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Bizarrement, ses mains ne tremblaient pas. L’homme contemplait le cadavre de la servante avec laquelle il discutait quelques instants plus tôt. Sa victime, pitoyable corps sanglant et mutilé, était bien réelle. Mais il la fixait avec aussi peu d’émotion que s’il s’était agi d’une poupée brisée. Ce qui le mettait mal à l’aise, ce n’était pas d’avoir assassiné, mais de ne pas ressentir de culpabilité. Par ailleurs, cette tranquillité contrastait avec le trouble intense qui l’avait envahi tandis qu’il poignardait cette femme encore et encore.

Il se leva si précipitamment que sa chaise faillit basculer. Le temps jouait contre lui. L’hôtelier ou l’un de ses employés finirait bien par frapper à la porte afin de réclamer de l’aide pour le service. L’homme savait qu’il devait sortir de sa torpeur. Ses chaussures, son pantalon, sa chemise, ses cheveux : tout était couvert de sang. Il n’avait pu se nettoyer le visage et les mains qu’en partie et des traces restaient visibles. Impossible de prendre le risque de croiser un client dans le couloir. Et comment aurait-il pu traverser la grande salle du rez-de-chaussée sans être interpellé par l’un des fantassins occupés à manger, à se soûler, à fumer, à bavarder et à suivre du regard les serveuses jusqu’à s’en tordre le cou ? Lorsqu’il était venu dans cette chambre, il ne savait pas qu’il allait tuer cette femme. Il réalisait à présent qu’il était piégé. Il décida donc de fuir par la fenêtre.

La chambre se trouvait au troisième étage, sous les toits. Il avait plu durant toute la soirée, mais de lourds nuages persistaient et dissimulaient la lune. La nuit noire lui offrait des chances raisonnables de ne pas être aperçu par les nombreux soldats qui allaient et venaient dans les rues. Il ouvrit la fenêtre et jeta un prudent coup d’oeil en contrebas. Trois fantassins se poussaient en titubant et en riant. Ailleurs, des Italiens se disputaient avec des Français sans qu’aucun des deux groupes entende ce que disait l’autre. Le 4e corps de l’armée française campait à proximité, aussi ce bourg et tous les villages avoisinants avaient-ils été envahis par des militaires. Comme un hussard lancé en pleine charge, l’homme tenta le tout pour le tout. Une capote grise de simple soldat dissimulait sa chemise maculée de sang. Il monta sur le rebord de la fenêtre et se hissa à la force des bras sur l’avancée des tuiles. De là, il gagna sans mal le sommet et, se déplaçant prudemment à genoux, il vint se tapir contre la large cheminée de pierre. Et maintenant ? Aucun appui ne lui permettait de redescendre. De toute façon, cela lui était interdit pour le moment. Il demeura un instant caché dans les ténèbres. La rue, elle, semblait appartenir à un autre monde. Elle baignait dans la lumière et l’animation. Les auberges et les particuliers qui souhaitaient accueillir des soldats avaient disposé lanternes et bougies à leurs fenêtres. Des militaires arrivaient sans discontinuer des alentours en s’éclairant avec des torches. La campagne était couverte de ces feux follets impatients. Pas un troupier sur dix ne possédait une autorisation de déplacement en règle, mais ceux qui étaient censés les ramener dans leurs tristes campements faisaient la fête avec eux. L’homme examina le toit suivant. Il en était séparé par une ruelle, mais pouvait l’atteindre d’un bond. Il se leva, contourna la cheminée et s’élança dans le vide. Il trébucha sur l’autre cheminée et tomba en avant, mais parvint à se rattraper à l’arête du toit. Quelques tuiles glissèrent autour de lui puis s’immobilisèrent à mi-pente. Il se rétablit et reprit sa progression. Il se pressait et s’efforçait de ne pas penser à l’abîme qui s’était ouvert en lui dans cette chambre, à ce gouffre qu’il avait à peine entrevu. La maison contiguë possédait un toit un peu moins pentu. Les minutes s’écoulaient et il n’avait réussi qu’à parcourir quelques mètres. Il décida de forcer sa chance, se mit debout et avança, les bras écartés et le pas mal assuré, tel un funambule jouant avec ses limites. Heureusement pour lui, l’arête du toit avait la largeur d’une tuile et cela suffisait. Rapidement, il s’habitua à cet exercice périlleux et força l’allure. Il dépassa ainsi deux demeures, grimpa sur un toit surélevé, bondit par-dessus une seconde ruelle pour retomber un mètre plus bas sur la cheminée d’une auberge... Il courait presque. Une vieille tuile céda brutalement sous ses pas. Il fit de grands moulinets tout en se contorsionnant. Son corps oscilla, comme s’il hésitait à choisir de quel côté s’écraser, mais retrouva finalement son équilibre. La tuile, elle, avait poursuivi sa route et vint éclater aux pieds d’un soldat en capote grise. Celui-ci épaula aussitôt en direction des toits.

