15

Avant de retourner à l’auberge pour le repas de midi, elle s’arrêta à la gendarmerie, mais Wasquehale n’était pas encore rentré d’une tournée d’inspection à Villerouge. Il ne serait là que dans l’après-midi.

Dans sa chambre elle se rafraîchit avant d’aborder les dîneurs de la salle commune. Les cousins Bourgeau étaient bien là, mais ils ne la regardèrent même pas. Marceline l’installa à sa petite table en retrait, mais n’avait pas le temps de bavarder, avec tout ce monde à servir.

Elle en était au café lorsque Wasquehale entra semant quelque émotion. Les cousins Bourgeau se hâtèrent de vider leur verre et de filer, certains commis voyageurs en firent autant et ne restèrent que les pensionnaires habituels.

— Un café, brigadier ? proposa-t-elle.

Il parut choqué qu’une femme l’invite, mais, finalement, s’assit en face d’elle, déposa son bicorne sur la chaise voisine.

— Je suis hors service jusqu’à 3 heures, se justifia-t-il, et je peux donc consommer dans un lieu public. Mme Terrasson, vous m’avez caché qu’on a voulu vous assassiner par asphyxie.

— Une farce un peu trop dangereuse, fit-elle. Je n’ai pas voulu en faire un drame.

— Je l’ai appris hier et j’ai demandé à mes collègues de Tuchan d’enquêter à Rouffiac qui est de leur ressort. Autre chose, cette personne qui doit témoigner arrivera demain. Elle descendra ici, dans l’auberge, et sera en quelque sorte cloîtrée dans sa chambre. Je vous demanderai quand le temps vous en sera laissé de lui tenir compagnie, car ce sera pour elle une position peu agréable d’être ainsi isolée. Je voudrais aussi que vous puissiez me procurer les tirages de toutes les photographies prises. Le capitaine Savane effectue une enquête pour l’armée, moi pour la justice.

— Vous appartenez à l’armée cependant, fit-elle.

— Je suis au service du bien public et des personnes.

— Cet après-midi, je ferai de nouveaux tirages.

— Ces photographies n’ont aucune valeur légale en justice, mais elles nous économiseront du temps, des démarches inutiles et des erreurs judiciaires. Cette personne qui sera là demain pourra les examiner à loisir.

Il parut réfléchir, regarda autour de lui avant de murmurer :

— Nous avons mis en arrestation Anselme Turquaz, le bijoutier itinérant. Il est interrogé à la gendarmerie et sera peut-être transféré à Lézignan. Nous avons relevé quelques anomalies dans sa comptabilité. Il est pour l’instant soupçonné de recel, mais je vous demande de garder cette information pour vous.

Il attendit que la serveuse dépose les tasses de café avant de poursuivre :

— Je vous fais confiance et j’admire votre tranquille courage. Puis-je vous demander ce que vous êtes allée faire à Salza ? Ne me dites pas que vous aviez des photographies à faire. Votre fourgon laboratoire est resté sur la place toute la matinée.

— Simple visite de solidarité auprès de la veuve d’Émile Grizal tué avec mon mari, dans une certaine Maison du Colonel dans la Loire, non loin d’Orléans. C’est une pauvre jeune veuve qui use sa santé à trier des pierres de plomb argentifère dans la mine de Lanet. Elle effectue chaque jour le trajet pour trois fois rien.

— La mine va bientôt fermer. Il n’y a plus que trois mineurs, quelques femmes au triage. Émile Grizal était pastre, comme on dit ici pour désigner les bergers de moutons.

Après avoir bu une gorgée de café, Zélie décida d’en dire plus et lentement parla de cet étrange colis reçu par la veuve et qui contenait quelques affaires de son mari. Il fronça les sourcils et contrairement a ce qu’elle pouvait espérer de cette confidence, il ne cachait pas son agacement.

— Je croyais vous rendre service, fit-elle fâchée.

— Je crains que vous risquiez de relier les deux affaires, la mort de votre mari à la guerre et les crimes des détrousseurs de cadavres. Qui sait ? Peut-être irez-vous jusqu’à prétendre que ces bandits ont massacré la petite garnison de la Maison du Colonel pour détrousser leurs corps ? L’imagination ne fait pas partie de nos enquêtes. Ni les conclusions trop téméraires.

— Vous vous servez tout de même d’intuition, lança-t-elle.

