À vingt heures précises, Margont, vêtu de son uniforme de parade, gagna le salon des Valiouski. Quelle prestance il avait avec son pantalon d’un blanc éclatant, son habit bleu foncé immaculé, ses boutons dorés, ses épaulettes et son assurance. Il fut déçu de s’apercevoir qu’il en était exactement de même pour ses amis. Pis, le rouge écarlate de Fanselin tranchait par son originalité et sa vivacité. Un domestique en livrée vert sapin et en bas de soie blancs les pria de bien vouloir excuser le comte et les deux comtesses qui n’allaient pas tarder. Les murs de la pièce étaient recouverts de panneaux de bois brun. Cela oppressait Lefine qui avait l’impression de se trouver dans la cabine d’un navire. Il se tenait donc à la fenêtre et, ayant repoussé les lourds rideaux jaunes à franges argentées, il contemplait le va-et-vient dans les rues. Piquebois détaillait une collection de pipes, éperdu d’admiration devant l’imagination sans fin déployée par leurs créateurs pour en faire varier les tailles et les formes. Il se demandait s’il était possible d’agir de même avec la vie, si l’on pouvait conférer à chaque jour une coloration unique. Saber, confortablement installé dans un fauteuil, promenait ses doigts sur les touches d’un clavecin, se contentant de monter ou de descendre la gammé. Fanselin, lui, semblait fasciné par une mappemonde qu’il ne se lassait pas de faire tourner.
— Il y a tant à voir... Vous avez beaucoup voyagé ? demanda-t-il.
— Non. Il y a trop de bleu sur les cartes, décréta froidement Lefine sans détourner la tête.
— Apparemment, il existe entre les États-Unis et le Canada des lacs grands comme des mers. C’est à peine croyable, il faut absolument que j’aille voir cela de mes propres yeux.
Margont s’installa entre une grande harpe et un pare-feu. Il se leva aussitôt pour se diriger vers une petite bibliothèque installée dans un angle mal éclairé de la pièce.
— Il a mis moins d’une minute à la trouver, plaisanta Saber.
La littérature française se trouvait à l’honneur : Voltaire, Rousseau, La Bruyère... De plus, ces ouvrages étaient en français. La société russe se montrait francophile excepté sur le plan des idées politiques, qu’elles soient révolutionnaires ou impériales.
Le domestique réapparut et annonça :
— Leurs Excellences le comte Valiouslti, la comtesse Valiouska et la comtesse Natalia Valiouska.
Le comte avait gardé les mêmes vêtements. Il n’était pas homme à perdre du temps à se changer six fois par jour. Son épouse portait une toilette violette élégante. Un médaillon en ivoire à l’effigie de la Vierge proclamait ses convictions face aux « païens républicains ». Elle paraissait vieillie et fatiguée, mais digne, digne surtout et toujours. Ses cheveux gris tirés vers l’arrière accentuaient la sévérité de ses traits, sévérité encore renforcée par son maintien rigide et son regard hautain. Cependant, l’âge avait entamé son lent et cruel travail. On avait l’impression de se trouver face à une impératrice déchue. Natalia venait de fêter ses vingt-cinq ans. Elle avait longtemps souffert, écrasée par deux personnalités aussi fortes. Mais elle avait fini par passer du statut pénible d’enfant obéissante et inhibée à celui de femme capable de défendre avec ténacité cette étrange essence éthérée qui personnalise chaque individu. Elle avait revêtu une robe blanche dont le décolleté timide n’aurait choqué qu’un bigot de mauvaise foi. Sa ceinture dorée était nouée très haut, frôlant les seins. Ainsi, sa robe, s’épanouissant en bouffant, niait l’existence d’une taille et donnait l’illusion de jambes démesurées. Ses longs cheveux châtains encadraient un visage aux traits fins dont l’impression de fragilité n’avait désormais plus grand-chose en commun avec son caractère. Son nez étroit et ses lèvres fines mettaient en valeur ses yeux bleus qui observaient les cinq Français avec une curiosité teintée de réserve. Elle était splendide.
