Margont voulait tout d’abord interroger l’aubergiste avant qu’il ne soit expédié à « Vieja la va au diable », village qui se peuplait décidément bien vite ces temps-ci. Les geôliers avaient été avertis de cette visite et conduisirent Margont auprès du prisonnier, non sans l’avoir soigneusement désarmé au préalable.
« Pauvre homme » : les deux mots venaient immédiatement à l’esprit lorsque l’on contemplait Maroveski. Le ciel lui était tombé sur la tête. Il avait dépassé la quarantaine. Ses cheveux roux étaient emmêlés. Son ventre proéminent et ses joues flasques contrastaient avec ses orbites excavées et assombries par des cernes. Ses yeux rendus vitreux par les larmes regardaient sans voir. Avec quelques secondes de retard, il réalisa que quelqu’un venait de pénétrer dans sa cellule.
— Mon capitaine, j’ai rien fait ! s’exclama-t-il en sanglotant.
— Je le sais, dit Margont. Comment se fait-il que vous parliez français ?
— J’ai participé à la campagne de Pologne. Dieu bénisse les Français qui nous ont libérés ! J’étais cantinier. Je suivais vos troupes et je vendais du bon pain et de la vodka. Du vin chaud, aussi, et du lard bien grillé !
— Je vous ferai servir tout cela ici.
— Et des oeufs, aussi ?
— À s’en faire éclater le foie ! Écoutez-moi attentivement : personne ne vous fera de mal. Vous allez rester ici...
Maroveski poussa un cri à fendre l’âme d’un bourreau.
— Vous n’êtes pas prisonnier, précisa Margont. Pas exactement... Vous connaissiez cette femme qui a été assassinée. Je suis chargé de l’enquête. Quand le coupable aura été arrêté, vous serez libre à condition de ne jamais prononcer un seul mot au sujet de cette histoire.
— Je le jure ! Je le jure sur la Sainte Vierge ! Faites-moi sortir d’ici, mon capitaine ! Je dirai rien !
— Vous restez ici pour l’instant !
Même s’il n’avait pas le choix, Margont s’en voulait de sa dureté. Les grenadiers de la Garde royale détenaient leur captif dans la cave d’une ferme réquisitionnée. L’endroit était froid et les pierres des murs et des voûtes suintaient d’humidité. La lumière du jour ne provenait que d’un soupirail barré par les bottes d’un grenadier. Il n’y avait rien à faire ici à part graver sa détresse sur les parois. Ce lieu oppressait Margont. Il lui rappelait les années de son enfance passées dans une cellule monastique. Le bruit du pêne qui venait bloquer l’ouverture. Les pas de celui qui possédait la clé s’éloignant. Le silence, l’ennui mortel, le désespoir. Si Margont avait été enfermé ici, il aurait tenté de s’évader par tous les moyens. Tous.
— Vous lisez ?
— Je sais pas lire.
— C’est bien dommage. On vous servira de bons repas et vos gardiens vous emmèneront régulièrement faire une promenade. Et, dès que ce sera possible, je vous ferai libérer.
Maroveski n’osait rien dire. Il était brisé. Ses incisives jaunies mordillaient nerveusement sa lèvre inférieure.
— Parlez-moi de la femme qui est morte, poursuivit Margont.
L’homme blêmit. Il revit le corps en sang, l’expression de souffrance du visage... C’était peut-être cela, la pire des mutilations qu’elle avait subies.
— C’est pas moi... balbutia-t-il.
— Ça, je le sais. Calmez-vous.
De désespéré, Maroveski devint brutalement méfiant.
— Pourquoi un capitaine fait une enquête sur la mort de Maria ? Pour vous, c’était qu’une brave fille de rien.
Margont fut pris de court. L’explication politique du prince l’aurait convaincu si ce dernier ne s’était pas montré si hésitant durant quelques instants.
— Ce sont les ordres, répliqua-t-il.
