Marcher, marcher, on n’en finissait pas de marcher. Depuis des jours. Les Russes reculaient, abandonnant des territoires considérables. Un voltigeur égaré, le fusil sur l’épaule, croquant une pomme, pouvait s’emparer par inadvertance d’un village entier. Ou plutôt de ce qu’il en restait, car l’ennemi appliquait la tactique de la terre brûlée. Les soldats russes et les paysans incendiaient tout : champs, habitations, étables, granges... Cela avec la bénédiction des popes qui enflammaient eux-mêmes leurs églises. Ensuite, la population allait se cacher dans les forêts ou accompagnait les troupes en retraite. Les conséquences étaient catastrophiques pour la Grande Armée. Jusqu’à présent, lors des campagnes, les Français avaient pu vivre sur l’habitant. Les paysans italiens, autrichiens, prussiens ou polonais les avaient toujours accueillis avec une bonne volonté variable selon les pays. En Russie, on ne pouvait compter que sur le ravitaillement militaire ; or celui-ci suivait mal. Napoléon enchaînait les marches forcées pour tenter de rattraper les Russes et les lourds fourgons chargés de nourriture et de fourrage se traînaient loin en arrière, embourbés et embouteillés. La faim, l’épuisement et les maladies fauchaient des milliers d’hommes et de chevaux. Les déserteurs, les maraudeurs, les égarés et les retardataires gravitaient par dizaines de milliers autour de l’armée, plus en quête de poulets que de Russes, même s’ils tombaient plus souvent sur ces derniers, qui les massacraient dans des embuscades. Le quart de l’armée avait ainsi disparu. Malgré ces souffrances, le moral demeurait élevé, car on ne doutait pas du génie de l’Empereur. On grognait mais on avançait.
Tout le monde dans la Grande Armée se demandait pourquoi les Russes reculaient. Les Russes se le demandaient aussi. Les soldats d’Alexandre bouillaient d’impatience à l’idée d’en découdre et étaient consternés par cette retraite. Les exodes massifs se succédaient et les combattants étaient démoralisés par le fait d’abandonner sans coup férir de larges portions de leur pays, sachant leurs villages en cendres et leurs familles en route pour un hypothétique quelque part. Une double cause expliquerait ce mouvement rétrograde. Certaines personnes soutenaient cette stratégie qui affaiblissait les Français, stratégie aisément applicable du fait du gigantisme de ce pays et de la médiocrité de ses ressources. Ce procédé avait prouvé son efficacité par le passé. Les Scythes, tribus semi-nomades qui vivaient entre le Danube et le Don, l’avaient employé des siècles plus tôt contre les Romains. Pierre Ier le Grand avait agi de même pour affaiblir l’armée suédoise de Charles XII avant de l’écraser à Poltava en 1709. Napoléon s’était d’ailleurs procuré des documents sur cette guerre. Les plus illustres partisans de ce point de vue étaient le général Barclay de Tolly, commandant en chef des forces russes, et le tsar Alexandre Ier lui-même. Mais la pression des gens en faveur du choc militaire se montrait telle que ces derniers l’auraient emporté sans l’intervention d’un second facteur : la situation de l’armée russe. Face aux quatre cent mille hommes de Napoléon, dont soixante mille cavaliers, et à leurs mille deux cents canons, les Russes alignaient six cent mille hommes... sur le papier. En réalité, soustraction faite des soldats fantômes qui n’existaient que pour que leur solde soit détournée et en enlevant les auxiliaires, on dépassait de peu les quatre cent mille hommes. Mais ceux-ci étaient éparpillés : face à l’armée d’invasion, en Finlande, en Moldavie, à la frontière turque, sur la Dvina et le Dniepr, dans les garnisons, à l’intérieur du pays... Les forces immédiatement disponibles se montaient à deux cent mille hommes. Comble de malheur pour les Russes, elles étaient séparées en deux : l’armée de l’Ouest, commandée par le général prince Barclay de Tolly, forte de cent cinquante mille hommes, et l’armée du Sud, sous les ordres du général prince Bragation. Napoléon avait attaqué avec une rapidité déconcertante. Depuis lors, il pressait ses troupes pour vaincre séparément ces deux armées (tactique qu’il avait déjà brillamment appliquée dans le passé). Alors les Russes reculaient précipitamment pour faire leur jonction avant de décider d’une éventuelle confrontation sur un terrain favorable.
