13

Comme promis, la charrette anglaise attelée au cheval rouge attendait devant l’auberge, la bride attachée à l’un des anneaux de la façade.

— Le capitaine vous fait ses compliments et vous reverra plus tard, lui dit Marceline en lui servant son petit déjeuner. C’est tout de même un bel officier, mais je ne me souviens pas de l’avoir vu enfant dans les rues de Mouthoumet. Pourtant je suis plus âgée que lui.

— Il possède une maison en indivis, m’a-t-il dit.

— Oui la maison au cadran solaire, mais ici on dit la maison des Arqueçon, une vieille famille qui n’habite plus Mouthoumet depuis plus de cinquante ans, en tout cas moi je ne les ai jamais connus. Je me souviens que l’été venaient des femmes, jamais d’hommes. Maintenant la Maison du Cadran est en mauvais état, le toit s’est effondré en partie. Mais c’est un bel endroit, le jardin derrière est immense, c’était un parc dans le temps, paraît-il. Tous les enfants vont y jouer. Petite j’y allais et je sais qu’on aperçoit les roches de Courba tiers, c’est dire si la vue est belle.

Le rouge était un cheval fougueux qu’elle eut du mal à maîtriser au départ, mais qui se calma quand il eut son saoul de lacets. Il finit même par rechigner et elle dut faire claquer le fouet pour le relancer. Elle pensait que l’animal préférait la selle au trait même léger.

Un peu avant Salza, elle croisa une vieille femme qui ramassait de l’herbe sur le bord du chemin et la regarda arriver, une main en visière sur le front.

— Bonjour, pouvez-vous m’indiquer la maison de Mme Grizal ?

— Séverine ? Ça fait une paye qu’elle est morte, vous savez. Nous avions à peu près le même âge.

— Je veux parler de la femme d’Émile Grizal, mort à la guerre !

— Ah, l’Espagnole. La Carmen ? Depuis qu’Émile n’est plus elle travaille à la mine à trier les cailloux, mais pas tous les jours. Peut-être qu’elle est chez elle… Façon de parler, car elle habite une capitelle juste avant le village, dans la vigne de Périchot qui la lui prête contre le sarmentage et quelques travaux.

— Elle n’a pas de maison ?

— Son mari parti, elle ne pouvait plus rester. Mon gendre ne pouvait pas lui laisser sa bergerie. L’Émile était notre berger.

— À la borde de la coumo Ferregut, ajouta Zélie.

— Vous le saviez ? Mais je vous reconnais, vous êtes la dame du photographe de Lézignan et votre mari… Oh, le pauvre qui est mort à la guerre comme notre pastre. C’est la veuve comme vous que vous venez voir ?

Soudain embarrassée, elle se lança dans un long discours pour justifier qu’ils aient chassé l’Espagnole pour installer un nouveau berger, la veuve n’étant pas capable de s’occuper de cent dix-neuf bêtes dont la moitié en chèvres, et les chèvres faut savoir.

La capitelle se trouvait tout au fond d’un chemin de vignes où la charrette anglaise ne pouvait s’engager. Zélie attacha le rouge à une vieille croix rouillée, en espérant ne choquer personne et remonta entre les murettes de pierres sèches jusqu’à ce qu’elle aperçoive une fumée.

Un animal détala sur sa gauche dans un massif de genêts et elle pensa à un chien sauvage ou à un jeune sanglier. Mais plus loin, elle reconnut un enfant à demi nu qui courait sur le haut d’un mur de vigne, sautait de l’autre côté, disparaissait.

Une autre créature se présenta soudain en plein chemin, un escaousel, une houe tenue à deux mains.

— C’est défendu. Monsieur Peruchot veut pas.

Cela avec un fort accent espagnol. Zélie sourit :

— Vous êtes Carmen Grizal, la veuve d’Émile, mort à la guerre ? Avec mon mari le photographe de Lézignan.

Cette femme cessa de brandir son outil et Zélie approcha lentement. Sans le blanc des yeux légèrement bleuté, il aurait été impossible de distinguer le visage de l’espèce de sarrau tombant jusqu’à ses pieds nus que portait Carmen. Le tout était brun, comme les mains et les pieds. Alors, elle se souvint que Carmen triait des cailloux de plomb argentifère et que cette teinte, difficile à effacer venait de l’action de la sueur sur le minerai. Elle avait déjà vu d’autres femmes et d’autres hommes ainsi marqués.

