Le Voyageur reconnut l’Audi du flic dans le parking de l’hôtel. « Eh merde », dit-il.
Il engagea sa grosse Mercedes sur le quadrilatère de bitume semé d’ornières et se gara derrière une camionnette. De sa place, invisible depuis l’Audi, il pouvait quand même surveiller la sortie du parking. Une fois le flic parti, il choperait Toner. Chambre 203, avait indiqué Orla.
Il abaissa sa vitre de quelques centimètres. La brise qui avait fraîchi en fin d’après-midi calmait la brûlure de son œil. Il se repositionna sur son siège pour ne pas appuyer l’épaule gauche contre le dossier.
Le flic le troublait. Allez savoir ce que l’autre petit merdeux lui racontait dans cette chambre. Toner l’avait-il vu, la veille ? Pourrait-il le décrire ? Et dans ce cas, le flic ferait-il le rapprochement avec l’homme qu’il avait croisé dans Eglantine Avenue un peu plus tôt ?
C’est alors que le Voyageur prit une décision. Tant pis si Bull O’Kane y trouvait à redire. Il s’occuperait du flic après avoir terminé son boulot. Dès qu’il aurait fait le ménage dans le bordel de O’Kane, il s’offrirait un petit plaisir avec cet emmerdeur en lui tordant le cou.
Voilà comment il s’y prendrait. C’était un grand gaillard large d’épaules, mais s’il pouvait le choper et lui balancer son genou dans le dos. Oui… Avec une bonne prise, en tirant d’un coup sec.
Le Voyageur se passa la langue sur la lèvre supérieure. Il pensa soudain à Sofia. Son odeur, la douceur de ses fesses et de son ventre. À l’étroit dans son jean, il se tortilla sur son siège et grimaça en sentant la douleur qui se ravivait dans son épaule. La grimace à son tour relança la démangeaison de son œil. Il serra les dents.
Sofia. Un sacré bon coup. Il n’avait jamais manqué de femmes, certaines dont il se souvenait, la plupart oubliées. Mais cette fille-là les surpassait toutes. Avec personne d’autre il n’avait connu une telle chaleur, une chaleur torride qui lui brûlait la peau à son contact quand, le visage enfoui entre l’épaule et le cou de Sofia, il était pris de tremblements en même temps qu’elle.
Dans sa magnanimité, il prit une autre décision : lui faire un bébé. Lorsqu’il en aurait fini ici, que tous ceux qu’il fallait tuer seraient morts, il retrouverait Sofia et la jetterait sur le lit en lui annonçant qu’enfin, elle allait avoir l’enfant tant désiré avec son défunt mari. Ensuite, une fois qu’elle serait tombée enceinte, il ne la reverrait plus jamais. Pas question de se retrouver coincé avec une femme et un môme ; il lui donnerait juste ce qu’elle voulait et la laisserait se débrouiller toute seule.
Tordre le cou du flic. Faire un bébé à Sofia. C’était simple. Du reste, le Voyageur n’avait jamais trouvé la vie compliquée. Il se rappela sa mère qui un jour, alors qu’il était adolescent, l’avait serré contre elle en lui embrassant les cheveux. « Ah mon fils, avait-elle déclaré, tu retomberas toujours sur tes pieds, toi. Va de l’avant. Le diable veille sur les siens. »
Elle avait bien raison. Même maintenant, il ne comprenait pas plus qu’autrefois comment lui était venue l’idée de quitter son foyer et de prendre un bateau pour traverser la mer d’Irlande. Il commença par errer pendant un mois dans les rues de Liverpool en proposant ses services d’un chantier à un autre, comme des générations d’Irlandais. Puis, à court de ressources, il se retrouva devant un centre de recrutement de l’armée.
Debout sur le trottoir, il avait contemplé le panneau et les affiches aux fenêtres. Les mots lui faisaient défaut à présent, mais il revoyait les photos. Des hommes jeunes en uniforme, dans des paysages exotiques, fusil au poing, en train d’escalader des montagnes, de réparer des objets, de conduire des véhicules. L’officier de recrutement lui serra la main et lui parla d’homme à homme.