La monotonie et l’inaction de ces interminables journées de marche rongeaient l’esprit de Margont. Pis, son enquête progressait aussi péniblement que cette campagne. Il avait été obligé de regagner le 84e pour éviter que ses absences répétées n’éveillent la curiosité. Il avait chargé Lefine de recruter sous un quelconque prétexte une poignée de soldats sûrs qui se renseigneraient discrètement sur tous les colonels du 4e corps. Ces derniers approchaient de la quarantaine. Il n’y avait bien entendu aucun colonel Acosavan. On n’avait retrouvé personne ayant assisté à une bagarre entre un grand soldat roux et un civil ou ayant aperçu son colonel vêtu en civil à Tresno. On avait rapidement éliminé ceux qui étaient trop petits ou trop grands, les gauchers, les invalides (qui étaient assez nombreux, car un colonel se devait de monter au combat à la tête de son régiment, ce qui attirait inéluctablement sur lui une pluie de balles) et ceux dont il était notoire qu’ils avaient passé la nuit du 28 juin en compagnie de telle ou telle personne. Le 15 juillet, Lefine avait pu dresser une première liste d’une douzaine de noms. Deux personnes dont Margont se serait bien passé y figuraient : le colonel Pégot, qui dirigeait le 84e de ligne, et le colonel Delarse, l’un des aides de camp du général Huard. Or ce dernier commandait la 1re brigade de la division Delzons dont faisait partie le 84e avec le 8e régiment d’infanterie légère et le 1er régiment croate.
Lefine et ses hommes avaient alors commencé à reconstituer les emplois du temps des suspects la nuit du meurtre. Par ailleurs, Margont avait toujours été exaspéré par la question des chaussures dans l’armée française, ce qui lui avait donné une idée. En effet, l’une des meilleures armes du soldat français était ses pieds. Les troupes impériales n’avaient pas leur pareil pour parcourir de grandes distances en des temps record. Napoléon savait intégrer avec brio cet atout de la vitesse dans ses combinaisons stratégiques et lançait ses fantassins dans des marches effrénées, insensées, infernales. Ainsi, en 1805, sur la route d’Austerlitz, Margont avait vu des soldats mourir littéralement d’épuisement. D’autres s’endormaient si profondément que les officiers ne parvenaient même pas à les réveiller en les piquant de la pointe de leurs sabres. On avait quand même continué à avancer. Tant et si bien que Napoléon, grâce à d’habiles manoeuvres, était parvenu à empêcher l’armée autrichienne du général Mack d’opérer sa jonction avec le gros des forces. Celle-ci s’était finalement retrouvée encerclée dans la ville d’Ulm. Les Autrichiens avaient perdu vingt-cinq mille hommes qui leur avaient nettement fait défaut quelques jours plus tard, lors de la bataille d’Austerlitz... Or, en dépit de l’évidente importance des déplacements des régiments, les chaussures employées par la Grande Armée étaient fort mal conçues ! Il n’y avait ni droite ni gauche : les pieds façonnaient les souliers durant les marches. Seulement trois tailles, la petite, la moyenne et la grande, et tant pis pour les autres. Les souliers étaient supposés servir mille kilomètres, mais bien des fournisseurs escroquaient l’armée et, souvent, si l’on partait de Paris avec des chaussures neuves, on arrivait pieds nus à Bruxelles. Margont avait décidé de tirer profit de ce paradoxe. Il avait suggéré à Jean-Quenin de rédiger une lettre demandant aux cordonniers régimentaires de répondre à une liste de questions. Le médecin-major prétendait vouloir se livrer à une étude sur les souliers de façon à en repenser la conception. Lefine rencontrait les cordonniers, leur lisait la missive et les noyait aussitôt sous des flots de paroles. Et il parlait, et il parlait. Tantôt son bagout charmait et il obtenait toutes les informations qu’il souhaitait, tantôt il horripilait et les gens disaient tout ce qu’ils savaient pour se débarrasser de ce sergent de malheur. Incidemment, noyée au milieu des interrogations, la question de la taille des chaussures des officiers supérieurs était posée...