La réponse fétiche des militaires qui ne voulaient pas répondre. Maroveski ayant longtemps côtoyé des soldats, il n’insista pas et abandonna son ton soupçonneux pour retrouver sa détresse.
— Savez-vous qui pourrait avoir agi ainsi ? enchaîna Margont.
— C’est... le prince charmant.
Margont demeura immobile, comme si le plus petit geste risquait de faire s’envoler ce début d’indice.
— Elle l’avait appelé comme ça, mon capitaine.
— Vous avez vu cet homme ?
— Jamais. Tout ça est si étrange... Il faut que je vous parle de Maria, d’abord. Elle était d’une bonne famille, mais ses parents sont morts depuis longtemps. Maria avait trente-six ans. Son mari, sergent, on l’a tué à Wagram. Depuis, Maria menait une vie honnête !
Cette dernière phrase avait été prononcée avec conviction. Maroveski cherchait ses mots et parlait lentement.
— Maria avait pas beaucoup d’argent. Et plus de famille, alors elle est venue me voir il y a deux ans. On a fait un marché. Elle habitait dans mon auberge sans me payer et elle faisait du ménage, de la cuisine, rendait des services... Elle travaillait bien et elle était polie. En trois ans, il y avait jamais eu quelqu’un, vous voyez ? Pourtant, avec tous ces soldats qui vont par ici, ce sont pas les hommes qui manquent et elle était jolie, Maria. Elle aurait pu se remarier ou... recevoir. Mais non. Moi, je lui disais : Maria, prends un époux avant que ce soit plus le temps. Mais Maria, elle voulait l’homme parfait : gentil, avec des manières, savant... Et puis juste le jour d’avant sa mort, elle revient tout heureuse, elle chante ! Je la plaisante, je lui dis : « Alors, Maria, on a le coeur bien gai aujourd’hui. » Moi, je me moquais, mais elle rougit et elle me dit qu’elle a peut-être rencontré son « prince charmant ». Moi, j’ai rien dit. Mais qui c’était, lui, qui, en un jour, avait séduit Maria ? Pourtant, des jolis parleurs, y en a qui passent par chez moi, des riches marchands, des propriétaires bien éduqués...
— Vous a-t-elle reparlé de lui ? A-t-elle dit où elle l’avait rencontré ?
— Non.
— Qu’était-elle allée faire ?
— Des courses pour moi, voir des gens...
— Pouvez-vous me donner quelques noms ?
Maroveski haussa les épaules.
— Maria était l’amie de tout le monde ici.
Margont soupira intérieurement. Avec le début de la campagne, il n’aurait jamais le temps de reconstituer l’emploi du temps de Maria ce jour-là et d’interroger ceux qu’elle avait pu rencontrer.
— Pourquoi pensez-vous que c’est ce « prince charmant » qui l’a tuée ?
— Le soir de sa mort, il y avait du monde : beaucoup de soldats et d’officiers, partout, partout. Mes serveuses et moi, on courait jamais assez vite pour apporter tous les plats et le vin. Maria n’était pas là. Je suis monté dans sa chambre pour lui dire de venir aider. Quand elle a ouvert sa porte, elle portait sa jolie robe, celle pour aller à l’église. Elle était si belle, vous pouvez pas savoir. Elle a rougi et elle m’a dit que son ami allait lui rendre visite. Elle m’a supplié de pas travailler avant minuit. J’ai dit oui.
Maroveski était plus pitoyable que jamais. Il était doublement captif, de cette cave et d’un amour à sens unique figé à jamais par la mort. Margont se rapprocha machinalement de la porte. Cela faisait déjà trop longtemps pour lui qu’il se trouvait dans une pièce fermée à clé.
— Vous avez sûrement essayé d’apercevoir son invité ?
— Oui, mais il y avait trop de monde ! Plein de gens voulaient s’amuser avant de peut-être mourir.
— Vous ne l’avez pas vu monter l’escalier ?
