Durant toute la matinée du lendemain Zélie vécut dans l’horreur, le dégoût et finalement la compassion. Elle développait les clichés pris la veille et redécouvrait les victimes. Ainsi photographiées de haut leur mort n’en paraissait que plus tragique, plus intolérable. Wasquehale et une partie de la population accourue sur les lieux du drame ne paraissaient pas regretter les Bourgeau, mais dans leur mort pathétique ils se paraient d’un halo d’innocence. Comme ils lui semblaient simples, désarmés, surpris dans leur sommeil, encore au creux des rêves, avec notamment pour l’un des neveux une expression de grand étonnement sur le visage fixé de profil. C’était un joli garçon avec des cils de fille, une joue encore ronde d’enfance, une bouche délicate de nourrisson. Il n’avait rien des brutes dont la sévérité de Wasquehale envers cette famille dressait un portrait peu ressemblant. Même Bourgeau, renversé en travers de la poitrine de son frère, une figure de brave homme. Ne l’ayant jamais vu, c’était en le photographiant qu’elle avait appris de la bouche du brigadier que c’était Eugène et l’autre dessous, le visage écrasé sur sa paillasse, Léon. Aucun ne portait de vêtements de nuit, ou n’était en partie dénudé. Le constatant, Zélie prenait conscience de la vie que menaient ces quatre hommes isolés dans cette bergerie, une vie provisoire en dehors de celle plus rituelle du village avec des repas à heures fixes, des temps de travail, des temps de rencontres et de sommeil. Ces quatre-là comme des robinsons se dégageaient des contraintes, retrouvaient une liberté grisante, une certaine sauvagerie, une vitalité primitive.
La vue de la table du bas avec ses reliefs, sa dame-jeanne bien entamée ainsi que la grosse miche, affichait un laisser-aller heureux. Une femme présente aurait tout soigneusement rangé, enveloppé, lavé. Eux passaient sans transition d’une bâfrée énorme avec beuverie conjointe, au sommeil lourd, se jetant tout habillés sur les grabats, oubliant les cinquante vaches dont les chiens assumeraient la garde. Ils dormaient sans remords et sans crainte lorsque les assassins avaient surgi.
Non sans étonnement Zélie se surprit à plaindre le sort de ces quatre victimes, allait les regarder sur les épreuves en train de sécher accrochées à un fil, s’attendrissait devant l’un des neveux, d’après ce que lui avait dit le brigadier c’était Alcide qui portait encore ses bottes, des bottes de chasse bien fatiguées, éculées, encollées d’herbe. L’autre, Sébastien, avait quitté ses galoches mais gardé ses chaussettes.
Eugène Bourgeau portait également des bottes plus récentes, peut-être celles d’un officier mort dépouillé. Wasquehale ainsi que le capitaine Jonas Savane avaient dû les remarquer. Elles aussi étaient frottées d’herbe grasse comme si l’oncle et le neveu avaient pataugé dans un lieu particulier. Le plateau devant la bergerie offrait plutôt une herbe rase d’hiver.
Il y avait aussi des vues des vaches en demi-couronne devant la bergerie. Pour les photographier elle avait longtemps cherché le meilleur angle alors que la lumière menaçait de baisser. Sur l’une d’elles, on voyait même une partie de la foule, surtout des habitants d’Auriac que les gendarmes avaient contraints à l’immobilité totale, le temps de la pose.
Des voituriers, des marchands forains apercevant ces charrettes abandonnées sur la route et tous ces gens sur le plateau étaient venus aux nouvelles et enflèrent le nombre des badauds. Il y eut même un boucher pour s’approcher des premières vaches avant que les gendarmes ne le repoussent. Il secouait la tête d’un air à la fois navré et furieux qu’une aussi grande quantité de viande fût en train de pourrir. Lorsque le gendarme lui ordonna de s’éloigner, il cria que c’était une honte, qu’il y avait là de quoi nourrir toutes les Corbières durant une semaine. Il se moquait bien du Parquet qui devait voir ce spectacle. Il sembla que l’accusation de gâchis eut des échos indignés chez les curieux. La viande fraîche restait une rareté fort chère.
Le petit juge de Paix avait rédigé un rapport qui s’ajouterait à celui de Wasquehale. Le capitaine Savane et un autre gendarme fouillaient la bergerie, découvraient qu’au-dessus du premier étage il y avait un grenier accessible par une trappe longue à repérer.
Lorsqu’elle sortit sur son balcon, plusieurs voitures arrêtées sur la place lui firent comprendre que les magistrats de Lézignan venaient d’arriver. Peut-être même y en avait-il de Carcassonne, chef-lieu du département et de l’arrondissement dont dépendait le canton. Elle aperçut la charrette anglaise de Savane devant l’auberge et en même temps le vit qui en sortait et se dirigeait vers le fourgon-laboratoire. Elle se retira à l’intérieur mais laissa la porte ouverte. Dès qu’il entra il fit un bonjour de la tête, s’approcha vivement des épreuves en train de sécher.