Mais ce travail de fourmi se révélait atrocement lent.
La traduction intégrale du journal intime n’avait rien appris de plus. Maria Dorlovna souffrait de sa solitude. D’un tempérament sensible et rêveur, elle nourrissait ses espoirs de lectures romantiques. Ses écrits étaient empreints d’une poésie mélancolique, qualité d’autant plus remarquable que peu de femmes de sa condition avaient eu la chance d’apprendre à lire et à écrire. Elle avait cru au miracle. Comment son meurtrier avait-il fait pour la séduire aussi vite ? À quoi pouvait donc bien ressembler un prince charmant ?
* * *
La journée du 21 juillet avait mal débuté pour Margont puisque la matinée avait été d’un mimétisme exaspérant par rapport aux matinées précédentes. Quelle ironie que de sans cesse vanter la liberté et d’être soi-même un prisonnier. La liberté d’aller où bon vous semblait ? Il fallait continuer à avancer dans ce nuage de poussière qu’était devenue la route de Moscou. La liberté d’expression ? La fatigue empêchait souvent de parler. La progression laborieuse de la Grande Armée ravivait chez Margont le souvenir des années passées à l’abbaye de Saint-Guilhem-le-Désert. L’immensité des plaines avait remplacé les vieux murs de pierre. Certains moments de sa vie là-bas lui revenaient en mémoire comme s’ils avaient été reliés au présent par le fil de son désarroi. Il se revoyait raclant avec un couteau pendant des nuits entières une pierre dissimulée sous la couche de sa cellule monastique. Il n’était jamais parvenu à la desceller. Il se remémorait les visages butés de certains moines lorsqu’il suppliait ceux-ci de le laisser les accompagner lors d’une sortie.
Enfant, il avait été un esprit vide dans une pièce vide fermée à clé. Puis il avait découvert les livres et s’était gorgé de mots, de rêves et de promesses de voyages. Mais, aujourd’hui encore, il gardait ce souvenir traumatisant du vide. Il avait toujours besoin de se remplir : par la nourriture, par n’importe quel apprentissage, par la lecture... Il avait donc mis au point toutes sortes de stratagèmes pour lutter contre l’ennui, ce néant qui le dévorait. Il apprenait des rudiments de russe, il se récitait intérieurement des tirades entières de pièces de théâtre en s’imaginant jouer les scènes avec conviction, il rédigeait des articles pour le journal qu’il voulait lancer, il griffonnait des notes et des croquis sur un carnet avec l’espoir de faire publier ses mémoires... Et, justement, sur ce dernier point, il se disait que, pour évoquer correctement cette longue marche dans un ouvrage sur la campagne de Russie, il aurait fallu laisser des dizaines de pages blanches. Il avait lu tous les livres qu’il avait pu emporter : Candide, Hamlet, Macbeth, un traité sur les fourmis, ces créatures dont l’ingéniosité et la ténacité le fascinaient, et des récits de voyage en Russie. Il avait été contraint de s’alléger en abandonnant ces ouvrages au bord de la route en espérant qu’ils seraient ramassés. Aucun soldat de sa compagnie n’en avait voulu. Un bon nombre ne savait pas lire et, de toute façon, avec un sac contenant trois chemises, trois paires de chaussures, trois paires de guêtres, deux pantalons, l’uniforme de sortie et les dix kilos de vivres réglementaires... Il écoutait régulièrement les uns et les autres raconter leur vie tout en se gardant bien de narrer la sienne... Enfin, comme les autres capitaines, il passait un temps fou à tenter de maintenir l’ordre.
