Cette nuit-là, à Soulatgé, on veillait Céline Costes morte de vieillesse et les femmes arrivaient les premières, chacune avec sa chaise car jamais la pauvre Céline n’en avait possédé plus de quatre. La famille se réduisait à un neveu maussade, le fils étant monté à Paris ne serait là que pour l’enterrement du lendemain. Tous savaient que ce serait une bien misérable veillée, peut-être même sans café pour tenir les yeux ouverts, sans biscuits pas plus que de saucisson et du pâté sur le coup de 2 heures du matin. Le neveu et sa femme étaient chiches, n’allaient pas payer pour un fils qui se la faisait belle à Paris dans les chemins de fer. C’est ça qui faisait dépit car il voyageait gratuitement et ce privilège, pensait naïvement le village, aurait dû lui permettre d’arriver beaucoup plus vite une fois le télégramme reçu. Déjà le coût du télégramme pesait dans les comptes du neveu descendu à Saint-Paul-de-Fenouillet, chez les Catalans en plus, pour l’expédier. Il avait fait vite dans la crainte d’en rencontrer un avec lequel il se battait comme un sauvage les nuits de bal d’autrefois. Donc les femmes veillaient avec un fond d’orgeat dans leur verre, une boisson d’été qui ne remplaçait pas le café. À parier que les hommes ne s’empresseraient pas de venir et pour l’heure ils préféraient attendre dans le petit café Planet. On leur avait dit que la veuve Terrasson, la photographe, était arrivée sur la place et ils tenaient là un fond de discussion qui tournait autour de Zélie, sans oser franchement aborder la question. Ces buveurs de café arrosé ne savaient s’ils devaient commencer les sous-entendus ou accorder leur crédit. La veuve restait « comme il faut », mais personne n’aimait qu’elle poursuive ses tournées de photographe avec cette roulotte de caraque où elle vivait, mangeait et surtout dormait. C’était ça qui choquait. Le sommeil même solitaire qu’elle y prenait. Elle aurait trouvé un lit au village. L’un d’eux, ancien tirailleur algérien, parla des fourgons remplis de mauresques réquisitionnées par l’armée. Cinq sous le quart d’heure. Les autres n’aimèrent pas l’allusion. Et puis rentra Riquet qui à cette heure avait déjà sa ration. On le soupçonnait d’avoir bricolé un alambic dans sa capitelle du Sigala.
— Je l’ai vu, il vient de passer en prenant tout son temps. Il ne m’a même pas regardé. J’ai même cru que je rêvais debout.
Il se laissa choir sur une chaise, les yeux toujours exorbités :
— Ça peut pas exister, dit-il.
Ils tournaient les chaises pour le regarder. D’ordinaire Riquet était un silencieux, même pas un bonjour, un adieu, un merci. Il buvait sa verte dans son coin, sans un regard pour les autres. On ne savait jamais s’il dormait entre deux gorgées ou ruminait des pensées floues.
— Un pur-sang peut-être noir mais la nuit… Je l’ai vu ensuite sous la lanterne de la poste. Jeune j’allais à Limoux au carnaval. Là-bas ils portent des masques blancs qui font peur. Mais ce…
Ils attendaient sans broncher.
— Ce cavalier c’est pas un masque. C’est son visage.
— Riquet il est passé déjà une nuit, tu dois confondre.
— Oui c’est ça, dit le cafetier qui apportait une fine à Riquet, tu te trompes de jour. Il est passé. Enfin ceux qui le disent ne sont qu’une poignée. Même pas les cinq doigts de la main.
— Il est dans le village une fois de plus, fit Riquet qui ne résista pas à la vue du petit verre.
Il en vida un peu, versa l’alcool ayant débordé dans la soucoupe.
— Rosalie l’a vu comme moi. Elle allait chercher de quoi faire le croustet que le neveu de la Céline n’offrira pas cette nuit.
— Macarel, s’écria le mari de Rosalie, elle va me nourrir ce rastère de Léonard. Elle l’a vu ? Le cavalier ?
— Elle a même couru vers ta maison.
— Pourvu qu’elle n’ait pas mis le verrou. Je la connais elle va se fourrer dans le placard et n’entendra pas mes coups contre la porte. Macarel de macarel !
Il se leva.
Cette nuit-là quelqu’un traça à l’aide d’un morceau de charbon de bois, sur la porte de Louis Rivière, le contour d’une main ouverte à laquelle manquait l’annulaire.