Dans la charrette anglaise attelée au rouge que conduisait le capitaine Savane, Zélie restait assise bien droite, lointaine, répondant par monosyllabes à ce que disait son compagnon. Il finit par s’excuser pour les paroles de leur dernière rencontre. Elle accepta sa contrition sans manifester la moindre sympathie.
Il venait la chercher car le Parquet voulait l’entendre sur les lieux mêmes du crime faute d’avoir trouvé Cécile Bourgeau chez elle. Grâce à la clé cachée dans une encoche du mur on avait pu pénétrer dans sa maison, mais celle-ci était vide. Les gendarmes n’ayant pas d’ordre de perquisition avaient demandé à la voisine, Marinette, de regarder partout si la veuve n’avait pas besoin de secours. La vieille femme ayant escaladé avec peine l’escalier poussa de tels cris que Wasquehale et ses gendarmes se précipitèrent, découvrirent le saccage dans les chambres. Dans la cuisine, un faitout de ragoût avait en partie brûlé et un saucisson oublié sur la table paraissait avoir été attaqué par les rats.
Le rouge galopait tranquillement, parcourait vite des distances qui prenaient des heures à Roumi. En un peu plus d’une heure ils découvrirent les tombereaux alignés dans la montée de Redoulade. Au moins vingt attelages par deux chevaux à la fois et déjà les dépeçages avaient commencé. On apportait sur des brancards les découpes environnées de nuages de mouches, chose étonnante par le froid, mais du bout des lèvres Zélie expliqua à Savane que les bergeries servaient d’abris d’hivernage aux mouches.
— Vous en aurez toujours autour des moutons quelle que soit la saison. Attirées par l’odeur du sang elles sont sorties de la borde pour voler autour des viandes.
En même temps elle tirait un fin mouchoir de sa manche et s’en tamponnait le nez. L’odeur, malgré ce vent glacé, était désormais irrespirable et depuis la route ils apercevaient ces messieurs du Parquet en chapeau haut de forme qui visiblement auraient préféré être ailleurs.
Un fourgon-ambulance attendait également, il devait emporter les corps pour l’autopsie. Mais Wasquehale qui vint au-devant d’eux leur annonça que les légistes opéreraient à Mouthoumet dans une salle de la gendarmerie. Ce qui n’enchantait pas les épouses de ces militaires.
Tout ce monde, nouveau pour Zélie, s’empressa autour d’elle, le juge d’instruction, le procureur, les greffiers, un représentant de la préfecture et le maire de Mouthoumet. Elle expliqua comment elle était venue là avec son fourgon-laboratoire. Elle utilisait ce mot à dessein pour donner à sa présence dans ces lieux un caractère de sérieux. Mais parfois, le mot roulotte venait naturellement à sa bouche. Elle indiqua la fissure de la falaise en surplomb où Cécile Bourgeau aurait passé vingt-quatre heures dans la terreur…
— Dès qu’elle aperçut la première vache égorgée dans cette cuvette fangeuse où poussent des joncs, elle m’a dit avoir pressenti un grand malheur et de cette hauteur où elle se tenait elle découvrit toutes les autres bêtes.
Elle ne confia pas à ces gens-là qu’à son sentiment, la vue des vaches mortes avait bouleversé Cécile plus que la crainte que son mari et les siens fussent morts également.
Le juge d’instruction qui n’avait pas trente ans monta adroitement jusqu’à cette corniche étroite, s’inséra dans la fissure pour regarder autour de lui et précisa ce qu’il distinguait. Zélie comprit qu’il doutait que la femme Bourgeau ait pu rester là vingt-quatre heures dans la pluie et le vent sans bouger.
Zélie indiqua comment elle s’était rapprochée de la maison.
— Vous n’avez vu que deux chiens ?
— Deux chiens morts, oui.
— Il paraît qu’ils en avaient trois.
— Peut-être a-t-il rejoint les meutes errantes.
Des soldats de l’intendance emportaient des quartiers de vaches sur des brancards improvisés, les bouchers travaillaient du couteau, de la scie pour découper les animaux.
Et lorsqu’ils éventraient l’un d’eux l’odeur faisait fuir tout le monde, les bouchers eux-mêmes protégeaient leur visage de masques d’étoffe. Leurs blouses blanches étaient souillées de sang et de bouse. Zélie avait hâte de quitter cet endroit qui s’apparentait à une scène d’enfer.