En effet, les colonnes se délitaient de plus en plus. Les rangs se faisaient plus lâches. Des traînards, éreintés, se laissaient dépasser par leurs régiments, attirant des sergents qui venaient gesticuler devant eux. Rien n’y faisait. Certains s’effondraient, le sommeil les ayant frappés comme la foudre. D’autres allongeaient le pas pour rejoindre leur place avant de se laisser à nouveau distancer. Parfois, les officiers fermaient les yeux. Mais le commandement pouvait aussi se montrer implacable. Les punitions se mettaient alors à pleuvoir et l’on assistait à des scènes surréalistes. Ici, trois fantassins enfilaient leur uniforme à l’envers, en signe de disgrâce. Là-bas, un retardataire courait dix fois de suite d’une colonne à l’autre. Un autre se retrouvait de faction tous les soirs. L’imagination des punisseurs paraissait sans limites. Heureusement, la camaraderie soudait les hommes. Une jeune recrue menaçait de s’affaler sur le bas-côté ? Un ancien lui prenait son fusil et un autre son paquetage. Certains n’arrivaient plus à suivre ? Alors, insensiblement, le régiment ralentissait l’allure ou des lieutenants furieux assistaient à de soudaines éruptions généralisées d’ampoules et de cors aux pieds. Les problèmes de ravitaillement avaient pris une telle ampleur que des officiers envoyaient des détachements marauder pour rapporter ce qu’ils pouvaient, c’est-à-dire souvent pas grand-chose et quelquefois guère plus. Tout le monde se portait toujours volontaire pour ce genre d’expédition alors que les risques étaient élevés à cause des cosaques. À l’origine, les cosaques avaient été des paysans libres et des soldats qui se battaient contre les Russes, les Polonais ou les Tatars. Ils s’étaient finalement soumis à la Russie. Épris de nature et de liberté, toujours à cheval, armés de la lance et vouant une loyauté sans bornes au Tsar, ces cavaliers admirables constituaient l’une des pièces maîtresses de l’armée russe. Très mobiles, rapides et discrets, ils attaquaient les groupes isolés et dissimulaient les mouvements des troupes d’Alexandre en perturbant les missions de reconnaissance et en embrouillant toutes les estimations par leurs allées et venues incessantes. À la tête des cosaques du Don se trouvait l’hetman Platov, qui avait juré de ramener Napoléon enchaîné à Saint-Pétersbourg.
Ce jour-là, donc, le 84e venait enfin de recevoir l’autorisation de faire halte. Les soldats s’allongèrent si vite que le régiment ressembla à un château de cartes soufflé par le vent. Deux caporaux entraînèrent à l’écart les chevaux malades. En effet, manquant de fourrage, les bêtes broutaient l’herbe trempée, le seigle vert et même la paille des toits des isbas. Résultat, des dysenteries carabinées les affaiblissaient un peu plus encore.
Margont alluma un feu et fit bouillir de l’eau dans laquelle il lâcha une petite poignée de riz, imité par Saber et Piquebois. En attendant la fin de la cuisson, Margont s’étendit sur l’herbe et se mit à croquer lentement un biscuit, le seul plaisir de la journée. Les lieutenants Saber et Piquebois étaient les deux autres amis intimes de Margont. Irénée Saber était un homme très assuré et trop fier. Son visage d’adonis pouvait devenir étonnamment arrogant lorsque s’y peignait son sourire narquois. D’une nature généreuse, il était néanmoins consumé par une ambition vorace. Dans sa jeunesse, Jules César avait pleuré devant la statue d’Alexandre le Grand qui, au même âge, avait déjà conquis un empire. Saber, à trente ans, fondait intérieurement en larmes devant César et Alexandre. Alors quoi ? Il n’était que lieutenant ? Même pas chef de bataillon ? À quand les épaulettes de colonel ? Pourquoi ne l’avait-on pas décoré au soir de la bataille de Wagram ? Personne n’avait donc remarqué que, sans lui, l’affaire aurait été perdue ? Saber jalousait Margont parce qu’il était plus gradé que lui tout en le méprisant vaguement, car, à trente-deux ans, nul doute que lui-même serait au moins colonel. Voire plus... Voire beaucoup plus...
