27

Une nuit glacée nappait les Corbières d’un silence tel que ni Zélie ni le capitaine n’osaient le troubler. Le cheval rouge trottait en levant haut ses pattes, tournant fréquemment la tête comme si toute une meute sauvage le harcelait. Le juge se complaisait si fort dans des interrogatoires multiples qu’il avait irrité un peu tout le monde, y compris le procureur et le brigadier. Savane finalement prit la tête de cette rébellion sourde, en annonçant qu’il rentrait à Mouthoumet et qu’il raccompagnait madame Terrasson à son auberge. Le magistrat s’y résigna mais déclara qu’il restait un peu pour obtenir d’autres précisions de madame Bourgeau, endormie sur sa chaise après deux et presque trois nuits sans sommeil réel. Mais Gérard Fontaine s’en moquait dans l’impétuosité de ses trente ans. Le procureur, économe de ses quarante proches, l’abandonna pour retourner à Mouthoumet dont le maire recevait les deux magistrats, les greffiers se partageant une chambre chez l’habitant par économie sur les frais de route.

Lorsque la charrette anglaise s’immobilisa devant la porte vitrée de la salle, le capitaine déclara qu’il allait garer son attelage et reviendrait souper avec Sonia Derek.

— Je vous soulage donc de cette corvée, ajouta-t-il narquois, comme s’il avait deviné qu’en définitive elle n’appréciait pas cette personne. Je sais que la découverte de cette sacoche vous a bouleversée et c’est pourquoi j’ai décidé de laisser le juge s’obstiner seul, pour vous raccompagner.

Un peu interdite de lui découvrir des délicatesses de sentiment elle regarda la charrette s’éloigner avant de pénétrer dans le café enfumé et bruyant. Elle remarqua l’absence des deux cousins Bourgeau. Marceline vint à sa rencontre tenant un plateau de verres et d’une bouteille d’absinthe.

— Avez-vous vu monsieur Molinier de Rouffiac ? Il désirait vous parler.

Depuis qu’on avait découvert la sacoche de cuir contenant l’appareil portatif de son mari, Zélie vivait dans un autre monde, un monde incohérent où les êtres et les choses ne parvenaient pas à lui donner l’apparence du réel. Le juge Fontaine avait ouvert cette sacoche, l’avait secouée sans précautions pour en faire tomber le contenu, et tous avaient regardé cet ensemble hétéroclite de planches recouvertes d’un tissu noir, l’obturateur, le trépied repliable, le voile noir, un petit pot de verre sans comprendre.

Le procureur prit une des planchettes au centre de laquelle était sertie une lentille et après quelques secondes de réflexion, regarda Zélie au visage blanc et aux lèvres frémissantes :

— Ceci a-t-il un rapport avec votre art, madame Terrasson ?

Elle inclina la tête et Wasquehale soudain la fixa intensément.

— Était-ce un daguerréotype, je veux dire un appareil de photographie qu’on aurait volontairement brisé ?

Le juge Fontaine ouvrit un petit pot de verre, l’approchait de son nez :

— C’est du mastic, dit-il.

Examinant les planchettes il passa son ongle dans les mortaises, souleva une pellicule de ce mastic. Et dans un silence attentif il commença de remonter l’appareil avec une habileté inattendue. Cécile Bourgeau profitant de ce désintérêt momentané pour sa personne ferma les yeux et s’endormit sur-le-champ.

— Et voilà, triompha le juge, c’est très ingénieux comme appareil. Ceci est le trépied et cela permet de faire coulisser les châssis de plaque ou bien encore cet étui qui contient du papier impressionnable je suppose… Mais qui pouvait emporter ainsi sous une forme réduite un appareil photographique ? Un voyageur amateur de clichés, un original qui ne cesse de viser tout ce qui lui paraît pittoresque ? Il y a des Anglais qui fréquentent la Cité de Carcassonne, la criblent de prises de vue.

Wasquehale fixait toujours Zélie, lui faisant comprendre par cette insistance qu’elle devait parler sinon il le ferait à sa place.

— Cet appareil est une chambre noire démontable inventée par mon mari Jean Terrasson, mort il y a un an dans la défense d’une maison dite Maison du Colonel, assiégée par les Prussiens dans les environs d’Orléans. Il avait emporté cet appareil dans cette sacoche sachant qu’il serait forcé de le dissimuler. Il espérait photographier des scènes caractéristiques.