À sa suite ils entrèrent tous dans la pièce avec sa table encore mise, la dame-jeanne, la miche de pain et elle essaya de voir les fonds de verre. Elle s’approcha de la table comme si, effrayée lors de sa première visite, elle avait fait de même et son cœur battit plus vite. Sur les quatre verres l’un n’avait aucun dépôt de vin rouge et un autre gardait un fond à peine rosé comme si le buveur avait rajouté de l’eau. Gagnée d’impatience elle essaya d’attirer l’attention de Wasquehale sur ces verres mais le brigadier chuchotait avec le procureur, et le petit juge nerveux lui demanda de poursuivre la reconstitution. Elle pénétra dans la petite chambre voisine :
— Ils étaient tels que je les ai photographiés.
— Ça ne compte pas, répliqua le magistrat dédaigneux, ça n’a servi à rien ces photographies et je ne comprends pas pourquoi on vous a demandé de les faire. Vous ne serez pas indemnisée d’ailleurs.
— Ce n’est pas mon souci, mentit-elle furieuse.
Elle expliqua cependant la position des corps que l’on avait enlevés. D’ailleurs les grabats se trouvaient souillés. Lorsqu’elle fut montée au premier et eut fait son récit, elle se hâta de redescendre et de sortir. La puanteur extrême la révulsa. Le juge la rejoignit, voulut savoir comment elle avait annoncé à la femme Bourgeau ce qu’elle venait de découvrir et quelle avait été sa première réaction.
— Je crois que sur-le-champ, elle n’a pas réalisé ce que je lui disais avec d’infinies précautions. Je me suis rendu compte que je n’étais pas compréhensible pour elle en usant de mots qu’elle ne devait jamais utiliser. J’avais hâte de partir, de rejoindre la route et le village. Je suis donc montée a cru sur mon cheval qui n’est pas fait pour la selle.
— Quel sang-froid ! se moqua le jeune juge, ce qui irrita Wasquehale qui arrivait derrière eux :
— J’ai déjà apprécié le comportement de madame Terrasson, dit-il sèchement. Vous n’ignorez pas que j’ai été chargé d’une enquête sur tous les mobiles de ce canton pouvant avoir été mêlés à des affaires de pillage et autres. Votre collègue qui m’a chargé de cette mission tenait lui à ce que chaque suspect ou non soit photographié, et madame Terrasson a accompli une tâche excellente qui ne peut que lui attirer les félicitations de ce magistrat.
D’abord désarçonné le juge d’instruction préféra s’éloigner vers la cuvette fangeuse et, malgré ses préventions contre ce garçon malpoli, elle y alla aussi.
— On a trouvé là une torche ayant brûlé, dit-elle. Madame Bourgeau ignorait de quoi il s’agissait et m’a demandé des explications. Vous pouvez d’ailleurs voir le trou où on l’avait fichée.
En même temps elle regardait le brigadier et ce dernier réalisant qu’elle essayait de lui faire comprendre quelque chose fronça les sourcils, alla examiner ce trou. Le juge furetait déjà plus loin et, ne pouvant plus garder pour elle ses suppositions, Zélie lui parla des fonds de verre sur la table.
— Deux sont presque noirs, un plus clair comme si on avait coupé son vin d’eau, le dernier tout à fait limpide. Je me demande si Eugène Bourgeau buvait beaucoup, ajouta-t-elle.
Alors qu’elle n’y croyait plus elle vit le visage de Wasquehale s’éclairer, puis le brigadier la remercia d’un sourire et se dirigea à pas rapides vers la borde. Le procureur et les greffiers, eux, arrivaient une fois de plus.
Il y eut quelques secondes de silence au cours desquelles Zélie surprit le grincement de toutes ces scies de boucher tranchant dans les cadavres de vaches, et elle fut heureuse que le procureur lui pose une question :
— Personnellement j’aimerais avoir ces photographies, dit-il, je suis de l’avis du brigadier, elles sont intéressantes. Nous ne pourrons en faire état mais pour ma propre gouverne elles peuvent m’être utiles.
— Je peux vous en faire un tirage, monsieur le procureur.
— Je vous le payerai bien entendu. Comment avez-vous pu les prendre ?