Quelques mois plus tard, toujours âgé de dix-huit ans, il débarquait dans un de ces pays de merde qui s’étaient effondrés après la chute du communisme, où il essayait de protéger de longues files de vieilles femmes et d’enfants qui cheminaient péniblement dans la boue pour fuir les massacres. Par comparaison, le bordel en Irlande du Nord ressemblait à une guerre de mômes.
Depuis ce temps-là, il n’encaissait pas le Nord et toutes ses chamailleries. Ce n’était qu’un ramassis d’égoïstes, des enfants gâtés qui ne savaient que geindre, se mettre en colère et lancer des briques quand ils n’obtenaient pas ce qu’ils voulaient. Chaque fois qu’il voyait un homme politique se plaindre à la télé parce que l’autre camp avait reçu davantage, il avait envie de le traîner par les cheveux jusqu’à un village dont il ne pouvait prononcer le nom pour lui montrer les bébés coupés en deux par un éclat d’obus, ou une jeune mère violée et éventrée parce qu’elle n’était pas du bon côté, avec ses enfants orphelins qui hurleraient à sa mémoire pour le restant de leurs misérables vies.
Il saisirait ce sale menteur à la gorge et l’obligerait à regarder, à tout voir. « Voilà un vrai conflit, dirait-il. Une vraie guerre. Ça, c’est de la haine. Ça, c’est de la peur. Du sang. De la brutalité. Tuer juste pour tuer. Ouvrez bien les yeux. »
Il surprit son reflet dans le rétroviseur. « Arrête, dit-il. La ferme. Réserve-toi pour Patsy Toner. »
La rage. Encore un autre symptôme, quand on avait perdu un morceau de son cerveau : des accès soudains et violents. Le Voyageur prit une grande inspiration et repoussa la colère tout au fond de ses tripes, là où était sa place. Il devait la surveiller, la canaliser, s’en servir au lieu qu’elle se serve de lui. À une époque, des années auparavant, il s’était montré impuissant devant elle. Un long tunnel rouge s’imposait alors à ses yeux et un pauvre type se retrouvait avec la cervelle explosée sur la chaussée, ou la gorge tranchée avec un tesson de verre. Plus maintenant. Il avait appris à la contrôler, à la garder dans son ventre, telle une pile qui conserve sa puissance. Lorsqu’il en avait besoin, il mettait le contact, juste un instant, juste assez longtemps pour faire ces trucs horribles qui payaient si bien.
Au bout de quelque temps, il avait fini par ne plus rien ressentir et était capable d’ôter une vie comme on respire. Tout au fond, dans une part de lui-même qui demeurait hors d’atteinte, il se savait mal en point. C’est pourquoi il n’aimait pas les médecins. Il s’imaginait qu’ils pouvaient voir cette tache sombre sur son cœur, le recoin obscur où la rage emprisonnait sa conscience muette, engourdie par les calmants, anesthésiée, ligotée par des images confuses : torses d’enfants empilés, mouches posées sur de la viande, sang poisseux sous ses bottes, puanteur qui le prenait à…
« Putain, arrête », dit-il au rétroviseur. Il porta les doigts à son œil et le frotta vigoureusement.
L’atroce douleur pulvérisa toute pensée. Il serra plus fort les dents en ravalant un cri. Un liquide chaud et épais lui coula sur la joue. Il l’essuya avec sa manche et regarda les traînées jaunes sur le tissu.
« Merde. »
Il se ressaisit juste à temps en entendant le bruit d’un moteur Diesel qui démarrait. Le flic ? L’oreille aux aguets, il surveilla le portail derrière la camionnette tout en clignant de son œil qui voyait trouble.
Oui, là. Il distinguait la tête du policier à travers les vitres teintées. L’Audi se faufila dans la circulation et disparut.
Le Voyageur inspira une bouffée d’air frais, exhala bruyamment. La rage menaçait d’éclater, comme une ampoule qui se serait formée sous la peau. Patsy Toner allait passer un mauvais quart d’heure.