Les présentations furent brèves et le comte prit soin de les rendre informelles. N’ayant visiblement pas voulu saisir cela, Saber se cassa en deux pour accomplir un baisemain irréprochable à la comtesse et à Natalia. On n’avait pas fini de s’asseoir que le comte se lançait déjà dans un interminable discours qui mêlait glorification de la Pologne, pamphlet antirusse et histoire de la famille Valiouski, le tout, hélas, allègrement parsemé de questions. Il ressortait de tout cela que la famille Valiouski était issue de la noblesse polonaise. A la suite de révoltes, d’invasions et de guerres civiles mâtinées de guerres de religion, la Pologne avait été partagée trois fois entre la Russie, la Prusse et l’Autriche, en 1772, en 1793 et en 1795. Ce dernier pillage de territoires s’était achevé par la disparition pure et simple de la Pologne. Lorsque le comte évoquait la résurrection par Napoléon de l’État polonais en 1807 sous le nom de « Grand-Duché de Varsovie », sa voix vibrait. Si Fanselin avait tant apprécié la mappemonde pour les lointaines Amériques ou la mystérieuse Afrique, le comte, lui, ne voyait sur le globe rien d’autre que la Pologne. Smolensk avait été prise par les Russes avant même le premier partage, mais les Valiouski s’étaient toujours considérés comme des Polonais. « On ne laisse pas les traits sur les cartes vous dire qui vous êtes et qui vous devez servir ! » s’était exclamé le comte en désignant le monde qui défilait sous les doigts du lancier. Les Français n’étaient pas trop de cinq pour répondre à ses questions. Pourquoi l’Empereur n’avait-il pas encore annoncé que les territoires pris aux Russes étaient rendus à la Pologne ? Pourquoi le Grand-Duché de Varsovie n’avait-il pas cessé d’exister, se noyant dans une étendue territoriale plus vaste nommée Pologne ? Comment annoncer à un homme aussi chaleureux que l’Empereur n’avait rien promis quant à la résurrection de la Pologne afin d’éviter d’ulcérer l’Autriche et la Prusse, ses alliés de la veille qui sentaient encore la poudre des fusillades françaises d’Austerlitz, d’Iéna et de Wagram ? De plus, l’Empereur voulait négocier avec Alexandre et, si ce projet aboutissait, il coûterait la restitution de la zone envahie. De ce fait, Napoléon savait que l’une des conditions préliminaires à toute discussion avec le Tsar était l’interdiction absolue de relever l’État polonais. Piquebois se montra étonnamment diplomate, trouvant la juste formule : l’Empereur faisait rarement part de ses projets, mais on pouvait être sûr qu’il menait toujours à terme ce qu’il avait en tête. Le comte fit mine d’être dupe. Mais on n’allait pas apprendre la politique à un Valiouski. Il priait chaque soir pour une aggravation de la situation. Plus les Français souffriraient, plus Alexandre s’entêterait. Alors les enchères de la guerre croîtraient en flèche et, avec elles, l’exaspération de l’Empereur. Jusqu’au jour où Napoléon écraserait les Russes et imposerait une paix inconditionnelle. Tel était le point de vue du comte qui prêchait donc le vent, persuadé que la tempête soufflerait dans le bon sens, poussant au loin les frontières polonaises à travers la Russie... jusqu’à Smolensk.
Margont remarqua que la comtesse se montrait nettement moins amicale avec eux que son époux, surtout en présence des domestiques auxquels elle s’adressait en russe. Il aurait donné cher pour saisir le sens de ses paroles. Ne critiquait-elle pas la présence de ces Français chez elle ? N’avait-elle pas blâmé leur manque de piété car ils ne s’étaient pas signés devant ce que Margont avait réalisé après coup être une armoire à icônes ? Un comte profrançais, une comtesse prorusse : la famille Valiouski et ses avoirs survivraient à la guerre. Le vainqueur ne récompensait-il pas toujours celui qui l’avait fidèlement soutenu en période de crise ? Natalia avait l’air de désapprouver cette conduite à double facette, mais demeurait silencieuse. Du thé fut servi. Voir l’eau frémissante couler du bec du samovar alors que la soirée fraîchissait faisait partie de ces petits plaisirs qui vous mettaient de bonne humeur.
