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Personne ne remarqua Fegan lorsqu’il entra dans le pub de McKenna, sur Springfield Road. Il était encore tôt. Une poignée de consommateurs étaient assis devant une Guinness ou un verre de whisky. Seul bruit dans le bar lugubre, Tom le barman, accroupi derrière le comptoir, remplissait les compartiments frigorifiques de bouteilles de bière et de cidre. On ne voyait que le haut de sa tête.

C’est là que tout avait commencé, quelques mois auparavant. Michael McKenna avait posé une main sur l’épaule de Fegan et préparé ainsi sa propre mort. S’il n’était pas venu ce soir-là, Fegan se serait-il embarqué dans ce terrible voyage ? Les douze fantômes continueraient peut-être à le suivre aujourd’hui, surgissant de l’ombre pour le tourmenter quand il cherchait désespérément le sommeil.

Fegan fit quelques pas en surveillant les recoins obscurs. Il n’y avait personne au comptoir. Il s’arrêta, les yeux fixés sur Tom, puis s’approcha silencieusement. Tom se redressa, une caisse vide à la main. Il aperçut Fegan et se figea.

« Bonjour, Tom », dit Fegan.

Tom le dévisagea, bouche bée.

« Je voudrais te parler. »

Les yeux du barman s’affolèrent, puis revinrent se poser sur Fegan.

Celui-ci indiqua du menton la porte derrière le comptoir. « Dans la réserve », dit-il.

Tom ne bougeait pas.

Fegan releva l’abattant et passa derrière le comptoir.

« Qu’est-ce que tu veux, Gerry ? demanda Tom d’une voix blanche.

— Te parler, c’est tout. » Fegan désigna de nouveau la porte. « Ça ne prendra pas longtemps. Après, je te laisse tranquille. »

Tom recula dos à la porte, tenant toujours la caisse à la main. Fegan scruta la pénombre du pub. Personne ne regardait. Ils entrèrent tous deux dans la réserve, une petite pièce qui contenait un évier, un four à micro-ondes, des boîtes de chips et de cacahuètes entassées dans les coins. Fegan prit un tabouret et le plaça au centre de l’espace recouvert de linoléum.

« Assieds-toi », ordonna-t-il.

Tom lâcha la caisse et obéit. « J’ai envie d’une cigarette. »

Fegan hocha la tête.

Le barman sortit un paquet de Silk Cut et un briquet de la poche de sa chemise. Il glissa une cigarette entre ses lèvres. Ses mains tremblaient tellement qu’il fut incapable d’allumer le briquet. Fegan le lui prit des mains, actionna le mécanisme et approcha la flamme de la cigarette. Tom aspira fort et, en toussant, l’éteignit.

Fegan posa le briquet à côté de l’évier. « Tu sais pourquoi je suis revenu ? »

Tom fit non de la tête, tira sur sa cigarette.

« Quelqu’un a essayé d’enlever la fille de Marie McKenna hier. Il faut que je découvre qui c’est. »

Tom toussa encore. « Je ne suis au courant de rien. Elle est partie depuis des mois, elle et la petite. Elle s’est barrée après…

— Elle est revenue hier. Ça s’est passé à l’hôpital. Quelqu’un a été arrêté mais, aux infos, ils n’ont pas dit qui. Toi, tu sais tout. Les gens te parlent. Alors, raconte.

— Non, je ne sais rien, Gerry. Je le jure devant Dieu. »

Fegan se pencha pour regarder le barman à hauteur des yeux. « Je ne te conseille pas de me mentir.

— J’ignorais qu’elle était revenue. Moi aussi, j’ai vu les infos hier, mais je n’ai pas compris qu’il s’agissait d’elle et de la gamine.

— Elle était partie où ?

— Personne ne sait. Après cette histoire avec son oncle et tout ça, elle s’est taillée.

— Et le flic ? »

Tom tressaillit. « Quel flic ?

— Celui avec qui elle vivait. C’est le père de la petite.

— Oui, je vois de qui tu parles. Et alors ? »

Fegan se releva. Le barman parvenait à peine à tenir sa cigarette. Il transpirait depuis que Fegan avait mentionné le flic.

« Il est passé ici, hein ? »

Tom ouvrit la bouche pour répondre mais se ravisa. Il rentra la tête dans les épaules en acquiesçant.

« Qu’est-ce qu’il voulait ?

— Lui aussi, il m’a demandé où étaient Marie McKenna et la gosse. Je lui ai fait la même réponse qu’à toi : je ne suis pas au courant.

— À quoi il ressemble ?

— C’est un grand gaillard, baraqué. Blond. Bien sapé. »

Fegan observa Tom qui tirait une grande bouffée de sa cigarette. « Ce n’est pas tout. Raconte.

— Il voulait savoir ce qui s’était passé avec Michael McKenna et l’histoire de Middletown. Le règlement de comptes. Ensuite il a posé des questions sur Patsy Toner.

— Et tu ne lui as rien dit.

— Exact. »

Fegan savait instinctivement qu’il devait insister. « Ce n’est pas tout, répéta-t-il.

— Si. Il n’y a rien d’autre. » Tom porta la cigarette à sa bouche.

Fegan tendit la main et la prit à la volée. Il l’écrasa sous son talon. « Ce n’est pas tout.

— Si, Gerry, je…

— Arrête. » Fegan fit un pas vers le barman, l’obligeant à tordre le cou pour le regarder. « Ne me mens pas. »

Le soupir de Tom se mua en un gémissement. Une toux lui déchira la poitrine. « Y a un autre type qui est passé. Il ne m’a pas plu. Il avait un œil tout rouge, à cause d’une infection ou de je ne sais quoi. Il m’a interrogé à propos de Patsy Toner. Et deux jours plus tard, Patsy Toner se noie dans la baignoire d’un hôtel.

— Tu crois que c’est lui qui a essayé d’enlever Ellen hier ?

— Ça ne me surprendrait pas.

— Comment il était ?

— Brun, les cheveux courts. De taille moyenne, plutôt mince, mais costaud. Tout en os et en muscles, tu vois le genre ? Avec un accent du Sud. Peut-être un Gitan.

— Un Voyageur ?

— Peut-être. Mais il y avait quelque chose… Dans sa manière de se comporter, dans son regard. Il me faisait penser…

— À quoi ?

— À toi. Il m’a fait penser à toi. »

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