L’abbé Reynaud prétendait rendre une visite de courtoisie à son confrère d’Auriac, s’excuser auprès de lui de son intervention dans sa paroisse, ne savait trop comment s’expliquer, mais Cécile Bourgeau ne l’entendait pas ainsi. Elle voulait qu’il asperge d’eau bénite toute sa maison avant de se rendre à la cure et rencontrer l’abbé Curiel.
— Vous croyez que je vais attendre devant ma porte avec tous les voisins qui me regarderont comme une bête curieuse ? Je ne rentrerai pas dans cette maison tant que vous ne l’aurez pas aspergée. Ensuite vous ferez ce que vous voudrez, madame Terrasson et moi visiterons toutes les pièces pendant votre absence.
Dans le vent qui glaçait les rues Reynaud frissonnait, malgré sa douillette et la flanelle triple qu’il portait sous sa soutane ainsi que ses caleçons longs en même tissu. Le caractère entier de l’abbé Curiel lui était connu et il redoutait de le voir arriver alors qu’il empiéterait sur ses prérogatives. Il lui faudrait bien lui avouer par la suite la petite cérémonie qu’il venait de faire, et la colère prévisible de cet homme intransigeant le glaçait bien plus que ce Cers qui soufflait.
Déjà lorsque la mule s’était arrêtée devant chez elle, Cécile avait sauté à terre, étonnant Zélie. La forme prostrée, humble, rencognée dans l’angle du char à banc faisait preuve d’une agilité peu commune. Debout devant sa porte la femme Bourgeau tenait l’aspersoir à la main, le présentait au curé dans son réceptacle contenant de l’eau lustrale. Reynaud avait eu beau lui dire qu’il bénirait l’eau une fois au village elle avait voulu qu’il emporte celle du bénitier de son église.
Zélie, descendue à son tour de la voiture, voyait autour d’elle frémir les rideaux des fenêtres sans distinguer la moindre silhouette. Lui vint l’impression que les maisons avaient des yeux propres qui renseignaient leurs occupants.
Rapidement Reynaud agita son aspersoir vers la porte, mais Cécile trouva que c’était insuffisant et il dut s’y reprendre avant qu’elle ne prenne la clé et ne la tourne dans la serrure. La porte grinça comme dans un mélodrame et dès lors le prêtre avança seul, madame Bourgeau se cachant derrière sa maigre personne. Découvrant dans la cuisine son saucisson dévoré en partie par les rats et son faitout brûlé elle poussa des gémissements.
— Ils ont mangé mon saucisson, fait brûler mon ragoût.
Puis elle ouvrit la petite porte vitrée de la pendule et Reynaud envoya quelques gouttes. Il vit la trace d’une main sans annulaire tout comme Zélie qui la trouva presque trop parfaite. Celui qui l’avait laissée s’était bien appliqué pour signer en quelque sorte son passage.
En une procession réduite ils grimpèrent à l’étage où Cécile mesurait le nombre de coups d’aspersoir, grognait lorsque Reynaud se lassait.
Le désordre de la chambre confondit le curé et Zélie et ils restèrent sur le seuil, tandis que Cécile se ruait vers son matelas une fois celui-ci bénit. Elle prit une poignée de laine, l’examina et cria, furieuse :
— Le matelassier m’a trompée, il y a de la filasse là-dedans, au lieu de pure laine.
L’empreinte de la main aux quatre doigts était visible sur le mur chaulé. Zélie l’examina et en conclut que l’auteur avait mouillé sa main pour qu’elle retienne de la poussière. Poussière trouvée sous le lit, estima-t-elle en se penchant pour regarder sous le sommier. Lorsqu’elle se releva Cécile la foudroyait de ses yeux durs :
— Vous voulez le balai ?
Puis à l’intention de Reynaud :
— On continue, la chambre de derrière et puis le grenier.
C’est alors que la porte de la rue s’ouvrit avec son grincement habituel.
