43

Bizarrement, lorsque en ce début d’après-midi elle rejoignit son fourgon pour effectuer des rangements, elle éprouvait quelques regrets inexplicables. Elle aurait dû rendre visite à Sonia Derek mais ne l’avait pas fait, de crainte de manquer de sincérité au cours de la conversation. Elle pensait que la petite servante ne lui ayant pas apporté son repas cette femme pouvait se poser des questions.

Elle était en train d’examiner la photographie de Gaillac lorsqu’on frappa à la porte du balcon. C’était le capitaine Savane qui s’excusa d’un murmure de cette visite, la suivit dans le véhicule. Il paraissait las, presque amer.

— Cette photo au magnésium empruntée pour réaliser ce dessin est ce qui pouvait nous arriver de pire.

— Mais l’illustration a-t-elle beaucoup de lecteurs dans cette région ?

— Des abonnés. Vous savez, les pères de famille instruits la considèrent en quelque sorte comme l’encyclopédie vivante de notre époque. Il suffit d’un seul exemplaire par village même pour le canton pour nuire à notre procédure. Pourquoi la salle du café était-elle pleine aujourd’hui ? Que croyez-vous, les gens sont venus en espérant en apprendre plus sur cette femme mystérieuse.

Il s’assit sur le divan, portant plus que jamais le masque d’un acteur tragique avec sa pâleur, son regard inquiet.

— Sonia ne se doute de rien, je suis passée la voir. Elle ne se doute de rien mais trouve le temps long. Elle m’a dit que vous n’alliez pas souvent la voir et je ne vous en veux pas, seulement je crains qu’elle ne soit amenée à prendre une décision désespérée.

Zélie crut comprendre que Sonia pourrait tenter de mettre fin à ses jours, mais ne le croyait pas. Il y avait en elle une volonté de vivre à n’importe quel prix, quels que soient les drames, les ennuis rencontrés. Déjà n’avait-elle pas en partie effacé le souvenir de ces soudards qui l’avaient assaillie ?

— Je voudrais qu’on veille sur elle. Wasquehale ne dispose pas de suffisamment d’hommes pour parer à tout.

— Voulez-vous un peu de café ? Moi-même je vais en prendre une tasse. Vous me paraissez en avoir grand besoin.

— Je dors très mal. Je dois aller jusqu’au bout de cette tâche…

— Dormez-vous toujours roulé dans votre capote ?

Il la regarda comme s’il ne comprenait pas à quoi elle pouvait bien faire allusion puis sourit :

— J’ai aménagé une couche avec un vieux matelas découvert dans le grenier de cette maison qui finira en ruine. Elle n’est plus que l’ombre de sa splendeur passée. Et j’exagère d’ailleurs en parlant de splendeur. C’était juste une maison de petite bourgeoisie villageoise.

Elle écrasait les grains de café tout en écoutant, ne savait comment lui dire qu’elle n’éprouvait aucun sentiment d’amitié pour Sonia Derek et qu’elle s’ennuyait ferme en sa compagnie. Elle ne supportait surtout pas ses allusions graveleuses, ses sous-entendus le concernant. Elle agaçait profondément Zélie, s’imaginant intriguer cette pauvre jeune femme qui ne devait connaître du plaisir amoureux que de bien piètres manières. On avait beau dire couramment qu’être pris pour une idiote par une véritable imbécile apportait de grandes satisfactions, Zélie en avait plus qu’assez de cette femme vulgaire. Elle reconnaissait que parfois elle était touchée par ses effrois, ses incertitudes mais la minute suivante Sonia chantonnait comme si plus rien ne comptait.

— Je conçois que tenir ce rôle de chaperon, de dame de compagnie vous pèse, dit-il.

Il l’énervait un peu trop avec cette insistance.

— Pourquoi ne passez-vous pas quelques instants avec elle, je suis certaine qu’elle apprécierait beaucoup plus votre présence que la mienne.

Il perdit un peu de son teint cendreux comme si elle venait de l’inciter à des agissements pervers.

— Je ne peux tout de même pas rester seul avec elle dans sa chambre, protesta-t-il. Ce serait incorrect.

— Pourtant elle se vante que ce ne serait pas la première fois, dit-elle excédée par tant d’hypocrisie.

— Je ne suis qu’un homme bien seul, parfois désespéré, murmura-t-il si bas qu’elle eut du mal à tout comprendre. Je reconnais que j’ai commis une imprudence en m’attardant un soir chez cette jeune femme, en ayant l’air d’attendre quelque chose que mon quant à soi m’interdisait d’exiger. Mais ce fut la seule fois où je commis cette erreur. Je sais que je suis en train de me ruiner moralement à vos yeux, de vous faire peut-être horreur mais je ne veux rien vous cacher. Pas à vous.

Elle était de dos en cet instant, occupée par son café sur le petit réchaud à alcool et n’osait plus se retourner. Elle avait violemment rougi de s’être comportée en femme jalouse. Après tout que lui importaient les amours de ces deux-là. Elle recevait ce qu’elle méritait. Fâchée, il la croyait donc amoureuse de lui et se justifiait.

Elle finit par lui faire face sans pouvoir le regarder, posa la cafetière sur la petite table, ainsi que les tasses et le sucre.

— Je vous donne ma parole que je n’avais rien demandé, ni suggéré, que peut-être se lisaient sur mon visage mes sentiments secrets. Après tout c’est une belle fille, désirable, mais comme c’est mon témoin unique je n’envisageais pas d’établir entre nous des sentiments équivoques. Oui j’aurais dû m’en aller pour rompre avec ce trouble qui nous gagnait tous les deux.

— En somme avec une certaine muflerie vous l’accusez d’avoir pris toutes les initiatives ?

Il but son café et se leva :

— Pensez ce que vous voudrez. J’ai commis une erreur, je la paye mais je vous trouve bien intransigeante.

Elle suffoqua. Qu’imaginait-il ? Qu’elle mourait d’envie elle aussi de lui faire des avances ?

— Je préfère que nous restions en dehors de ces choses jusqu’à a la fin de lenquete, dit-elle. Et d'ailleurs si vous n'avez plus besoin de mes photographies je me ferai un plaisir de rentrer chez moi à Lézignan. Je n’ai pas envie de passer Noël sur les routes.

— Ce sera à Wasquehale et au Parquet d’en décider.

Il se dirigeait vers la porte lorsqu’elle lui demanda s’il comptait lui aussi se rendre à Cubières, pour convaincre Gaillac de sortir de sa maison transformée en bastion.

— Puisque le Parquet et quelques gendarmes se sont déplacés là-bas qu’irais-je y faire ? Je pense qu’il y a eu connivences entre Bourgeau et Gaillac mais lesquelles, voilà qui sera difficile à établir.

— Gaillac était le cousin éloigné d’Émile Grizal tué dans la Maison du Colonel en même temps que mon mari. C’est lui qui a renvoyé à la veuve le total de ses affaires. Et peut-être possède-t-il celles de mon mari.

— Qui sait ? fit Savane avant de sortir.

Загрузка...