— Beau travail, dit-il, vous êtes vraiment qualifiée.
— C’est le Parquet qui vient d’arriver ?
— Et ce n’est pas tout. C’est l’armée qui va se charger des vaches. L’intendance arrive avec des bouchers. Comme on ne peut accéder directement au plateau de la bergerie, les bêtes seront dépecées en quartiers, lesquels seront transportés à la route sur des brancards. On les renversera dans des tombereaux qu’on recouvrira de chaux-vive. Le préfet a ordonné que tous les tombereaux des villages voisins de la bergerie soient réquisitionnés. On doit creuser une grande fosse, je ne sais encore où.
— Ne peut-on enterrer ces malheureuses vaches sur place ?
Il parut surpris par le bon sens de sa question.
— Ce n’est pas moi qui décide.
— Madame Derek regrettait votre absence cette nuit quand elle est arrivée.
— Je ne pouvais être au four et au moulin, répliqua-t-il sèchement. Je viens de lui rendre visite. Elle sait combien son incognito est précieux. Le brigadier a donc convoqué certains anciens mobiles ici pour vous épargner un long trajet. Il vous bichonne ce brave gendarme. Méfiez-vous, lui et ses collègues se croient souvent irrésistibles.
Elle se raidit.
— Me jugez-vous volage ?
— J’ai une expérience malheureuse des femmes et je crois qu’aucune ne résiste longtemps à l’intérêt ardent qu’elles suscitent.
— Vous pouvez donc être odieux, dit-elle, et vous me blessez.
— Le veuvage est-il votre parangon de vertu ?
— Vous m’obligeriez en sortant. Vous trouverez ces photographies à la gendarmerie quand elles seront sèches, mais je ne veux plus vous revoir ici chez moi.
Il sourit avec une certaine mélancolie inexplicable et s’en alla. Elle se demanda si elle était vraiment aussi furieuse qu’elle en avait donné l’apparence.
Avant de monter dans sa chambre, elle prévint Marceline qu’elle partagerait le dîner de Sonia Derek.
— Je lui tiendrai compagnie avant de retourner à ma voiture où j’attends une fournée d’anciens mobiles.
— Vous serez seule avec eux ? se formalisa Marceline. Voulez-vous que je vous envoie la petite une fois son service fini ?
— Bah, je m’en débrouillerai.
Marceline s’en alla en disant que les jeunes femmes actuelles ne se comportaient pas comme celles de son temps. Outre la photographe, celle qui devait témoigner lui paraissait tout aussi désinvolte pour ne pas dire délurée.
Sonia Derek parut ravie qu’elle vienne prendre son repas en sa compagnie, lui demanda si elle connaissait le menu. Ce souci de nourriture effarait Zélie mais sa compagne lui expliqua qu’elle avait souvent connu la faim dans ses voyages.
— Vous voyagez donc beaucoup ?
— Assez pour m’en dégoûter quelquefois. Je voudrais bien me fixer quelque part mais surtout à Paris.
— Vous avez un état ?
— Vous voulez dire un métier ? Non mais je ferai n’importe quoi.
Elle questionna ensuite Zélie sur son travail de photographe, et lorsqu’elle apprit que quelques anciens mobiles devaient venir jusqu’à Mouthoumet elle parut égayée.
— Il doit y avoir de jolis garçons dans le tas ?
C’était une réflexion étonnante de la part d’une femme qui avait connu les pires excès masculins.
— Je ne vois en eux que des sujets à photographier le mieux possible et puis ces garçons-là sont souvent en possession de femme et d’enfants. Enfin depuis la mort de mon mari je n’éprouve pas ce genre de souci.
— Que vous dites pour l’heure mais plus tard qui sait ?
Marceline apporta elle-même le panier du repas et déjà se plaignait de l’escalier à monter, du temps perdu.
— Et j’ai oublié le vin, le pain.
— J’irai chercher tout ça, lui proposa Zélie. Mais je passerai par l’écurie pour éviter d’attirer l’attention. Déposez le panier au pied de l’escalier.
— Je n’ai plus de toile cirée, faut que je sorte une belle nappe en tissu.
Lorsqu’elles furent seules, Sonia ne put s’empêcher de remarquer que ça commençait plutôt mal.
— Si je dois rester huit jours dans cette chambre je sens que nous en viendrons aux mains si elle continue de gémir de la sorte.