— Je voulais vous parler. Je ne sais pas grand-chose sur la fin de mon mari et j’ai pensé que vous aviez appris comment ils sont morts.

— La Casa del Coronel, dit la veuve en secouant la tête d’un air dur. Todos muertes… Tous morts avec le sargento…

Elle s’appuya sur l’escaousel, la tête baissée comme si la tombe de son mari se trouvait soudain à ses pieds exigeant une prière. Puis elle regarda Zélie, lui fit signe de la suivre. Elles pénétrèrent dans la grande vigne et la photographe aperçut, dans un groupe de buis en bordure, deux yeux qui les surveillaient.

— Pedro, Pierre, mon fils… Petit sauvage… Toujours par ci, par là… Jamais maison… La nuit aussi.

Elle ricana :

— Maison, caverne oui, cueva, madriguera… comme des bêtes.

Elle désignait la capitelle aménagée dans l’épaisseur du mur du fond. Celle-là possédait une porte, mais apparemment les pauvres meubles de la veuve n’avaient pu tenir à l’intérieur. Une table, un coffre, une commode restaient au-dehors et un foyer en pierres réchauffait une grosse marmite d’où s’échappait en flocons de vapeur une odeur un peu acide que Zélie aurait reconnue entre toutes et qui la réjouissait lorsqu’elle embaumait sa maison de senteurs sauvages. Mais ici, dans ce cadre devenu honteux parce qu’y vivaient deux misérables sans toit, ce parfum de garrigue prenait une autre signification, n’était que le relent d’une détresse noire.

— Ce sont des talendels qui cuisent, fit-elle a voix douce, des poireaux sauvages ? C’est l’époque !

Et même un peu trop tard car ils commençaient de sentir l’ail. Carmen alla chercher deux chaises, mais dans les buis touffus les deux yeux avaient disparu.

— Pas café… garbanzos… pois chique…

— Chiche, je veux bien.

Elle en fit réchauffer une décoction dans les braises. Zélie avait la gorge nouée et quand la femme lui montra ses mains en expliquant, dans son mélange de français et d’espagnol, la raison de sa saleté, elle les lui prit entre les siennes et lui sourit :

— Vous êtes courageuse.

Quand elle aurait un peu d’argent elle partirait en Espagne, retournerait dans sa famille auprès de ses parents.

— Avez-vous reçu les objets personnels de votre mari ? Moi je n’ai rien pu obtenir.

Elle ne pouvait pas avouer à cette femme démunie qu’elle s’y était refusée, de crainte de devoir enterrer Jean de façon définitive si elle avait reçu le contenu de ses poches. Carmen se leva, certainement pour prendre des verres pour le café de pois chiches, mais elle revint avec une petite boîte en carton fort qu’elle ouvrit avec des gestes très précautionneux. Elle la présenta à Zélie. Celle-ci décompta une alliance, une chaîne et une médaille de baptême le tout en or, une gourmette en argent, une pièce de cinq francs, une carotte de tabac à chiquer.

— Colis.

— C’est l’armée qui vous a renvoyé ces objets ?

Visiblement, Carmen ne s’était pas posé la question. Zélie lui demanda à quelle époque elle avait reçu ce petit paquet et la jeune femme estima que c’était en mai ou juin, juste à l’été peut-être. Elle ne savait plus. Dès que l’armistice avait été signé, on lui avait ordonné de quitter la bergerie et elle ne trouva aucune maison à louer, même pas une cave jusqu’à ce que monsieur Périchot lui prête la capitelle, en échange de quelques travaux, le sarmentage et le soufrage. Bien sûr le soufrage que personne n’aimait vraiment faire. Tout à la soufrette, cep après cep. On en prenait plein la gorge et les poumons, si le vent se levait. On travaillait bien avant le jour.

— Vous couchez la-dedans, mais comment ferez-vous avec l’hiver qui commence ?

Carmen expliqua qu’un ami de son mari devait venir lui faire une cheminée. Monsieur Périchot était d’accord, à condition de n’avoir rien à payer. Elle invita Zélie à venir voir où ils vivaient.