Lorsque le comte eut cessé de monopoliser la parole, Saber s’empressa de prendre la relève. Il sollicitait sans cesse Natalia, l’interrogeant sur ses occupations et s’émerveillant tout seul de leurs points communs. Car – incroyable ! – lui aussi adorait la musique, la lecture et les promenades. La comtesse n’appréciait guère que Saber courtise sa fille. Celui-ci ne possédait en effet qu’une seule épaulette à franges quand ses camarades, Piquebois excepté, en alignaient deux. Elle n’en était pas tout à fait sûre, mais il lui semblait bien que cette unique épaulette à franges marquait un grade inférieur – et donc d’un intérêt inférieur. Elle décida de n’adresser spontanément la parole qu’aux officiers « correctement épaulettés ». Dans son esprit, Saber et Piquebois se retrouvèrent donc rayés de rouge. Quant au sous-officier, lui, il n’existait pas. Le comte avait deviné les pensées de son épouse. Estimant le comportement de Saber excessif, il profita d’une erreur commise par ce dernier. Saber crut en effet se mettre en valeur en parlant de la bataille de Wagram. Il s’apprêtait à se lancer dans l’explication de l’une de ses interventions salvatrices lorsque le comte s’exclama : « Vous vous trouviez à Wagram ? Mais il y avait beaucoup de Polonais à Wagram ! » Et il enchaîna avec une série de questions. Saber se retrouva donc prisonnier de Wagram, libérant par là même Natalia.
— Qu’est-ce qui vous plaît en Russie ? demanda celle-ci sans s’adresser à l’un des Français en particulier.
Saber enrageait, mais il ne pouvait décemment pas abandonner les chevau-légers polonais juste avant une charge.
— Ce qui me plaît le plus en Russie, c’est la Pologne, déclara tranquillement Piquebois.
Fanselin paraissait plus réservé.
— Pour l’instant, la Russie ne nous a offert que des coups de feu sur un parterre de cendres, mais je suis sûr qu’il y a des choses fascinantes à découvrir.
— Lesquelles ? interrogea Natalia.
— Je n’en sais rien, mais, si elles sont là, je les trouverai.
Fanselin se mit alors à parler avec une voix qu’on ne lui connaissait pas, une voix à la fois émerveillée et assombrie par les regrets.
— En Suède, il existe des régions où la nature est partout et où on ne voit à perte de vue que des lacs et des forêts. Lorsque vient l’automne, les couleurs des feuilles expriment une infinité de nuances. En Italie, des monuments antiques ont étonnamment survécu. On ne serait pas plus surpris que ça de croiser des hommes en toge et discutant en latin. Dans le Sud de l’Espagne, l’art chrétien occidental et l’art musulman des Maures fusionnent dans une harmonie unique au monde, réalisant ainsi ce que l’homme n’est jamais parvenu à accomplir. J’ai vécu dans ces trois pays durant plusieurs mois avant de finir par me lasser. Mais je sais qu’un jour, je découvrirai un paysage et une culture qui me feront intensément me sentir chez moi. Ce jour-là, je déposerai armes et bagages et je fonderai un foyer. Peut-être trouverai-je enfin mon paradis en Russie. Peut-être pas.
Natalia hocha la tête d’un air distant, méditant ces paroles.
— Et vous, capitaine Margont ?
— Chaque pays possède sa culture et toute culture est, par définition, passionnante. Je suis venu rencontrer la culture russe et lui apporter les idéaux républicains.
La jeune femme parut contrariée.
— Rencontrer la culture russe ? Ignorez-vous donc que les vainqueurs anéantissent toujours la culture des vaincus ? Qu’ont donc gardé les conquistadores de la culture des Aztèques et de celle des Incas ? À part des esclaves, des terres et l’or obtenu par la fonte de leurs bijoux, je ne vois pas.
— Eh bien peut-être sont-ils justement passés à côté du plus précieux. Comme les pies, ils se sont jetés sur ce qui brillait.