Le procureur réagit le premier avec sévérité :

— Ce qui peut être assimilé à un acte d’espionnage.

— Monsieur, dit-elle, s’efforçant de contenir avec dignité son chagrin et son irritation, monsieur, lors de la guerre de Crimée les photographes opérèrent comme ils l’entendirent, et un fourgon photographique de messieurs Tannyon et Laongloi accompagnait les troupes au combat. Mon mari n’avait nullement l’intention de nuire à notre pays. Il s’est engagé à quarante ans dans les mobiles lors de la levée en masse et n’oubliez pas qu’il est mort en héros avec ses camarades et son sergent. Je ne sais si tous les hommes en bonne santé, du même âge, ont eu ce courage, ajouta-t-elle, non sans une petite perfidie qui fit sourire discrètement le brigadier.

— De toute façon le contenu de cette sacoche restera à la disposition de la justice, dit Gérard Fontaine. Avez-vous une preuve quelconque de vos droits, un titre de propriété par exemple ?

— Mon mari fabriqua un prototype espérant se lancer dans une production plus importante. Je ne trouverai que des plans chez nous à Lézignan.

— Ce sera peut-être suffisant, fit le juge, mais une fois que l’affaire aura été élucidée et les coupables jugés. Et certainement guillotinés, fit-il en se tournant vers Cécile Bourgeau qui ronflotait légèrement.

— N’est-ce pas madame Bourgeau, cria-t-il, suffoqué de cette audace.

Après quoi Zélie avait éprouvé une grande gratitude envers le capitaine lorsqu’il avait décidé de partir. Elle avait hâte de rejoindre sa chambre, de pleurer une fois seule. Que lui importait Julien Molinier en cet instant où revenait avec cette sacoche de cuir le souvenir de son Jean, mort loin d’elle. Tout d’abord elle n’avait pas relié l’apparition de cet appareil démontable avec le crime abominable de la bergerie, les soupçons qui pesaient sur Bourgeau et ses pillages supposés durant la guerre. Tout ce qu’elle revoyait c’était Jean travaillant dans son atelier à la construction de cette chambre noire, effectuant des essais, n’étant jamais satisfait de l’étanchéité de cette boîte démontable. Puis il avait pensé au mastic à la place du latex qu’il avait d’abord employé. Un vitrier de ses amis lui avait donné le secret d’une substance qui ne séchait que très lentement.

À mi escalier elle se souvint, s’arrêta et redescendit vivement. Dans sa cuisine Marceline préparait le repas du soir en houspillant sa servante et ne parut pas disposée à parler avec Zélie.

— Oui Julien Molinier de Rouffiac, vous le verrez puisqu’il a pris une chambre chez moi.

La jeune femme en resta muette de surprise.

— Vous pouvez vous vanter de les attirer tous, même ce capitaine Savane, le brigadier du Nord et maintenant le fils de la plus riche famille de Rouffiac et du canton de Tuchan.

La servante dévorée de curiosité demanda alors à Zélie si elle avait vu les morts et les vaches. C’était bien cinquante qu’on avait égorgées ? Elle en frémissait de fausse terreur et ses bras se cloquaient de chair de poule. Marceline oublia sa cuisine pour écouter Zélie :

— C’est vrai que le pays est tout chamboulé avec cette histoire. Pensez, cinquante vaches alors que tout le canton n’en contient peut-être pas autant et par-dessus tout les quatre Bourgeau assassinés, le Parquet, les gendarmes. Vous savez que les cousins sont à la gendarmerie et qu’on ne les a pas revus depuis ? Peut-être qu’ils sont pour quelque chose dans le crime.

— Que non, dit la servante, ils allaient souvent à la bergerie du Pech de l’Estelhe donner la main. Dans ces familles ils sont tous comme les doigts de la main. Et depuis que le Cavalier-squelette est apparu les deux cousins passaient souvent la nuit au Pech de l’Estelhe au cas ou leur cousin aurait eu des ennuis jusqu’au retour d’Eugène. C’est Fernand le cadet qui me l’a dit.