Cette éventualité scandalisait Zélie. Même avec un caractère aussi trempé que celui de cette jeune femme comment envisager de se battre réellement ?
Elle retira de ce repas un vague malaise. Elle devait même chasser quelques doutes pernicieux qui essayaient de lui souffler que Sonia Derek ne correspondait pas exactement à ce qu’elle attendait d’une femme violentée et spoliée par des canailles en uniforme.
Tout en préparant son matériel pour les photographies à venir elle s’arrêtait souvent devant celles qui séchaient. Eugène et son neveu Alcide étaient sortis de la bergerie à un moment donné pour aller voir les vaches. Il ne pleuvait pas alors, ce serait pour plus tard. Ou bien alors les deux hommes étaient allés au-dehors en cours de nuit sous une averse. Mais pour quelles raisons ?
— Ils ont entendu des bruits suspects, murmura-t-elle.
Peut-être bien mais pourquoi les deux autres ne les avaient pas accompagnés, étaient restés sur leur grabat ? En y regardant de près, elle pensa qu’Eugène avait réagi lorsque les assassins avaient escaladé l’échelle de meunier puisqu’il s’était abattu, une fois mort, sur la poitrine de son frère Léon qui lui était allongé sur son grabat. À plat ventre mais c’était une façon de dormir. Léon n’avait pas éprouvé le besoin de sortir comme son frère et son fils. Lui et Sébastien devaient dormir profondément pour la bonne raison qu’ils étaient saouls. Les deux autres supportaient mieux le vin ou même en buvaient très peu. Elle conseillerait à Wasquehale, pas question d’en parler à Savane, de vérifier les fonds de verre restés sur la table. Cet examen pouvait établir son raisonnement. Sur l’épreuve on ne pouvait vraiment voir.
Les deux étaient sortis, s’étaient rendus avec leurs bottes à un certain endroit. Là où une herbe différente gorgée d’eau poussait et alors elle se souvint de la première vache aperçue, juste en dessous de la fissure dans laquelle Cécile Bourgeau se dissimulait depuis vingt-quatre heures. La vache gisait dans un trou très humide, ni source ni mare, mais une fange avec des joncs et des roseaux.
— La torche, s’écria-t-elle, juste à côté.
— Pardon madame, je suis Célestin Laval et je viens pour la photographie. J’arrive de Davejan où j’étais le seul mobile requis.
Elle avait sursauté, surprise dans ses supputations et elle s’efforça de sourire à ce garçon intimidé, casquette en main.
— Excusez-moi, et prenez place sur cette chaise, oui là sur l’estrade. Je vais ouvrir les panneaux. C’est une belle journée pour mon travail.
Lorsque les miroirs renvoyèrent le soleil dans son visage il cligna des yeux, ébloui.
— Il faudra que vous les gardiez bien ouverts quelques secondes, lui dit-elle, quand je vous photographierai.
— Je voulais vous demander, ma mère m’a dit qu’elle aimerait en avoir une car ça fait du temps que votre mari m’a fait mon portrait en communiant.
— Effectivement, dit-elle soudain émue, se souvenant de toutes ces communions qu’ils faisaient au printemps, des repas auxquels parfois on les conviait, du bonheur de ces années-là, des fous rires et de l’amour sur le divan de la roulotte. Mon Dieu comme elle était impudique, provocante, hardie, estomaquant même Jean dans ses initiatives.
Mal à l’aise le jeune homme se demandait ce que lui voulait cette jolie femme en le fixant ainsi les yeux humides.
— Excusez-moi, murmura-t-elle.
Ils vinrent tous, ceux que la gendarmerie avait convoqués sauf celui de Massac qui avait trouvé à s’embaucher dans les chemins de fer. Il devrait se faire photographier à Toulouse. Lorsqu’elle fut seule, elle retarda le moment de prendre les photographies pour les apporter à la gendarmerie. Elle aurait dû en tirer plusieurs mais y songerait dès qu’elle aurait le temps. Elle croyait reconstituer une partie du drame, élucider pourquoi l’une des six torches se trouvait aussi loin de la borde et à côté de ce trou humide où gisait une vache égorgée, les pattes en l’air. La torche flambait dans la nuit et Eugène et Alcide, qui n’avaient pas bu à se saouler, l’avaient découverte au moment de fermer la porte de la bergerie. Ils étaient venus voir, avaient trempé leurs bottes dans la fange où baignait la vache et les assassins les avaient tués juste là. Elle se doutait de ce que Wasquehale lui répondrait :
— On les a ensuite transportés chacun dans sa chambre ? Pourquoi tant de fatigue ? C’était inutile. Pourquoi seraient-ils sortis sans prendre une arme ?
Elle avait la réponse quelque part en elle, mais ne parvenait pas à se la donner.