C’était la grotte, l’antre. Quelques citadins en mal de pittoresque se seraient exclamés d’enthousiasme devant les murs en pierres sèches d’une beauté parfaite, mais il fallait vivre là-dedans, coucher sur deux paillasses. Zélie désigna le toit en grandes lauzes mais Carmen l’assura qu’il n’y avait pas d’infiltrations. Les pluies avaient été rares ces derniers mois, mais au printemps elles risquaient de pénétrer dans la capitelle.

Ce fut au moment de sortir que Zélie aperçut sur le sol le grand carré de papier marron, celui servant à empaqueter. Carmen expliqua qu’elle s’en servait comme descente de lit car il était très épais. C’était du papier de l’armée.

— De l’armée ? demanda Zélie, sceptique.

— Si señora, le colis avec l’alliance, la médaille…

Zélie ne put s’empêcher de s’accroupir pour le prendre, le retourner. Elle vit les timbres, les coups de tampon, releva le nom de la poste de Saint-Paul-de-Fenouillet, dans les Pyrénées Orientales, à vingt kilomètres à vol d’oiseau de Salza.

— Regardez, on l’a expédié de Saint-Paul, à la limite de l’Aude, pas loin d’ici.

Carmen resta debout, détournant les yeux et Zélie comprit qu’elle ne savait pas lire. De plus les tampons en abondance, comme si l’employé avait voulu à sa façon enjoliver le paquet, officialisaient l’envoi à ses yeux.

Zélie s’efforça de ne pas grimacer en buvant l’extrait de pois chiches non sucré alors que les talendels égouttaient sur un vieux gril rouillé. Carmen préparait des escargots. Elle les grattait, les débarrassant de leur bave séchée, dit qu’elle les jetait directement dans le feu pour les cuire. Parfois son fils Pedro capturait un lapin ou même un perdreau, des petits oiseaux, mais les chasseurs du pays le surveillaient, l’accusaient de leur prendre leur gibier.

Ne sachant comment faire pour lui laisser un peu d’argent, Zélie l’écoutait distraitement, et puis soudain elle fut certaine d'avoir négligé quelque chose en amont de ce monologue.

— Vous avez eu une visite ?

— Oui, ce cavalier, fit Carmen les sourcils froncés, je vous l’ai dit. Un beau cavalier arrivé à travers les vignes. Si monsieur Périchot l’avait vu il n’aurait pas été content. Celui-là il ne prend certainement jamais les routes et les chemins.

— Un cavalier ? Pas un homme en charrette bien sûr, pas à travers les vignes.

Pourtant elle demanda le signalement, mais Carmen ne savait comment décrire ce personnage, faisait beaucoup de gestes, brouillait par la nervosité de ses mains ses quelques paroles plus précises.

— Le cheval, quelle couleur ? s’impatienta Zélie.

Soudain intimidée par ce ton plus sec, Carmen adoptait à nouveau sa défroque d’humble créature insignifiante, baissa les yeux, bafouilla en espagnol, faisant regretter à Zélie son impatience. Elle avait en partie conquis la confiance de cette pauvre femme et d’un coup la pulvérisait.

— Pardonnez-moi, dit-elle avec le plus de sincérité possible, mais c’est très important, Carmen. Vous avez reçu l’alliance, la chaîne et la médaille de baptême, la gourmette, la carotte de tabac, les cinq francs dans un paquet qui n’a jamais été envoyé par les services de l’armée, mais par quelqu’un qui a fouillé votre mari, le cadavre d’Émile Grizal. Et qui a peut-être aussi fouillé celui de mon mari, vous comprenez ?

Carmen enfonçait son menton maigre dans le haut de son sarrau, voilait son regard de ses paupières blanches, la seule partie de son corps épargnée par la salissure du minerai plombifère.

— Celui qui vous a renvoyé tout ça est certainement un voleur, un pillard. Certains coupent les doigts des cadavres pour prendre les alliances, les bagues. Les gendarmes les recherchent et pensent que plusieurs de ces canailles sont dans le coin. Vous me comprenez ? Pourquoi ce cavalier est-il venu jusqu’ici, dans cette vigne où vous logez, dans une capitelle bien cachée. Moi j’ai dû demander comment vous trouver et lui est arrivé tout droit ici ?

— Ce n’est pas un voleur, répliqua Carmen, les paupières toujours baissées. Il m’a donné un louis d’or. Je l’ai là dans la poche, si vous ne me croyez pas. Il était gentil.