— Halte ! Qui va là ?

— Soldat Mirambeau, à quoi jouez-vous ? tonna un sergent.

— Une tuile a failli me tomber sur le crâne, sergent. Y a quelqu’un qui s’balade sur les toits.

Le sergent leva la tête.

— Y a personne là-haut, Mirambeau, que des tuiles pourries qui...

La détonation coupa court au discours du sous-officier. Les yeux du soldat s’étaient accoutumés à l’obscurité et venaient de distinguer une silhouette s’éloignant rapidement.

— Aux armes ! Y a quelqu’un sur les toits !

Une foule se massa aussitôt autour des deux hommes. Un caporal complètement ivre pointa son fusil vers le ciel.

— C’est un espion russe ! Feu comme à Eylau, les enfants !

Il tira, imité par deux fantassins. Un lieutenant trop jeune pour être toujours sensé accourut sabre au poing.

— Qui nous attaque ?

— Le soldat Mirambeau a vu un espion russe gambader sur les toits, mon lieutenant.

— Ils sont au moins trois, affirma péremptoirement quelqu’un.

Plus loin dans la rue, d’autres militaires faisaient feu ou appelaient aux armes.

— Un vrai diable d’homme ! déclara un tireur malchanceux.

Son compagnon mit en joue à son tour.

— Les diables, moi, je leur troue la peau comme aux autres.

Mais son coup n’arrêta pas plus la silhouette mouvante.

— Encerclez les bâtiments ! ordonna le lieutenant avec enthousiasme.

L’attroupement se scinda en deux et chaque groupe s’élança au pas de course dans des directions opposées. Certains troupiers riaient aux éclats, l’euphorie de l’alcool leur faisant considérer cette chasse à l’homme comme un jeu plus animé qu’une partie de cartes.

Le fugitif courait et chacun de ses pas pouvait le précipiter dans la mort. Une balle était venue s’écraser contre une cheminée proche de lui, projetant des éclats de pierre qui l’avaient heurté. Il entendait des cris, des exclamations et des détonations. Quelqu’un hurla : « Les Russes nous canardent depuis les toits ! » et la rumeur embrasa la rue. Une balle pulvérisa une tuile à ses pieds, une autre siffla à ses oreilles tandis qu’une troisième cassait un carreau et déclenchait des rires avinés. Il aperçut soudain un arbre qui s’appuyait au dos de l’édifice. Sans hésiter, il dévala la forte pente et s’élança, bras tendus, le plus loin possible. Ce bond lui parut durer une éternité. Enfin le feuillage lui griffa le visage. Il saisit une branche qui ploya aussitôt sous son poids et rompit. Ses côtes heurtèrent douloureusement une autre branche, nettement plus grosse, à laquelle il se cramponna immédiatement. Il ne se trouvait plus qu’à deux mètres du sol. Il se laissa choir et atterrit dans une flaque d’eau. Il allait se précipiter vers la forêt lorsqu’une voix retentit dans son dos.

