Le Voyageur se recoucha dans le lit et remonta le drap. « Je vais partir pendant quelque temps », dit-il.
Margaret restait le dos tourné, dans la lumière de fin d’après-midi qui éclairait son corps comme un paysage. Une pâle cicatrice, contrastant avec sa peau bronzée, s’étirait entre ses omoplates. Bien qu’il ne l’eût jamais interrogée à ce sujet, il croyait connaître la réponse. « Pour quoi faire ? demanda-t-elle.
— Pour le boulot. »
Elle s’étira et s’allongea sur le dos, le creux de l’aisselle tout contre son épaule. « Tu reviens quand ?
— Ça dépend. Dans pas longtemps, probablement.
— Probablement, reprit-elle en écho. C’est ce que tu as dit la dernière fois.
— T’as qu’à te trouver quelqu’un d’autre. Je m’en fiche. Du moment qu’il met une capote et que j’attrape pas une saloperie.
— Tu es vraiment un porc », dit-elle en se tournant de l’autre côté.
Il tendit la main sous le drap et lui empoigna la fesse. Elle le repoussa d’une tape. Le bruit de la claque résonna dans la chambre au plafond haut. Le décor évoquait une belle maison d’époque, avec des corniches et une rosace au-dessus du lustre, mais la maison n’avait pas plus de cinq ou six ans. De l’argent neuf qui se faisait passer pour de l’ancien, songea le Voyageur. Margaret en avait hérité de son défunt mari, ainsi que de plusieurs autres propriétés, d’un solide portefeuille d’actions, et d’une concession de voitures de luxe. Si elle savait que c’était lui qui avait réglé son compte à son mari, elle n’en laissait cependant rien paraître. La cicatrice dans son dos n’était pas la seule. La première fois qu’il coucha avec elle, il lut dans ses yeux quelque chose qui ressemblait à de la gratitude.
Mais elle n’avait rien à voir avec le meurtre, commandité par un homme d’affaires arnaqué sur un coup du mari. Pendant que le Voyageur surveillait les allées et venues du condamné, il vit Margaret quitter la maison au volant d’une grosse Range Rover. Il la suivit jusqu’à l’appartement d’un jeune type où elle tira les rideaux et dont elle ressortit deux heures plus tard, décoiffée et la jupe en vrac. Il se promit de lui rendre visite une fois sa mission accomplie. Deux ans avaient passé depuis, et il passait la voir toutes les quatre ou cinq semaines.
Parfois, quand elle était ivre, elle pleurait en évoquant son seul regret : son mari ne lui avait pas fait de bébé. Le Voyageur se demandait pourquoi elle ne cessait pas tout simplement de prendre la pilule afin de tomber enceinte et de le plaquer ensuite. Peut-être par honnêteté. Il rit tout haut.
« Pourquoi tu te marres ? demanda-t-elle.
— Pour rien. » Il se tourna sur le côté et passa un bras autour de sa taille. Elle lui prit la main, la posa sur son sein généreux.
« On remet ça ? demanda-t-il.
— Déjà ? »
Il lui pressa le sein. « Moi ? Je suis toujours partant, tu sais bien.
— T’es qu’un petit vicelard. »
Il lui fallut une heure et demie, en passant par Ardee, Carrickmacross et Castleblaney, pour remonter jusqu’aux abords de Monaghan, à quelques kilomètres au sud de la frontière. Le Voyageur avait acheté une Mercedes de dix ans d’âge à un concessionnaire qu’il connaissait près de Drogheda. C’était un gros modèle qui tanguait comme un bateau, avec trois cent mille kilomètres au compteur. Conduite automatique, spacieuse à l’arrière, pour le cas où il devrait charger quelque chose ou quelqu’un.
Le Bull avait bien décrit l’endroit, même dessiné une carte. Le Voyageur s’arrêtait de temps à autre pour suivre du doigt la forme des lettres et les comparer avec les panneaux sur la route.
Il se souvenait du mot « alexie », dont un médecin qui parlait mal anglais lui avait expliqué le sens quinze ans auparavant. On appelait ça aussi dyslexie acquise. La cause tenait au morceau de Kevlar retiré de sa tête qui lui avait baisé le cerveau, de sorte que les mots écrits n’étaient plus qu’un fouillis de traits embrouillés.
Le médecin déclara qu’il ne pourrait plus jamais lire. Au début, ça n’avait pas trop dérangé le Voyageur ; de toute façon, les livres, c’était pas son truc. Mais lorsqu’il regagna le monde des vivants, l’absence des mots se révéla un obstacle. Il s’entraîna donc à mémoriser les vingt-six lettres de l’alphabet comme des formes. Il pouvait reconnaître chaque lettre séparément, et déchiffrer le sens d’un mot au prix d’une intense concentration. Mais au-delà d’un ou deux mots, ça devenait du chinois. Que des gens comme Bull O’Kane le croient illettré tournait en fait à son avantage. On ne perdait rien à être sous-estimé.