Elle regretta d’avoir haussé le ton car les derniers clients les regardaient, s’étonnant qu’un brigadier de gendarmerie, réputé austère et peu liant, s’attarde auprès d’une jeune et jolie veuve. La veille c’était un fringant capitaine de cavalerie, ce jour un gendarme chef de brigade.

— Vous devriez récupérer ce papier d’emballage portant le cachet de la poste de Saint-Paul-de-Fenouillet. Ce lieu est aussi une indication pour qui veut faire un envoi discret.

Remuant sa cuillère dans son reste de café, ce qu’il n’avait cessé de faire, Wasquehale resta silencieux.

— Je m’occuperai de vos photographies et de votre témoin, monsieur le brigadier, fit-elle avec gentillesse, et j’oublierai que le bijoutier forain est dans votre prison. Je ne conclus rien vous savez. Il est possible qu’un soldat tout à fait honnête ait jugé bon de prendre le contenu des poches d’Émile Grizal pour le faire parvenir à sa femme. Un homme de par ici que la mort d’un pays attristait. Ces mobiles revenus de la guerre ne sont pas tous des canailles, voyons.

— Je voudrais avoir vos certitudes, murmura-t-il. Il faudra bien que vous me photographiiez cet Eugène Bourgeau tout de même. On le dit en Andorre pour en ramener des vaches alors qu’il en a plus de vingt en pension depuis octobre. Il lui en faut plus ? Là-haut à près de deux mille mètres il y a déjà beaucoup de neige. S’il ramène un autre troupeau c’est que ça va lui rapporter gros, croyez-moi. Il me faut sa photographie avant que notre unique témoin se présente à Mouthoumet. Je regrette qu’on n’ait pas trouvé d’autres personnes, surtout des femmes pour raconter ce qu’elles ont subi dans leur personne et dans leurs biens.

— C’est compréhensible qu’une femme ne tienne pas à exposer publiquement qu’on a abusé d’elle avec violence.

Il rougit comme si elle avait tenu des paroles inconvenantes. Il devait estimer qu’une bouche féminine ne pouvait prononcer des mots comme abuser. Dans le sens de violer.

— J’irai demain matin très tôt, mais s’il n’est pas revenu d’Andorre que pourrai-je faire ?

— Il serait revenu et s’occuperait de son troupeau dans sa bergerie du Pech de l’Estelhe. Je pense que vous pourriez vous y rendre avec votre fourgon en empruntant l’ancien chemin qui conduit à la tour de Guet du Milobre de Massac. Il suffira que vous le quittiez lorsque vous apercevrez sur votre gauche des falaises rocheuses. La bergerie se tapit dans un creux. Elle est facile à reconnaître car le bâtiment central est flanqué de deux autres plus bas et possède un étage. Vous cahoterez un peu pour la rejoindre, mais votre cheval est de taille à escalader le Canigou.

Il se leva, saisit son bicorne :

— Mme Terrasson, avez-vous reçu les affaires de feu votre mari ?

Elle secoua la tête en rougissant. Pour rien au monde jusqu’à ce jour, elle n’aurait souhaité qu’on les lui renvoie. La vue de ces pauvres objets récupérés sur le cadavre de Jean lui aurait été intolérable.

— Il ne portait rien de précieux ? Une montre en or, de l’argent ?

Elle sourit d’un air rêveur :

— Oui, il avait une chose précieuse, un appareil de prise de vues démontable qui tenait dans un sac ainsi que son trépied et utilisait des plaques et du papier au charbon. Je ne sais si on l’a retrouvé auprès de… de lui, ainsi que les clichés. Il m’écrivait qu’il en avait une certaine quantité, mais que ne pouvant toutes les développer, ces photographies risquaient de se dégrader. D’autre part, il craignait d’être pris pour un espion avec un appareil utilisant des lentilles fabriquées en Allemagne, à Iéna. Les meilleures au monde, quoi qu’on en pense. Il m’écrivait qu’il avait photographié discrètement des camarades, des paysages, des sujets insolites. Mon mari mettait beaucoup de poésie dans son travail. En artiste.

— Un appareil démontable, portatif ? Il devait peser lourd dans son paquetage réglementaire.