— Halte-là ! Alors, mon gaillard, où tu vas comme ça ? Ça serait-y pas pour toi toute cette pétarade ?

L’homme se retourna. Un sergent-major pointait vers lui son fusil, baïonnette au canon.

— Avance un peu dans la lumière.

Les cris se rapprochaient. L’homme obéit. Le sous-officier cligna plusieurs fois des yeux, redressa son fusil et se figea au garde-à-vous.

— Excusez-moi, mon colonel, je viens juste de vous reconnaître.

L’homme se fendit pour lui plonger la lame de son couteau en plein coeur.

— Et c’est bien dommage pour toi...

* * *

Ce 29 juin 1812, le capitaine Margont, fasciné, contemplait le passage du Niémen. Ce fleuve constituait la frontière entre le duché de Varsovie, allié à la France, et la Russie. La traversée de cet obstacle était donc le baptême de cette campagne. Quelques jours plus tôt, Napoléon et le gros des troupes avaient franchi la large étendue d’eau plus au nord sur les trois ponts construits par le général Eblé en un temps record. Margont servait dans le 4e corps, fort de quarante-cinq mille hommes placés sous les ordres du prince Eugène de Beauharnais, beau-fils de Napoléon et vice-roi d’Italie. C’était maintenant au tour de cette force de pénétrer en territoire russe. Les régiments, impatients, se pressaient les uns les autres, comprimant les rangs de ceux qui, devant eux, allaient forcément toujours trop lentement. Les fantassins traitaient les montures des cavaliers de « chevaux éclopés », de « carnes fatiguées » et de « viande tout juste bonne pour la boucherie », ce à quoi les chasseurs à cheval rétorquaient que les bataillons n’étaient que des « mille-pattes sans cervelle » et les fantassins des « grandes gueules sur courtes pattes ». Margont, juché sur une colline, ne distinguait qu’une masse grouillante d’êtres humains. Cette dense colonne sombre parsemée de multiples lueurs scintillantes dues aux reflets du soleil sur les fusils rayait les étendues verdoyantes et la bande bleue du fleuve. Le 84e régiment d’infanterie de ligne, dans les rangs duquel servait Margont, n’avait pas encore traversé et s’étiolait sous la chaleur. Puisque son tour ne viendrait pas avant un moment, les hommes avaient été autorisés à prendre quelques aises. Ils avaient rompu les rangs, disposé leurs fusils en faisceaux et ôté leurs havresacs avant de s’éparpiller. On s’était un moment disputé les rares coins d’ombre sous les arbres. Maintenant, les pragmatiques somnolaient tandis que les idéalistes se lançaient dans des débats enflammés sur la campagne.