— Madame Bourgeau ?
Zélie reconnut la voix du capitaine Jonas Savane. Comment avait-il pu les retrouver aussi vite ?
— C’est qui ? murmura Cécile, les yeux grands ouverts d’anxiété.
— Ce n’est pas le brigadier, la rassura Zélie, se demandant si cet homme n’était pas plus inquiétant que Wasquehale.
Elle commençait de descendre lorsqu’il se trouva devant elle en train de monter les marches :
— Je vous ai vue grimper dans ce char à banc avec le curé Reynaud et j’ai perdu du temps à retrouver cette maison. Heureusement, tout le monde avait vu passer l’attelage et certains depuis leurs étages avaient surpris Cécile Bourgeau dans le fond. Que faites-vous ici ?
Elle le lui expliqua et il haussa les épaules avec un petit rire sceptique sur les bienfaits d’une telle cérémonie.
— Les démons à exorciser chez ces gens-là sont la cupidité et la cruauté, pas autre chose. Si Bourgeau est coupable sa femme l’est aussi.
Il parlait assez fort pour que Reynaud et surtout Cécile entendent et soudain, furieux, le curé sortit de la chambre et apostropha le capitaine :
— Je n’attendais pas de vous une telle accusation sans fondement. Je vous avais reçu au presbytère comme un homme pondéré sans idées préconçues, et je retrouve un accusateur du genre de Fouquier-Tinville.
— N’exagérons rien, fit Savane d’un ton léger, simple tactique policière. Qui cherche le vrai peut prêcher le faux. N’oubliez pas que j’enquête sur d’horribles forfaits opérés par des canailles inhumaines. Cette femme en sait plus que vous ne le pensez. J’ai pu apprécier votre grandeur d’âme, mais votre bonté ne peut rien contre des crimes aussi odieux.
Comme elle était venue la colère de Reynaud s’en allait, le laissant épuisé, contrit de ce moment passionnel. Le capitaine pénétrait dans la chambre, y trouvait Cécile Bourgeau debout auprès d’un lit au matelas crevé :
— Qui a fait ça ?
Pour toute réponse elle désigna l’empreinte sur le mur et Savane alla y jeter un œil, haussa les épaules :
— Ne me dites pas que vous ne comprenez pas ce que ça signifie ?
Éperdue Cécile fixa Zélie qui venait d’apparaître à la porte.
— Il serait temps de nous en dire davantage, madame Bourgeau. Vous risquez d’être arrêtée comme complice, jetée en prison, accusée à la place de votre mari. La justice est très sévère pour les pilleurs, les détrousseurs en temps de guerre et leurs complices. L’ombre de l’échafaud plane déjà sur votre tête :
— Ne vous laissez pas impressionner, lança Zélie d’une voix tremblante d’indignation. Je suis personnellement certaine que si votre mari était coupable vous n’en saviez rien. Et puis une femme n’est pas forcée de dénoncer son mari.
— C’est vrai, reconnut le capitaine, mais si elle profite d’un bien mal acquis par ce dernier elle peut être sévèrement condamnée.
— Où voyez-vous un profit chez cette pauvre femme ? Regardez ses vêtements, sa maison saccagée ? Elle n’allait à la bergerie du pech de l’Estelhe que pour apporter le pain et les provisions. Tout se passait là-bas avec ces cinquante vaches surveillées par les frères Bourgeau dont on ignore qui en est le propriétaire.
Elle finit par s’arrêter car le capitaine Savane souriait comme charmé par sa véhémence.
— Quelle chaleur, si les femmes pouvaient l’être quel avocat vous feriez, ma chère !
Le curé vint à la droite de Zélie :
— Voulez-vous que je poursuive mes aspersions, Cécile ?
— Oui, dit-elle dans un murmure, la chambre de damier et puis il faut asperger le grenier. Quand je suis partie dans la nuit j’ai cru entendre des bruits là-haut.