Trente minutes plus tard, à la nuit tombante, il trouva la maison de Malloy. Une vieille bicoque à cent mètres de la route entourée d’un petit jardin, à laquelle on accédait par une route étroite.
Il arrêta la voiture à mi-chemin, suffisamment loin pour qu’on ne puisse pas le voir depuis la route et pas trop près de la maison, puis attrapa le IMI Desert Eagle sous son siège. La plupart des gens tenaient le Glock ou le Sig pour une meilleure arme de combat, et ils avaient probablement raison, mais quand on sortait un Desert Eagle, ça foutait une sacrée trouille à la personne en face. Le bruit, aussi. Pour dégommer quelqu’un dans un pub bondé sans se la jouer comme un héros, il n’y avait pas mieux. La détonation produisait un boucan d’enfer, et rien ne résistait aux balles de calibre.44.
La lumière filtrait à travers les rideaux fermés à l’étage. Il descendit de voiture et s’approcha de la maison. Lui, s’il habitait un endroit pareil, il aurait un chien. Un gros chien méchant. Il marcha sur l’herbe du bas-côté pour ne pas faire de bruit et guetta un grognement.
Kevin Malloy était marié, avait dit le Bull. Sa femme se trouvait peut-être à l’intérieur. Ou pas. Malloy n’était pas encore remis de ses blessures et gardait la chambre. Vraiment pas compliqué, comme boulot. Entrer, buter tout le monde, rafler l’argent avant de mettre la maison sens dessus dessous. Il faisait noir tout autour. Plus qu’une vingtaine de mètres. Le vent changea.
Là… Une sourde agitation. Le chien l’avait repéré. Le Voyageur s’immobilisa, tendit l’oreille, attendit. Le poids de l’Eagle était rassurant dans sa main, comme un pouvoir divin. Il repartit vers la maison.
Le chien commençait à gronder. Il haletait, à la fois d’excitation et de peur. Mais on ne le voyait toujours pas dans l’ombre. Le Voyageur guetta un autre bruit : le cliquetis d’une chaîne. Personne ne laisserait un gros chien ici sans l’attacher, mais il préférait s’en assurer.
Brusquement, l’animal donna de la voix. L’aboiement grave d’une bête puissante. Le Bull l’avait mis en garde, Malloy était un sale type. Un sale type avait forcément un chien qui le confortait dans son image. Une race stupide, méchante, peut-être un rottweiler ou un genre de mastiff, plutôt qu’un chien de garde plus intelligent tel un berger allemand ou un doberman.
Les aboiements s’intensifièrent. Le Voyageur entendit une bousculade de pattes sur le gravier, puis le bruit d’une chaîne, un jappement quand l’animal s’arrêta dans sa course. Bon. Maintenant, il savait.
Plongeant la main dans sa poche, il sortit les bouchons d’oreilles. Les batteurs instrumentistes, pour se protéger, se servaient de ces petites boules de caoutchouc en forme de ruche qui bloquaient les fréquences dangereuses mais laissaient passer les bruits normaux tout autour. Un coup de feu, par exemple, serait assourdi, alors qu’on pourrait entendre un pet de souris. Il enfonça le dispositif relié par un cordon en plastique dans ses oreilles, ouvrit et referma la mâchoire, avala sa salive, et s’avança.
C’est alors qu’il le vit, une sorte de bâtard croisé avec un mastiff. Un muret entourait la maison et le chien se tenait de l’autre côté du portail. Il cessa d’aboyer en regardant l’intrus approcher. Ses yeux luisaient dans la faible lumière. Le Voyageur engagea une cartouche dans l’Eagle et releva le cran de sécurité. Le chien tremblait sur ses pattes, un grondement sourd s’échappait de son poitrail.
Le Voyageur braqua l’Eagle à deux mains, crispant les poignets pour contrôler le recul de l’arme, et appuya sur la détente jusqu’au point de résistance. Parfois, il confondait sa main droite avec la gauche. Encore une séquelle du morceau de Kevlar dans son cerveau. Mais peu importait ; il s’était entraîné pour que ses deux mains soient aussi fortes l’une que l’autre.
Il ajusta la ligne de visée entre les yeux du chien. La balle fusa. Le crâne de l’animal se fracassa.
La détonation du.44 roula en écho. Le Voyageur guetta une réaction dans la maison. Inutile de compter sur un effet de surprise maintenant. Il n’y avait plus qu’à entrer et à agir. Il gagna la vieille porte en bois et balança son pied sous la poignée. Après un deuxième assaut, le battant céda. Il pénétra à l’intérieur, arme au poing, prêt à tirer sur tout ce qui bougerait.