Margont s’essuya le front du revers de la main. Le soleil lui donnait mal à la tête et il déplorait de n’avoir pas le droit d’ôter son shako, ce couvre-chef cylindrique si pesant. Cette campagne représentait beaucoup pour lui. Il n’était pas un adepte inconditionnel des choix de l’Empereur. Il estimait que Napoléon s’était laissé griser par ses innombrables succès. Pire, les guerres visant autrefois à la défense nationale, à la sauvegarde des idéaux de la Révolution et à la libération des peuples du joug des vieilles monarchies viraient aux conquêtes impérialistes. Mais il admirait le génie de cet homme, ce stratège qui avait remporté tant de victoires improbables, voire... impossibles. Napoléon, en battant l’Autriche, la Prusse et bien d’autres pays, avait sauvé les fruits de la Révolution : l’abolition des privilèges, la Constitution et la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen dont, surtout, ce passage qui sonnait si bien aux oreilles comme aux esprits : « La liberté est le pouvoir qui appartient à l’homme de faire tout ce qui ne nuit pas aux droits d’autrui [...]. » La guerre entre la France et la Russie avait été déclenchée par la décision du Tsar de ne plus appliquer le blocus continental imposé par Napoléon, blocus destiné à ruiner l’Angleterre pour l’obliger à demander la paix. Mais Margont n’était pas naïf. Il savait qu’une autre des raisons de ce conflit était que l’Europe était trop petite pour deux empereurs aussi puissants. Lui s’apprêtait à participer à cette guerre pour d’autres raisons (quoique, même s’il n’en avait trouvé aucune, il aurait bien été obligé de la faire quand même...). Doté d’un esprit républicain, citoyen et libéral, il rêvait de voir s’écrouler toutes les monarchies pour laisser la place à des républiques qui s’épanouiraient comme des fleurs recouvrant un champ de gravats et de fumier. Son opinion avait la clarté manichéenne et agressive des opinions de jeunesse bien qu’il eût déjà trente-deux ans. Il était cependant conscient de l’ironie de cette situation qui, pour faire triompher la cause républicaine, lui faisait servir un empereur républicain de plus en plus impérialiste. La réalité a ceci de désagréable qu’elle vient toujours contrer nos idéaux avec ses contradictions, ses déceptions et son ironie. Mais Margont pensait qu’en réalité, c’était bien Napoléon qui était le jouet de la Révolution et non l’inverse. Car les soldats français apportaient avec eux des idées de liberté et d’égalité ; or celles-ci s’implantaient durablement dans les esprits.

Un aide de camp dévala une colline au galop, renversant au passage un faisceau, et fit halte devant un groupe. Trois fantassins se retournèrent et pointèrent leur doigt dans la direction de Margont. Le cavalier se lança sur ce nouveau cap. Arrivé devant Margont, il tira sur les rênes et fit exécuter une volte à son cheval pour le mater. Son uniforme était trempé de sueur. Ses grosses joues et son faciès arrondi conféraient à son visage une forme de pêche, une pêche qui laissait s’écouler tout son jus. Des mèches de cheveux blonds étaient collées sur son front. L’Alsace ou la Normandie devait déjà lui manquer... Il exécuta un salut pressé en réponse à celui de Margont et demanda d’une voix pleine d’espoir :

— Êtes-vous le capitaine Margont, du 84e ?

— C’est exact.

— Dans ce cas, je vous prie de bien vouloir me suivre sans plus attendre.

— Puis-je savoir pourquoi ?

— Non. Ce sont les ordres.

Ce genre de phrase avait le don d’exaspérer Margont. Et il détestait plus encore ce qu’il allait répondre.

— Je vous suis.

Les deux hommes s’élancèrent au galop. Margont tourna la tête pour emporter le Niémen dans ses pensées. De toute façon, il le reverrait sous peu. Il aurait même le plaisir de l’entendre s’écouler sous ses pieds.

* * *

Margont exécuta en sens inverse le chemin qu’il avait parcouru la veille. Il atteignit bientôt la 15e division, la division Pino, composée d’Italiens, qui constituait l’arrière-garde du 4e corps. On reconnaissait aisément les Italiens à leur habit vert ou blanc et vert alors que le bleu sombre régnait dans l’infanterie française. Après une chevauchée qui paraît toujours trop longue quand on ignore où elle vous mène et pourquoi elle vous y mène, l’aide de camp arrêta sa monture non loin d’une tente. Celle-ci était assez vaste pour qu’une douzaine d’hommes puissent y dormir. Son toit était à quatre pentes et sa toile rayée de blanc et de bleu. Six soldats à l’habit vert la gardaient : des grenadiers de la Garde royale italienne, coiffés d’énormes bonnets à poils noirs surmontés d’un plumet rouge, et des gardes d’honneur aux casques dorés à chenille noire et plumet blanc. Un très haut personnage se trouvait là. Un instant plus tard, un grenadier annonça Margont et ce dernier pénétra sous la tente.

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