— Pour le construire, il avait choisi des planchettes peu épaisses, y avait collé un tissu noir. Le plus difficile à obtenir était l’étanchéité totale à la lumière et il y était parvenu, grâce à un mastic qui ne séchait pas rapidement et pouvait servir plusieurs semaines. Je peux vous montrer des images obtenues par cet appareil, elles sont excellentes.

— Vous me fournirez tous les renseignements sur son unité, son numéro matricule pour vous faire restituer tout cela.

Il remit son bicorne, la salua cérémonieusement et s’en alla. Elle resta un instant songeuse, regrettant d’avoir parlé de cet appareil photographique construit par Jean. Il envisageait, juste au moment de la guerre d’en lancer la fabrication s’il trouvait un industriel assez audacieux pour le suivre dans ce projet.

— Ma petite, vous les attirez comme le sucre les abeilles. Le beau capitaine Savane et puis le brigadier Wasquehale qui ne parle presque jamais aux gens. Il est resté là trois quarts d’heure à bavarder avec vous.

Dans ces paroles quelque peu acides, Zélie découvrit une réprobation. Veuve depuis longtemps, Marceline ne passait pas pour un prix de vertu, mais elle pouvait clamer haut et fort que son mari n’était pas mort à la guerre, que c’était un fainéant, ivrogne et coureur de jupons et qu’elle ne faisait pas injure à sa mémoire.

— Vous aurez dès demain, paraît-il, une cliente un peu particulière, lui dit Zélie soucieuse d’en finir avec ces sous-entendus aigres, peut-être inspirés par une forme de jalousie ?

— Ah, vous savez ? Hé bien le brigadier vous aime bien qu’il vous fasse des confidences pareilles, alors qu’il m’a menacée d’un procès-verbal si j’en parlais, soupira la patronne de l’auberge. Je n’en suis pas plus fière pour autant. Je serai payée par je ne sais qui et cette bonne femme va faire jaser. Ici rien ne passe inaperçu et tout se sait. Elle ne sera pas dans sa chambre que tout le village et les environs parleront de cette dame venue de je ne sais où pour je ne sais trop quoi.

— Allons Marceline, fit Zélie conciliante, vous le savez très bien. Vous vous doutez que si je cours le pays en plein mois de décembre c’est qu’on m’y oblige en quelque sorte, et que mes photographies ne concernent que quelques personnes même si je dois en prendre une vingtaine. Et vous savez très bien qu’elles sont destinées à être montrées à cette voyageuse qui sera claquemurée dans une de vos chambres.

Marceline prit les tasses à café, alla les porter dans son évier, mais revint pour essuyer la table alors que Zélie se levait pour se rendre dans son fourgon. Elle devait aussi une petite visite à Roumi qui risquait de trouver le temps bien long dans son écurie.

— Le capitaine est venu chercher la charrette anglaise et son cheval sans entrer, dit Marceline. Peut-être a-t-il voulu éviter le brigadier. Et puis la place était prise.

— Je dois développer des photographies, s’excusa Zélie.

— Le brigadier vous a-t-il touché un mot d’Anselme ? Que lui reproche-t-il ?

Tout d’abord Zélie ne réalisa pas à qui elle faisait allusion, se souvint :

— Le bijoutier forain ?

— Un client et puis je suis en affaires avec lui. Certains qui n’ont plus un sou vaillant me laissent leur montre, une bague, un bijou et au bout d’un an Anselme me rachète tout ça. Bien sûr, il traficote dans tous les villages, n’est pas regardant sur l’origine de certains articles. S’il fallait se mêler des questions d’héritages qui empoisonnent la vie des gens, où irions-nous ? On vend et on s’explique ensuite. Et Anselme Turquaz achète ferme, pas très cher, mais il paye comptant et ensuite bouche cousue, m’as couillonat can t’ei bist. Tu m’as couillonné quand je t’ai vu.

Elle accompagna Zélie sur le seuil de la salle :

— Ce qui m’ennuie, ce sont les registres qu’Anselme était forcé de tenir pour chaque achat et chaque vente à cause de… je ne sais plus moi, vous savez les marchandises volées ?

— Le recel ?

— Oui. Moi je dois y figurer. Ce que je fais est quand même très honnête. Je revends au bout d’un an, pas plus tôt, ce que les clients m’ont laissé en gage. Certains reviennent reprendre leur bien en me réglant leurs dettes, mais ils ne sont pas nombreux. Les autres préfèrent en rester là. Vous croyez que les gendarmes peuvent m’embêter avec ça ?