Pauvre Saber. À défaut de sa carrière militaire, pour l’instant seuls sa mauvaise foi et son esprit borné étaient entrés dans la légende (pas la grande légende universelle, mais la petite légende du 84e). On avait ainsi coutume, dans le régiment, de traiter un soldat trop têtu de « tête de Saber ». Irénée Saber se montrait pourtant un esprit brillant. Il possédait de réelles notions tactiques et parvenait à saisir la disposition des troupes et à en déduire les mouvements que les généraux attendaient d’elles. Il savait distinguer tout cela sur un champ de bataille, là où la plupart des gens ne voyaient que de la fumée, du sang et des masses de troupes indistinctes. En un mot, il réussissait à modéliser la confusion en un échiquier cohérent. Mais n’acceptant pas de remettre en cause ses estimations, il lui arrivait de frôler la clairvoyance du maréchal comme de plonger la tête la première dans les divagations de l’aliéné qui se prenait pour Napoléon. Un peu de souplesse aurait transformé son intelligence en génie. Margont était persuadé que son ami s’élèverait effectivement très haut. Mais ce qui paraissait très haut pour Margont ne représentait que mi-parcours pour Saber.
Le lieutenant Piquebois avait été assez semblable pour devenir fort différent. Âgé de trente-trois ans, il se comportait comme s’il en avait cinquante, si bien qu’on le prenait régulièrement pour un quinquagénaire diablement bien conservé. Il s’était épris de la fille d’un riche drapier uzétien. Étienne Marcelin, le père de la jeune femme, n’avait pas apprécié cette idylle. Piquebois étudiait la médecine à Montpellier, mais, bizarrement, on le croisait tous les jours dans les tavernes d’Uzès. Il avait aussi navigué, lors de sa période « Je serai capitaine de vaisseau ». Il avait vécu deux ans en Afrique, lors de sa période « Je ferai fortune dans le cacao ». Il était revenu en déclarant qu’il allait émigrer en Amérique du Sud. Son voyage au Pérou n’avait jamais dépassé le jardin du Peyrou, situé en plein coeur de Montpellier... Marcelin avait donc mis un veto. Sa fille, Anne-Lise, en avait été bouleversée, si bien que le veto avait été transformé. « Non... sauf si vous parvenez à acquérir une position sociale. » « Mais je fais des études pour devenir pasteur ! » avait expliqué Piquebois (personne ne semblait au courant de cette nouvelle vocation). « Pasteur, ce n’est pas une position sociale, c’est une position... théologique », avait rétorqué Marcelin. Piquebois devina que cette subtile distinction avait un rapport avec les revenus financiers. Il abandonna donc ses études religieuses avant de les avoir commencées, ses interminables études de médecine, ses études maritimes et ses études chocolatées pour s’engager dans l’armée. Rien de tel que l’armée en temps de guerre pour s’élever. Uzès avait longuement ironisé sur « Piquebois, le soldat en chocolat ». Attablés sur la superbe grand-place, tous les Uzétiens trinquaient à sa santé : « Fasse le Ciel qu’il ne lui arrive rien ! Mais bon, ne nous inquiétons pas trop : on n’entend pas beaucoup tonner le canon à Montpellier. » Car, pour tout le monde, Piquebois était ivre mort là-bas, ronflant sous une table avec ses amis carabins, petit Rabelais sans inspiration. À la surprise générale, Piquebois réapparut, le dolman et la pelisse surchargés de brandebourgs, le pantalon charivari, les cheveux tressés en élégantes petites nattes, la moustache fourme et le sourire aux lèvres. Dans toutes les maisons, on s’exclamait : « Notre soldat en chocolat s’est changé en hussard ? Buvons tout de suite de ce cacao magique ! » Marcelin, en père attentionné, avait trouvé nombre de meilleurs partis (meilleurs à ses yeux, mais n’étaient-ce pas les seuls qui comptaient ?). Cependant, Anne-Lise, aussi têtue que lui, les avait tous refusés. Il accepta finalement cette union qui fut célébrée dans la cathédrale de l’ancien duché d’Uzès.