Seule Zélie resta à cet étage, examinant la chambre, préoccupée par un détail fugace, une constatation, peut-être une remarque, enfin un fait dérangeant qui refusait de s’aligner dans la continuité de ces graves moments. Etait-ce l’empreinte, le matelas éventré ? Les meubles fracassés ?
Même spectacle dans la chambre de damier autrement dit donnant sur le derrière de la maison. Zélie comprenait cette langue ancienne même si elle ne la parlait pas. À Lézignan déjà, petite ville moderne avec le chemin de fer, quelques industries, on s’éloignait peu à peu de ce parler qu’on trouvait peu distingué, paysan.
Le même saccage avait été reproduit dans cette pièce sans qu’on puisse en comprendre la raison, sinon la volonté de se venger dans ce qui était le plus cher pour des gens comme les Bourgeau, leur pauvre patrimoine de meubles.
Là-haut dans le grenier personne ne parlait alors que jusque-là le prêtre psalmodiait, Savane commentait d’une voix sarcastique ses allées et venues, Cécile gémissait. Ils se taisaient et Zélie s’inquiéta.
Ce fut le même silence qui succédait à un éclair d’orage, lorsqu’on rentre la tête dans les épaules dans la crainte du coup de tonnerre. La bouche sèche, les jambes faibles comme toujours, Zélie s’attendait à une catastrophe.
— Monsieur le Curé, approchez. Le temps des patenôtres est fini, maintenant regardez la réalité en face. La réalité dans sa nudité scandaleuse. Ceci est un étui en zinc de pierre à aiguiser les faux. Le faucheur le porte à la ceinture rempli d’eau. C’est un récipient de peu de valeur, mais qui pour l’heure prend celle d’une corne d’abondance car si je le renverse…
Il dut joindre le geste à la parole car Reynaud poussa une exclamation de surprise, renforcée de drame par celle plus horrifiée de Cécile.
— Des alliances en grand nombre, des douzaines, des bagues, certaines avec des pierres serties, des bracelets, des colliers, des broches avec des brillants. Celle-ci doit bien valoir trois à cinq mille francs. Combien de vaches pourrait-on acquérir avec, madame Bourgeau ? Vous devez le savoir vous qui en possédiez cinquante ?
Cécile ne gémissait même plus.
— Et ce médaillon avec une miniature délicate d’enfant en bas âge et même, quelle pitié, quelques cheveux d’un ange blond. Ces bandits ne reculent devant aucun sacrilège. Ceci est une parure, madame Bourgeau, complète avec les mêmes pierres, le même or vieilli. Vous savez comment on appelle ce genre d’étui pour une pierre à aiguiser les faux, madame Bourgeau ? En votre patois je ne sais mais en bon français c’est un couffin. Un mot proche de coffre-fort n’est-ce pas ? Et ce couffin-là recèle une véritable richesse. Celui qui a eu l’idée de l’utiliser comme cachette a bien préparé son affaire. Lorsque je l’ai aperçu avec sa pierre à aiguiser qui dépassait je n’y ai pas prêté attention sur-le-champ car je supposais que la pierre plongeait jusqu’au fond, sur environ quarante centimètres. Pour entretenir la faux une grande pierre est nécessaire étant donné la dimension de la lame. Seulement…
Il dut faire une démonstration que Zélie ne pouvait suivre mais qui fit pousser une exclamation au curé Reynaud. Cécile comme résignée ne manifestait plus rien.
— Et voilà, la pierre est cassée et ne mesure plus que cinq centimètres pour la laisser dépasser du couffin et laisser croire qu’elle l’occupe entièrement jusqu’au fond. Mais elle servait seulement de bouchon en reposant sur ce joli petit tas de joyaux.
Nouveau silence, légèrement moins profond et Zélie sut que Cécile Bourgeau haletait comme si elle suffoquait devant pareille découverte. Puis d’une voix essoufflée elle protesta sans vigueur :
— Je fauche pas, moi. C’est Eugène qui fauche.