En échange de bons procédés, Zélie fut tentée de lui laisser quelque inquiétude après ses allusions déplaisantes sur son attitude de veuve de guerre, mais elle n’en avait pas le désir.

— Ne vous faites pas de souci.

— Puisqu’il paraît vous avoir à la bonne… Il vous dévorait du regard vous savez, vous pourriez lui en toucher deux mots.

— Marceline, je ne le ferai pas et je ne suis pas la petite amie du brigadier. Ni du capitaine Savane, quoi que vous essayiez d’en penser.

Un peu énervée, elle se calma une fois la lampe rouge de son laboratoire allumée. Rit nerveusement car Jean comparait leur fourgon à une maison close à cause de cette lumière. Le fourgon sentait encore la fumée et elle aurait dû laisser portes et fenêtres ouvertes avant de monter à Salza. Dans ces villages, personne n’aurait songé à entrer pour la voler. Il fallait que deux ou trois misérables se soient comportés comme des vautours sur le champ de bataille pour semer la suspicion sur tous les autres. Elle n’aimait pas trop l’attitude du brigadier Wasquehale en ce sens. C’était peut-être dans sa nature de gendarme de considérer chacun comme un coupable en puissance, mais c’était déplaisant à entendre. Et Zélie se demandait comment Wasquehale pouvait ensuite se comporter normalement avec sa famille, sans être jaloux de sa femme ou avoir quelques doutes sur l’honnêteté de ses enfants.

Elle acheva ses tirages, ayant refait toutes les photographies effectuées. Sept en tout sur la vingtaine exigée.

Son premier souci fut d’ouvrir les fenêtres pour faire du courant d’air, puis les portes et lorsqu’elle tira celle du balcon arrière, elle découvrit un homme appuyé sur la balustrade, portant un képi de mobile. Il se redressa avant de se retourner, retira le fin cigare de sa bouche, sourit. Il avait de jolies dents éclatantes de joie de vivre : Julien Molinier.

— Bonjour. Je vous savais en train de développer vos épreuves et ne voulais pas gâcher votre travail, j’ai attendu.

— Bien sûr. Les gens vont croire que je tiens un drôle d'endroit sous prétexte de photographie, fit-elle furieuse. Les allusions de Marceline avaient laissé quelques fissures en elle.

— J’en suis désolé, murmura-t-il. Je ne voulais pas vous offenser. Puis-je vous offrir quelque chose en face ? Je ne sais si on y trouve du thé, mais des liqueurs sûrement.

— Ni l’un ni l’autre, dit-elle, peu disposée à perdre son temps avec ce dandy un peu trop à son avantage.

— Désolé, fit-il navré.

Elle aperçut le cheval alezan du garçon, mais cette fois il n’était pas attelé à un tilbury.

— Votre mère n’a pas voulu vous prêter sa voiture ? fit-elle avec une pointe de méchanceté moqueuse.

— Aujourd’hui, j’avais besoin de la selle. Désolé de vous avoir importunée, je n’insisterai pas.

Il s’inclina, sauta les marches et se dirigea vers son cheval. Il était élégant dans son négligé apparent. C’était l’art suprême de s’habiller avec un soin calculé pour ne pas avoir l’allure d’une gravure de mode. Seul le képi de mobile lui donnait un air canaille.

Une fois en selle, il s’approcha du fourgon.

— Si un jour vous acceptez de bavarder, vous savez où me trouver, dit-il, avec une tranquillité qu’elle jugea assez impudente. Ma mère serait ravie. Il est possible, voyez-vous, que j’aie quelques souvenirs à vous faire partager sur les réalités de la guerre du côté de la Loire. Mais peut-être n’avez-vous guère envie de les découvrir. Entre le capitaine Jonas Savane et le brigadier Wasquehale qu’importe ce que je peux vous confier ? Mais si par hasard vous m’accordiez quelque crédit, je serais heureux de vous montrer une photographie que j’ai rapportée de là-bas. Je ne savais comment vous en parler à Auriac, j’ai été maladroit. Je vous l’avais apportée en laissant entendre qu’elle avait été réalisée par le célèbre Keller. Mais en réalité, si elle avait été signée, elle aurait porté le nom de Jean Terrasson.

Il lança son cheval avant qu’elle ne lui eût crié, suppliante, de revenir.

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