— Et que connaissez-vous donc de la culture russe ou polonaise ? Ah, vous allez me dire que les moujiks dansent accroupis en lançant leurs jambes en avant, que les popes ont de longues barbes amusantes, qu’on se déplace en traîneaux l’hiver et que les clochers des églises ont des toits décidément bien bizarres... Alors si c’est ça, la culture russe, d’après vous...
— Tout cela en fait partie, en effet. Mais un élément essentiel de cette culture me paraît être la ténacité. Lors d’un combat, j’ai vu une rangée entière de Russes s’effondrer sous la fusillade de notre compagnie. Il ne restait plus que trois soldats debout. Croyez-vous qu’ils se soient rendus ? Pas du tout, ils se sont battus au corps à corps avec acharnement comme s’ils s’étaient trouvés au beau milieu de leur bataillon, tassés les uns contre les autres pour nous faire face. Et cette combativité russe, on la retrouve un peu chez vous.
Son interlocutrice cligna des yeux. Jamais on ne lui avait parlé ainsi. Sa mère avait remarqué son trouble, mais, maîtrisant mal le français, elle n’en avait pas bien saisi la raison. Croyant que sa fille avait été choquée par l’évocation virile de quelque exploit belliqueux, elle s’empressa de déclarer :
— La guerre est une terrible chose. Mieux vaut ne pas en parler.
Piquebois se raidit sur sa chaise.
— Comme vous avez l’art de bien résumer les choses et de régler adroitement les problèmes les plus difficiles, comtesse.
La comtesse lui sourit poliment pour le remercier de ce compliment dont l’ironie acerbe lui échappait complètement. Elle décréta qu’il était temps de passer à table et se leva. Son mari lui prit le bras. Fanselin fit de même avec Natalia, privilège de la Garde oblige... Tandis qu’ils gagnaient la salle à manger, Saber murmura à Margont :
— On tente de séduire la jeune comtesse ? Un château et un titre de comte pour le prix d’une alliance, on amortit plutôt bien ses frais. C’est pitoyable ! Et te voir te vanter ainsi de tes exploits militaires...
— Mais mon cher Irénée, c’est ta propre histoire que tu m’attribues là...
— Pitoyable !
* * *
La salle à manger, démesurée, était décorée de tapisseries représentant des forêts impénétrables ou des cascades dans lesquelles se baignaient des ondines. Les Russes excellaient dans l’utilisation du verre de couleur dans les luminaires. Ainsi, le verre émeraude de la tige du lustre créait avec les cristaux un jeu de lumière qui se mêlait harmonieusement aux tons des tapisseries. La nappe était vert sombre et l’on retrouvait cette couleur sur le pourtour des assiettes et sur les armoiries du comte. Celles-ci, une tête d’ours argentée sur fond sapin, se trouvaient représentées au centre de chaque plat, ciselées sur les verres en cristal et gravées sur les couverts en argent. La construction du château, étape par étape, était peinte sur de grands vases en porcelaine qui alternaient avec des vases en cristal à trépied. Margont remarqua que, par une subtile disposition des glaces et des lustres, on obtenait un éclairage intense, ce qui était le cas ce soir-là, alors qu’en éteignant seulement quelques bougies, la lumière pouvait devenir intime. Le comte et son épouse prirent place aux deux extrémités de la table. Le comte fit asseoir Margont à sa droite et sa fille à sa gauche. La comtesse, Fanselin à sa droite et Piquebois à sa gauche. Saber siégeait entre Fanselin et Natalia et Lefine, en face de Saber. Margont apprécia le confort des chaises qui n’avaient rien à voir avec le style Empire, mélange d’influences antiques gréco-romaines et de grandeur militaire. Comment l’Empereur pouvait-il apprécier ces lignes trop géométriques et ces arêtes irritantes que les rabots se refusaient à adoucir ? Enfin, si cette esthétique piétinait le fonctionnel, elle avait au moins le mérite de le faire avec panache.
Le comte dit les grâces et le repas débuta par un immense plateau de zakouski, ces traditionnels amuse-gueule et hors-d’oeuvre variés. Il y avait des bouchées à la viande, des canapés de pain noir aux garnitures multicolores, des croquettes, des cuillères en nacre emplies de caviar...
— J’aime beaucoup l’architecture russe, déclara Saber à Natalia.