— Des gens s’asseyaient sur les marches, car pas de place ailleurs. Et plein de gens aussi allaient boire avec des amis dans les chambres.
— Un prince charmant, cela pourrait désigner un officier, tenta Margont.
L’aubergiste ne réagit pas.
— Il y en avait partout : des lieutenants, des capitaines...
— Et des plus gradés encore ?
— Je sais pas. Des clients étaient en civil. Et puis, il pleuvait, alors beaucoup avaient une capote ou un manteau.
Margont se demanda si le meurtrier avait prémédité son crime. Si oui, quelle audace de traverser ainsi cette foule en courant le risque d’être reconnu, même dissimulé sous un manteau au col relevé. Et sinon, qu’est-ce qui avait bien pu provoquer son geste ?
— Mais pourquoi pensez-vous que cet homme est bien celui que nous recherchons ?
Maroveski sembla commencer à se ressaisir. Il se redressa sur sa chaise. Il regarda pour la première fois Margont dans les yeux. Ce dernier avait l’impression que Maroveski l’utilisait en guise de béquille. Curieux peuple que celui des Polonais. L’Histoire s’acharnait contre la Pologne, terre perpétuellement envahie. Dordenski, un ami polonais de Margont, résumait cela par une boutade : « En Pologne, on ne dresse pas une stèle commémorative pour chaque guerre ou pour chaque massacre comme on le fait dans les autres pays. C’est parce que, sur tout notre territoire, on n’a pas assez de pierres. » Et malgré tout, les Polonais s’acharnaient à faire face.
— D’abord, mon capitaine, dites-moi qu’est-ce que vous ferez de lui si vous l’arrêtez ?
— Il sera remis aux autorités compétentes, jugé et condamné.
— Mais c’est pas que vous qui décidez.
Margont sourit.
— C’est clair. Je ne suis que capitaine. Mais celui qui m’a confié cette mission souhaite tout autant que...
— Il veut d’abord savoir qui c’est. Et si c’est quelqu’un de riche et de puissant ou d’important pour votre armée ? Si vous découvrez que c’est quelqu’un de pas possible à toucher par la justice, vous ferez quoi ?
— Personne n’est intouchable vis-à-vis de la justice.
— Si vous le pensez vraiment, alors je comprends pourquoi on vous a choisi pour l’enquête. C’est plus facile pour vous manipuler.
Margont se sentit troublé. Il y avait trop de vrai dans cette phrase. Maroveski hésita puis se résolut à poursuivre. Lorsqu’il évoqua la panique déclenchée par les coups de feu et la crainte d’une attaque russe, il secoua la tête.
— Moi, j’étais sûr que c’étaient pas les Russes. J’ai eu peur pour Maria. J’ai essayé d’aller jusqu’aux escaliers, mais les gens me poussaient vers la sortie. Quand je suis quand même arrivé devant sa porte, j’ai tapé du poing en l’appelant, mais elle répondait pas. C’est la porte, vous comprenez, mon capitaine ? Elle était pas cassée et elle était fermée de l’intérieur ! Elle a ouvert à celui qui a fait ça. Donc c’est bien lui...
Ses poings s’étaient resserrés.
— Alors j’ai cassé la porte avec mon épaule. C’était très idiot, car il aurait pu être encore là et me tuer aussi. J’ai vu Maria. Elle était allongée sur son lit et elle... elle avait...
Margont lui laissa quelques instants de répit avant de demander :
— Je sais que mes questions sont pénibles, mais elles sont essentielles pour mon enquête. Vous souvenez-vous d’un élément particulier ? Un détail, quelque chose qui vous a frappé ?
— Elle avait du sang partout. Son visage était déformé. J’ai juste vu un instant, j’ai pas supporté.
Le regard de Maroveski était vide. Il était retombé dans un désarroi total.
— Ah oui, ajouta-t-il finalement. Tout était très propre et bien rangé. Elle avait rendu belle sa chambre pour l’accueillir.