneur principal se trouve par ici.
— Si vous le permettez, Monsieur le Curé, dit Zélie, je vais rejoindre ma roulotte comme disent certains. Je vais développer mes clichés et demain, Monsieur le capitaine aura à sa disposition deux autres portraits.
Consciente qu’elle fuyait une plus précise révélation sur le siège de cette Maison du Colonel elle se leva, pâle et hésitante.
— Je vous raccompagne, dit Jonas Savane. J’ai roulé toute la journée pour passer à Duilhac et Rouffiac. La voiture me fatigue plus que la selle.
Cette nuit-là, vers 2 heures, le curé Reynaud remit du bois dans sa cheminée à son habitude, ouvrit sa fenêtre pour se pencher au-dehors et regarder la roulotte arrêtée plus loin. Une lampe y veillait.