Piquebois n’avait pas choisi les hussards par hasard. C’était chez eux que se pressaient les gens turbulents et fêtards qui vivaient leur jeunesse comme un galop de charge. On y faisait tout vite et fort. On ne parlait pas, on gueulait, on ne buvait pas, on se bourrait la gueule et on se querellait avec tous ceux qui n’étaient pas des hussards (quoique l’on se disputât aussi avec les hussards des autres régiments, en fait). Piquebois se comportait héroïquement sur les champs de bataille, mais prenait plus de risques encore en dehors de ceux-ci. Ainsi, il avait manqué se rompre les os en sautant de la fenêtre d’une auberge dans laquelle il avait rossé un cuirassier. Il était régulièrement ramassé par les gendarmes « plus mort qu’ivre ». Il avait également blessé deux hommes en duel, l’un à cause d’un choc accidentel entre deux fourreaux de sabre (il laissait traîner le bout du sien à terre pour le plaisir de faire du vacarme sur les pavés) et l’autre en raison d’un regard jugé « lourd de sous-entendus » (quels sous-entendus ? Personne ne l’avait jamais su, pas même le transpercé).
Malgré cette tendance à jouer avec le feu (ou grâce à elle), Piquebois s’était hissé jusqu’au grade de lieutenant. Tout changea le jour de la bataille d’Austerlitz. Le 2 décembre 1805, Napoléon enfonça le centre de l’armée austro-russe. Dans une ultime tentative pour éviter la catastrophe, les chevaliers-gardes russes lancèrent une violente contre-attaque. Napoléon lui-même jugea cette charge admirable. Piquebois se mêla à la cavalerie de la Garde impériale (il se considérait comme en faisant déjà partie) qui se ruait à la rencontre des Russes. Il ne vit pas la fin triomphante de cette bataille. Il reçut une balle de pistolet en pleine poitrine. Il jure qu’elle fut tirée par le grand-duc Constantin en personne et, quand un homme a tant souffert, on lui accorde une dernière vantardise.
Il lui fallut un an pour se rétablir. Mais ses camarades carabins et hussards avaient coutume de dire qu’il ne s’était pas complètement remis. En effet, il changea du tout au tout. Finis, beuveries, duels, fanfaronnades et carabinades : Piquebois se mit à apprécier le plaisir serein d’un après-midi passé à écouter son épouse jouer du piano ou à discuter avec des amis en fumant la pipe. Reconnu inapte au service dans les hussards, il fut versé dans l’infanterie et s’en trouva très heureux. Piquebois voulait désormais devenir un officier réfléchi. « Réfléchi » : un mot inédit dans son vocabulaire. Son épouse, ravie de ce changement, lui déclara un jour : « Il aura fallu une balle pour tuer l’éternel étudiant. Maintenant, c’est un homme que j’ai pour mari. » Ses anciens compagnons de bravades, dépités, arrivèrent à la même conclusion et son escadron organisa les funérailles du « hussard Piquebois ». On enterra solennellement sa selle et son sabre de cavalerie avant d’aller s’enivrer pour fêter sa résurrection dans le vaste monde des « pisse-vinaigre ».