— Dans ce cas, pourquoi la bombardez-vous ?
Saber resta sidéré. Il n’avait pas sérieusement imaginé que l’on puisse résister à son charme.
— Ma chère Natalia, intervint le comte d’un ton empreint de paternalisme, vous vous exprimez sur des sujets dont l’ampleur vous dépasse.
— La politique de l’Empereur nous dépasse tous, fit remarquer Margont.
« Elle dépasse même votre Empereur », songea la comtesse. Margont réalisa pourquoi le comte lui paraissait avoir un air familier. Il lui rappelait Saber. C’étaient ces gestes empreints d’une « supériorité naturelle » que Saber s’évertuait à copier maladroitement. L’attitude de Saber n’avait aucun sens. Il possédait des qualités remarquables de stratège et perdait son temps à apprendre le savoir-vivre mondain et à tenter de se donner un genre. La nature lui avait offert un don précieux et il se lamentait sur la qualité de l’emballage.
Les zakouski laissèrent la place à un potage rouge à l’ukrainienne, à base de paprika et de crème aigre. Le comte se lança à nouveau dans l’histoire de la famille Valiouski. Hélas, il commença cette fois par la bataille de Tannenberg, ou bataille de Grunwald, qui avait eu lieu... en 1410. C’était à l’issue de celle-ci que Ladislas II Jagellon, roi de Pologne et grand-duc de Lituanie, avait récompensé la famille Valiouski en l’anoblissant et en lui accordant l’ours pour blason. L’ours parce que ces « paysans mal léchés » avaient fait un carnage et s’étaient emparés d’une bannière ennemie, celle de Johann von Redern, commandeur de Brathian et de Neumarket. Celle-ci était blanche et décorée de trois cornes de cerf qui se rejoignaient à leur base. Le comte regrettait de ne pouvoir l’exhiber, mais elle était exposée dans l’une de ses demeures campagnardes proche de Moscou.
— Alors nous la verrons bientôt, décréta Fanselin.
Le comte racontait en détail l’écrasement des chevaliers Teutoniques par l’armée de Ladislas II Jagellon. Or, justement, Napoléon avait ordonné en 1809 la dissolution de cet ordre religieux et militaire. Le comte voyait ainsi entre la France et la Pologne une infinité de points, d’ennemis et de désirs communs. Son souhait ardent de voir rétablir la Pologne prenait le pas sur son intelligence : il croyait sincèrement que l’avenir de la France et celui de la Pologne étaient intrinsèquement liés, notion que l’histoire avait maintes fois formellement prouvée à ses yeux. Saber se rêvait en comte polonais, le comte s’imaginait dans une Grande Pologne... Margont se demanda donc à quoi lui-même aspirait. A ce genre de question, son idéalisme avait l’habitude de répondre immédiatement liberté des peuples, fin des boucheries, paix stable en Europe, propagation des idées républicaines... Mais, ce soir-là, il était lassé. Tout ce qu’il désirait, c’était passer une agréable soirée. La faim et la fatigue rétrécissent notablement les grandes aspirations. Natalia n’écoutait pas son père. D’ailleurs, la bataille de Tannenberg, elle l’avait si souvent entendu raconter qu’elle finissait par se demander si elle n’y avait pas bel et bien participé. Margont l’intriguait. Il lui semblait différent des hommes qu’elle avait rencontrés jusque-là. Son père lui avait toujours donné des ordres. Ses courtisans, qui s’étaient montrés bien nombreux ces dernières années, paraissaient tout aussi dirigistes. Ils n’entendaient rien de ce qu’elle leur disait et se bornaient à penser que son avis était toujours identique au leur. Et encore, cela concernait les meilleurs prétendants, ceux qui acceptaient l’idée que les femmes puissent avoir une opinion (avoir et non émettre). Le summum avait été atteint au début de la guerre. Elle avait vu défiler dans le palais un capitaine des hussards de la Garde, un vieux colonel d’infanterie, un lieutenant du régiment Preobrajenski (surtout, ne pas oublier de le féliciter d’être passé dans la Garde, lui avait répété cent fois sa mère) et un nombre étonnant d’aides