Marceline lui jeta un regard soupçonneux, se doutant que ce type de confidence avait été faite sur l’oreiller ou sur un tas de foin dans le fenil de l’écurie.

— Je monte dans ma chambre, je ne souperai pas, dit Zélie. Juste un peu de bouillon si vous en avez.

Malgré sa hâte d’être seule elle alla caresser Roumi, se retint d’enfouir son visage dans sa crinière, lui promit qu’elle le brosserait le lendemain. Il ne paraissait pas trop énervé de séjourner dans l’écurie mais lorsqu’elle s’en alla il eut un doux hennissement qui lui fit monter les larmes aux yeux.

Elle rafraîchissait son visage, espérait avoir de l’eau chaude après le repas du soir pour prendre un tub lorsque la servante frappa. Elle n’avait pas de plateau avec son bol de soupe car, lui dit-elle, elle voulait savoir si elle descendrait manger avec le beau garçon venu de Rouffiac.

— Il vous attend si vous le voulez. Moi je crois qu’il a retenu une chambre juste pour vous voir, ajouta-t-elle avec un clin d’œil des plus insupportables pour Zélie.

À cause de ce signe de complicité graveleuse laissant supposer qu’existait entre elles un compagnonnage de débauche, elle commença à refuser avec hauteur cette invitation.

— Dites à ce monsieur qu’il m’importune…

Les yeux de la servante s’arrondirent d’incompréhension. Il y avait ce portrait de Julien Molinier soi-disant exécuté par Jean. Elle devait en savoir davantage maintenant que la sacoche avait été retrouvée dans le butin caché par Eugène Bourgeau. Était-ce payer trop cher une explication en acceptant un souper ?

— Je descendrai d’ici une demi-heure partager sa table, fit-elle sèchement.

Ce qui ne découragea pas la jeune fille :

— Vous avez bien raison tiens, c’est pas un métier que de rester veuve à se faire les yeux rouges et à porter de ces voiles noirs si épais. Moi je sais que je pourrais pas.

Zélie la poussa vers la porte, s’allongea en chemise et pantalon sur le lit pour y fermer les yeux. Puis elle se prépara, adopta une tenue sobre, presque sévère avec son petit chapeau d’où tombait un voile noir assez court pour indigner les commères du pays.

Elle le surprit avant qu il ne tourne la tête, beau, jeune, souriant, toujours aussi élégamment négligé avec cette veste de velours que personne d’autre n’aurait osé endosser, un pantalon de nankin et une cravate de soie mousseuse débordant de son col.

Comme toujours les derniers joueurs de cartes et les buveurs se turent, lui offrant une allée de silence perplexe à mesure qu’elle approchait de ce garçon à la famille bien connue pour ses nombreuses campagnes en vignes, en champs et possédant plusieurs troupeaux.

Il se leva avec un grand empressement, s’inclina sur sa main pour y poser ses lèvres, un frôlement à peine perceptible mais qu’elle trouva encore trop compromettant. Très raide, contrariée, elle s’assit en face de lui.

— Je suis passé au Pech de l’Estelhe. Quelle folie criminelle, dit-il, visiblement touché. On transportait les corps au fourgon en même temps que ces ignobles quartiers de viande aux tombereaux. J’étais scandalisé, mais ce petit juge impertinent a haussé les épaules quand je lui ai fait part de mon indignation. Comment avez-vous pu seule affronter une scène aussi épouvantable ?

Elle répondit qu’on disposait dans ces cas-là de ressources morales surprenantes et que la vue de cette misérable Cécile Bourgeau transie de froid, mouillée, éperdue lui avait donné tous les courages.

— Je suis heureux de dîner avec vous, dit-il à voix basse, c’est ce que je souhaitais le plus au monde depuis notre rencontre chez Maurice et Adélaïde.

— Je serai franche, monsieur Molinier, je ne suis là que pour vous entendre me parler de cette photographie que mon mari Jean aurait prise de votre personne. Ne vous faites donc aucune illusion sur mon acceptation.

La servante arriva :

— Vous le prendrez quand même votre bouillon, madame Zélie ?

Celle-ci ne comprit jamais ce qui faisait pouffer le garçon et puis sut que c’était le madame Zélie.

Загрузка...