Elle raconta comment et il parut satisfait que le brigadier et elle aient eu la bonne idée de photographier les corps de haut. Plus tard on lui dit qu’elle pouvait disposer de son temps, mais Jonas Savane ne paraissait pas prêt à la raccompagner à Mouthoumet. Elle rejoignit la route dans l’espoir de trouver une voiture en s’éloignant des tombereaux qui empestaient. Les conducteurs de ceux déjà remplis de quartiers ne savaient encore où ils devaient se rendre. C’étaient tous des habitants du canton réquisitionnés par le préfet et qui rageaient de perdre leur journée, sans parler de ce sang et de ces saletés qui gâtaient leur voiture. Il faudrait les brosser à grande eau pour les nettoyer et en chasser l’odeur. L’un d’eux disait qu’il pousserait le sien dans un gour du ruisseau le Sou, l’immergerait pendant un jour entier avant de l’en retirer.
Elle pensait demander à Savane de lui prêter sa charrette, lui pouvant rentrer avec le Parquet, lorsqu’elle vit un char à banc qui descendait du col de Redoulade. Le conducteur en était un curé qui retenait d’une main son grand chapeau et essayait de l’autre de freiner sa mule qui s’emballait dans la pente. Lorsqu’elle reconnut l’abbé Reynaud de Cubières elle lui fit signe, mais voyant qu’il ne parvenait pas à maîtriser son animal elle courut le long du char lui criant de serrer la mécanique. Lorsque les sabots de bois bloquèrent les roues, la mule fut bien forcée de s’arrêter mais furieuse donna des ruades contre la planche protégeant le siège de conduite.
— Ah, celle-là m’en fait-elle voir depuis Cubières ! Bonjour madame Terrasson. Vous êtes encore sur les lieux de cette abomination ?
Elle découvrait tapie, assise à même le plancher, Cécile Bourgeau qui le doigt sur la bouche la suppliait de ne pas trahir sa présence. Et l’abbé bien ennuyé par cette volonté de se dissimuler soupira :
— Madame Bourgeau ne veut pas que les gendarmes la voient. Nous allons jusqu’à Auriac. Pouvons-nous vous emmener quelque part ?
— Ce serait Mouthoumet bien au-delà de votre route.
— Montez, supplia Cécile, montez. Vous trouverez bien quelqu’un à Auriac. Je veux que vous entriez avec nous dans ma maison, que vous voyiez ce qu’ils m’ont fait.
Le curé levait les yeux au ciel, devait savoir ce que cette pauvre femme terrorisée d'apparence, voulait dire. Zélie sans réfléchir s’installa à côté du prêtre et celui-ci essaya de faire repartir la mule, oubliant qu’il avait coincé la mécanique. Zélie tourna la manivelle mais la mule rechignait encore. Elle se pencha et lui tira vigoureusement la queue à deux mains. L’animal se décida enfin.
— Vous comprenez, gémissait Cécile, toujours cachée dans le coin de la voiture, je me suis enfuie de la maison. Il y avait des choses… des traces… Ils m’ont tout cassé. Éventré les matelas. Arrêté la pendule. C’est des démons. Parce qu’ils ont été assassinés, ils se permettent n’importe quoi, mais il y avait quelqu’un avec eux avec une main sans l’annulaire.
Dans ce fatras de paroles hachées, désordonnées, Zélie ne savait que repêcher, regardait le curé qui avait un sourire résigné. Il ne s’était pas rasé de la journée, avait dû courir Cubières pour se faire prêter cet attelage, l’un fournissant le char à banc, l’autre la mule en prévenant qu’elle n’était pas commode. Il s’en était rendu compte. Ils roulaient depuis des heures et dans Redoulade elle avait fait des siennes.
— Monsieur le Curé va bénir chaque pièce pour que je puisse enfin y préparer en paix mes affaires. Je ne resterai que quelques jours à Auriac, je rentre à Cubières.
— Mais l’enterrement ? se scandalisa Zélie, qui n’aurait peut-être jamais la consolation de suivre celui de Jean.
— Ils se débrouilleront, je laisse la maison comme je l’ai trouvée et bonsoir les Bourgeau et les vaches et tout le bazar. J’ai la maison de mes parents et je m’en contenterai comme il faut.
— Vous ne pourrez constamment fuir les gendarmes, et en ce moment il y a le Parquet, c’est-à-dire le juge et le procureur à la bergerie. Eux aussi voudront vous entendre, lui dit Zélie agacée.