Ses séquelles, son « air d’en avoir tant vu et tant vécu », son visage pondéré et les rides qu’avaient inscrites sur son front des mois de souffrance l’avaient prématurément vieilli. Mais, malgré sa vie rangée et ses manies de vieillard – comme lorsqu’il gémissait sur le temps en évoquant ses rhumatismes –, son ancien escadron jurait que le hussard Piquebois n’était pas tout à fait mort et que son fantôme se relèverait un jour du charnier d’Austerlitz et volerait jusqu’à son enveloppe charnelle pour se la réapproprier. Alors on irait déterrer la selle et le sabre – que l’on avait ensevelis dans un champ près d’Uzès en espérant quelque irradiation bénéfique sur le patient –, et on se bourrerait bien la gueule pour fêter cet événement. Parce que, quand un hussard tombait au champ d’honneur, il ne finissait pas comme Piquebois. Non ! Les Walkyries surgissaient dans le ciel et l’emportaient au Walhalla en chantant ses exploits. Un Walhalla qui ne pouvait que ressembler à une vaste auberge où l’on se soûlait avec de belles filles sur les genoux avant de chevaucher au galop dans des plaines pour sabrer des multitudes interminables d’ennemis.
Saber astiquait ses chaussures qui ne brillaient jamais assez à son goût. Il était irrité au possible. Les Russes reculaient sans cesse, or lui ne pouvait pas leur courir après indéfiniment. Comment finir cette campagne avec le grade de colonel si l’ennemi n’y mettait pas du sien ? C’était que la Gloire l’attendait, il avait un programme à respecter. Piquebois bourrait sereinement sa pipe. Fumer calmait sa faim. Heureux homme. Saber frottait maintenant rageusement ses souliers comme si toute l’armée russe s’était lancée à l’assaut de ses pieds.
— Qu’on leur foute un deuxième Austerlitz dans la gueule et qu’on rentre tous triomphants à la maison. Une armée qui bat en retraite sans combattre ! s’exclama-t-il du ton du juge qui s’adresse à l’être qui a commis le pire de tous les crimes.
Il ne remarqua même pas le tic douloureux qui avait froissé le visage de Piquebois à l’évocation d’Austerlitz.
— Moi, je pense que les Russes se battront comme des fanatiques, dit Margont.
— C’est dans tes livres que tu as lu ces bêtises ? répliqua immédiatement Saber. Lorsque nous les aurons rattrapés, ils regretteront de ne pas nous avoir fait cavaler plus longtemps encore.
Le maigre repas fut avalé dans la morosité. Margont ne put s’empêcher de revoir le corps martyrisé de Maria. Ces images le hantaient régulièrement. Finalement, s’il tentait de s’occuper à tout prix, ce n’était pas uniquement pour lutter contre l’ennui, mais aussi contre ces souvenirs qui venaient emplir le vide que l’inactivité générait dans son esprit. Ces atrocités choquaient sa conception de l’homme. Et si encore cet assassin avait été unique en son genre... Margont sourit en se disant que, s’il menait cette enquête avec ténacité, c’était beaucoup moins pour obéir au prince Eugène que pour lutter pour ses principes. Il repensa à cette question de Maroveski qui l’avait mis tellement mal à l’aise : pourquoi un capitaine s’intéressait-il au meurtre d’une « fille de rien » ? Pour Margont, personne n’était sans valeur. Cependant, le prince devait effectivement considérer Maria Dorlovna comme l’équivalent d’un grain de poussière. Un officier criminel, les enjeux politiques... Oui. Mais pourquoi Eugène s’était-il montré si hésitant à la fin de l’entretien ? Margont pressentait un manque ; le prince lui avait dissimulé quelque chose. Un lien entre la victime et lui ? Cela semblait absurde – même si l’absurde se produisait régulièrement sur terre. Un doute sur l’identité du meurtrier ? Un élément demeurait caché. Lequel et pourquoi ? Margont décida de rédiger un courrier pour solliciter un nouvel entretien avec le prince sous prétexte de faire le point. Et tant pis si cela ne donnait rien. Depuis le début de cette campagne, Margont s’était inventé une nouvelle devise : « Mieux vaut faire quelque chose d’inutile plutôt que rien du tout. »
Au moment où l’ordre fut donné de se mettre en marche, Margont aperçut Lefine qui rejoignait le régiment. Il était à pied et si fatigué et si couvert de poussière que l’on avait l’impression de contempler son fantôme. Le coeur de Margont bondit dans sa poitrine. Y avait-il du nouveau ? Se passerait-il enfin autre chose qu’une marche interminable ?