— Si, je vous crois, mais écoutez-moi, la pensée qu’on a pu détrousser…

Ce verbe lui parut trop difficile à comprendre et elle rectifia :

— Voler le cadavre de mon mari, lui couper le doigt, celui qu’on appelle l’annulaire, celui-ci…

Elle ôta son gant et pointa le sien dénudé vers Carmen qui instinctivement recula, mais vit les tavelures qui le tachaient.

— La mine ?

— Non, murmura Zélie, touchée par le ton compatissant, les produits pour les photographies, les acides… C’est pourquoi je mets des gants…

Gênée, elle n’alla pas plus loin. Carmen, elle, ne pouvait dissimuler ses mains qui étaient loin d’être élégantes, déformées par les gros travaux.

— Je suis trop nerveuse. Depuis la mort de mon mari je ne sais plus ce que je dois faire. J’essaye de croire qu’il n’est pas mort, qu’il va revenir et si j’avais reçu moi aussi ces objets personnels, je serais bien obligée de me résigner… Je veux dire croire qu’il est bien mort là-bas, dans la Maison du Colonel.

— Le cavalier voulait que je lui parle de la Casa del Coronel… Moi je sais rien. J’ai montré l’alliance, la médaille, tout et il a demandé comment c’était venu à moi et lui aussi a regardé le papier avec les timbres.

— Son cheval était de quelle couleur ?

De son gros orteil Carmen désigna une motte de terre et Zélie estima que sa teinte se rapprochait de l’ocre ou peut-être même de la terre de Sienne.

— Merci Carmen… Vous m’avez rendu un grand service.

— Vous croyez qu’un bandit habite le pays et qu’il a pu voler les corps ? Tout ? Les habits aussi ? Les fusils ?

— Je ne sais pas…

Puis une idée la frappa alors qu’elle s’apprêtait à s’en aller.

— Votre mari avait des amis ? Je sais que vous viviez dans la bergerie de la Coumo Ferregut loin de tout, mais dans sa jeunesse peut-être que votre Émile connaissait des garçons du pays ?

— On habitait loin dans la montagne avec les moutons, les chèvres. On ne pouvait jamais quitter la borde. Moi je descendais à Salza pour acheter le pain, le sel. Le patron nous apportait le reste. Émile n’avait pas d’ami, personne. Et puis il m’a mariée, une Espagnole, ici c’est pas bon.

Elle crut entendre hennir le rouge de Jonas Savane toujours attaché à sa croix. Pourvu qu’il ne l’arrache pas du socle. Il lui avait paru de mauvais caractère.

— Carmen, je veux vous faire un cadeau, pour votre fils…

La jeune femme regarda le billet de cent francs qu’elle lui tendait. Elle secouait la tête.

— Si, prenez-le et si un jour nous nous trouvons toutes les deux en même temps à la foire de Mouthoumet, je vous ferai une photographie avec un joli cadre, et également une de votre garçon.

— Avec les belles dames aux cheveux blancs ?

Plus que le billet, cette promesse émerveillait la jeune veuve. Elle prit la main de Zélie et l’embrassa, mais celle-ci la saisit aux épaules et posa ses lèvres sur les joues ternies par le minerai. On lui avait dit qu’au bout de quelques années les gens mouraient à cause du plomb qui imprégnait trop leur organisme, mais que pouvait-elle dire à Carmen pour la mettre en garde ? Que lui proposerait-elle en échange de ce travail dangereux ?

Le rouge l’entendit venir et lorsqu’elle voulut grimper dans la charrette anglaise il recula brusquement, essayant de la faire basculer alors qu’elle avait un pied sur le marchepied. Furieuse, elle arracha le fouet de son tube porteur, le leva, mais au dernier moment se contenta d’en faire claquer la mèche au niveau des oreilles dressées de cet animal déplaisant. C’était son oncle qui lui avait appris à se servir d’un fouet, à couper net et en deux parties une feuille de papier tendue entre deux montants. Le rouge se le tint pour dit et reprit le chemin de Mouthoumet.

Ce qui la touchait le plus chez Carmen, c’était que malgré son dénuement, cette femme conservait pieusement avec l’alliance, la médaille, la chaîne, la gourmette, la carotte à chiquer de son mari, cette pièce de cinq francs qui lui aurait permis d’acheter un peu de nourriture et du vrai café.

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