— Première nouvelle, peut-être premier aveu, qui sait ? ricana Savane.
Mais que pouvait comprendre Cécile dans cette allusion à l’argot des malfaiteurs ?
— Et je monte jamais au grenier, parce que j’ai peur des rats, ajouta-t-elle d’une voix plus affirmée. Petite j’ai été mordue par un dans ma berce. J’ai jamais oublié.
— Évidemment, dit Savane, mais sans ricanement ni sarcasme. Vous savez qu’il y a là une véritable fortune, madame Bourgeau, de quoi acheter un millier de vaches peut-être ? On n’a pas retrouvé d’argent à la bergerie et pour cause. Votre fortune est ici.
Zélie essaya de suivre dans l’esprit particulier de Cécile le cheminement de cette supposition. Déjà bouleversée par les bêtes abattues, elle ne pourrait jamais accepter l’idée qu’un millier aurait pu entrer en leur possession.
— La pâture de Pech de l’Estelhe aurait jamais pu les nourrir, répondit-elle un peu trop vite, sans comprendre que c’était une sorte d’aveu.
— On commence avec cinquante et plus tard, bien plus tard on achète plus grand ailleurs, dans le pays de Sault par exemple où les herbages sont meilleurs, pourquoi pas le Lauragais ou le Limousin ? Mais laissons cela. Monsieur le Curé vous êtes témoin que ce couffin était pendu à ce clou et que je l’ai décroché sous vos yeux, en ai vidé le contenu. Je remets tout en place pour laisser aux gendarmes le soin de poursuivre la perquisition. Pour ma part, je n’ai qu’une délégation de la Sécurité Militaire qui ne me permet pas de pratiquer ces fouilles. Je dois m’effacer devant Wasquehale et à plus forte raison devant le Parquet. Avant de vous suivre j’ai fait prévenir le brigadier et le procureur.
— Vous saviez que madame Bourgeau était dans mon char à banc ? s’effara le curé.
— Vous avez longé ces tombereaux qui chargent les quartiers de vaches et qui sont très hauts. Plusieurs charretiers l’ont aperçue cachée et l’ont reconnue…
Zélie s’assit sur la dernière marche, essayant de réfléchir à ce qui venait de se dérouler là-haut. Reynaud dut faire la même chose, car il demanda au capitaine Savane si d’après lui les inconnus qui avaient saccagé la maison et laissé ces empreintes de main mutilée cherchaient ce trésor.
— Certainement. Mais ils n’ont pas prêté attention à ce couffin suspendu à un clou avec sa pierre qui en dépassait. Ils ont fouillé le bas sans trop faire de dégâts, pensant que le butin se trouvait dans les chambres. Les paysans cachent toujours leurs biens les plus précieux là où ils dorment. La visite nocturne du grenier avec une chandelle n’a pas révélé ce que nous découvrons en plein jour.
— J’ai rien volé ! protesta Cécile.
— Mais pourquoi les empreintes ? Voyons, s’il s’agit d’une personne, amputée d’un doigt pour voler son alliance, venue par ici, c’est pour se venger, pas pour devenir voleur à son tour ?
— En fait il est possible que celui ou celle qui a été amputé d’un annulaire se venge en saccageant cette maison. Il ne cherchait pas de trésor, il assouvissait sa rage, punissait celui qui lui avait sectionné un doigt. Il faudra aussi chercher une cisaille dans tout ce fatras d’outils anciens et plus récents. Les pilleurs, les détrousseurs utilisaient des cisailles ou cet outil plus récent qu’on appelle sécateur. Dans des vignobles plus au nord il remplace la serpette pour les vendanges et même pour la taille.
À ce moment-là, Wasquehale appela madame Bourgeau depuis le bas.
— Monsieur le procureur, monsieur le juge sont avec moi et désirent vous entretenir. Où êtes-vous ? Nous vous cherchons depuis hier en vain.