Une minuscule cuisine, séparée du salon par un comptoir. Personne… Des bouteilles vides et des cannettes de bière s’entassaient autour de l’évier. Les restes d’un repas chinois à emporter traînaient sur la table. L’endroit sentait le tabac froid et l’alcool, l’humidité, les aliments pourris. Il n’y avait que deux portes dans la pièce. L’une permettait de passer dans une salle de bains comportant une baignoire crasseuse et des toilettes. Il s’approcha de l’autre porte, tenant l’Eagle calé contre son épaule.
Le Voyageur ouvrit d’un coup en faisant exploser le chambranle et tira à l’aveugle, trois fois, bousculé en arrière par le recul de l’arme. Il avait les poignets douloureux ; des éclats de bois et de la poussière de plâtre lui piquaient le visage.
Il poussa un juron et s’essuya les yeux avec sa manche. Son œil droit le brûlait. Il secoua la tête pour tenter de chasser ce qui l’irritait.
Quand il se passa la main sur la paupière, elle était rouge de sang. « Merde. »
Après avoir calmé sa respiration, il tendit l’oreille. Des gémissements, des sanglots lui parvenaient depuis un coin de la pièce. Il se dirigea dans cette direction, tenant l’Eagle à deux mains.
Kevin Malloy était couché par terre, entre le lit et une armoire ouverte, les jambes prises dans un drap, un fusil à ses côtés. Un trou sanglant s’ouvrait dans son épaule.
Le Voyageur ramassa le fusil, admira la crosse de bois verni et le canon d’acier. « Joli matos », dit-il en le posant sur le lit. Il reconnaissait l’emblème à tête de cerf. « Un Browning. Je vais peut-être te le taxer. Il te reste des balles ? »
Malloy tremblait de tous ses membres. Il se vidait de son sang. Le Voyageur s’approcha sur la moquette détrempée et lui envoya un coup de pied dans l’épaule. Malloy hurla.
« Je t’ai posé une question, dit le Voyageur. Il te reste des balles ? »
Malloy tourna la tête. « Oui… là… »
Le Voyageur l’enjamba et trouva trois boîtes de cartouches de calibre.20 dans le bas de l’armoire. Il les lança sur le lit à côté du Browning.
« Y a quelqu’un d’autre ici ? » demanda-t-il.
Malloy fit non de la tête.
« Elle est où, ta femme ? »
Malloy se mit à pleurer.
Le Voyageur lui envoya un autre coup de pied. Lorsque Malloy eut fini de hurler, il reposa la question.
« Où est-elle ?
— Elle est partie faire des courses. Je vous en prie, ne me tuez pas.
— Elle revient quand ?
— Je ne sais pas. Je vous en supplie, ne me tuez pas. J’ai de l’argent. Vous pouvez prendre ma carte de crédit avec mon code. Là, dans mon portefeuille. »
Le Voyageur attrapa le portefeuille sur la table de chevet et le mit dans sa poche. De quoi faire croire au cambriolage, mais il s’en débarrasserait très vite. Quant à la carte de crédit, pas question de s’en servir.
Il se frotta l’œil droit avec sa manche, serra les dents pour ne pas gémir. « T’as failli me niquer l’œil !
— Pardon, dit Malloy. S’il vous plaît, ne me tuez pas. »
Le Voyageur remit le cran de sécurité sur l’Eagle et le coinça dans sa ceinture. Il s’approcha du lit, prit le Browning et l’examina, soupesant le poids de l’arme. Dense et légère à la fois. « Superbe », dit-il. Logeant la crosse contre son épaule, il visa la tête de Malloy.
« Non », gémit Malloy.
Le Voyageur recula de quelques pas. Il n’avait pas envie de recevoir du plâtre.
Malloy pleurait et se mit à prier.
Le Voyageur battit la paupière droite pour chasser le sang qui lui troublait la vue. Il prit appui sur sa jambe, se mit en position, et pressa la détente.
Ça ne fit pas trop de dégâts, finalement. Il accusa le recul de l’arme dans l’épaule, mais c’était quand même un engin de qualité. « Pas mal », dit-il en examinant à nouveau le Browning.
Il retira les bouchons d’oreilles et les fourra dans sa poche, se força à bâiller pour relâcher la pression. Passant dans la cuisine, il apaisa la brûlure de son œil avec de l’eau froide.
Il chercha sous l’évier des sacs en plastique pour emporter les cartouches. Puis ouvrit la porte d’un placard.
Une femme était recroquevillée à l’intérieur, la tête enfouie dans ses bras, les genoux remontés jusqu’au menton. Elle sentait le gin.
« Et merde… », dit le Voyageur.
Il sortit les bouchons d’oreilles de sa poche.