de camp. D’ailleurs, elle trouvait stupide que ces derniers soient si nombreux. Puisque tous les régiments se méprisaient les uns les autres et que leurs officiers allaient parfois jusqu’à refuser de s’adresser la parole, à quoi bon aligner autant de messagers ? En fait, elle n’ignorait pas que les nobles se disputaient les postes d’aide de camp à l’état-major, et ce, parce que c’était fort bien vu et que l’on avait des chances (relatives) d’être moins exposé au feu ennemi. Tous ces visiteurs s’étaient montrés d’une maladresse inconcevable. La plupart lui avaient promis de lui rapporter un drapeau français surmonté de son aigle. Ils croyaient ainsi lui faire plaisir alors que cette idée l’horrifiait. Une pièce de tissu éclaboussée de sang et accompagnée de la certitude que son porteur comme son escorte avaient été exterminés et que l’on avait ôté la hampe de leurs doigts morts : quel superbe présent ! Et puis, on possédait déjà celui pris à Tannenberg, combien en faudrait-il encore ? Un cosaque était même venu lui promettre la tête de Napoléon, la confondant probablement avec Salomé. Elle bénissait les idées propolonaises de son père sans lesquelles elle se serait retrouvée mariée depuis longtemps déjà avec un aristocrate russe. Mais sa relative liberté touchait à sa fin. Sa mère lui avait laissé six mois pour arrêter son choix sur l’un des noms d’une liste établie par ses soins pour l’« aider à éviter une erreur qu’elle aurait regrettée toute sa vie ». La guerre avait reporté l’échéance car annoncer des fiançailles avec quelqu’un qui se serait fait tuer peu après l’aurait placée dans une situation difficile vis-à-vis des prétendants rescapés. Et la guerre ! Les hommes faisaient la guerre pour mille raisons différentes, mais qu’est-ce qui changeait réellement en cas de victoire ? Elle ne voyait qu’une réponse : la couleur des uniformes et les motifs des bannières que l’on accrocherait dans les salons. Margont pouvait-il être différent ? Elle avait envie de le provoquer, de le pousser dans ses derniers retranchements pour étudier ses réactions. Oh, elle ne se berçait pas d’illusions. Il s’enfermerait certainement dans un mutisme indigné, comme le lieutenant Saber, ou il lui ordonnerait de se taire, à l’instar de son père. Ou bien pis encore, il se comporterait comme ses prétendants, accueillant ses commentaires d’un sourire plein d’une indulgence bienveillante insupportable... Dans ce cas, elle s’empresserait de vider son verre de peur de ne pas pouvoir s’empêcher de lui en jeter le contenu à la figure.
Lorsque les domestiques apportèrent le koulibiac, brioche farcie au saumon, aux champignons, au céleri, au riz, aux oignons et à l’aneth, elle déclara à Margont :
— Voilà un peu plus de culture russe que vous allez pouvoir dévorer.
— Vous, vous dévorez bien nos livres : Voltaire, La Fontaine...
Il avait remarqué les livres ? Un accident, certainement.
— Vous connaissez donc les fables de La Fontaine ? La lecture en est édifiante. « Le loup et l’agneau », par exemple : « La raison du plus fort est toujours la meilleure. »
— Chère Natalia, intervint le comte : « Ayant chanté tout l’été, la cigale fut fort dépourvue quand la bise fut venue. »
Ce qu’il fallait traduire par : si la cigale Natalia continuait à persifler, l’hiver éternel – à savoir le mariage qu’elle redoutait tant – se ferait plus précoce que prévu.
— « Dura lex sed lex », résuma Margont.
— Mais Natalia se fait toujours un plaisir d’obéir à ses parents, capitaine, prétendit la comtesse. En France, ne dites-vous pas : « Bon sang ne saurait mentir » ?
— Oh ! nous disons surtout : « Ce que femme veut, Dieu le veut. » Mademoiselle, je conçois que notre présence forcée soit irritante. Cependant, l’hospitalité russe...
— Et que savez-vous de l’hospitalité russe ? interrogea Natalia.
— Eh bien, on dit que les samovars sont ventrus parce qu’on veut être sûr de toujours avoir assez d’eau bouillante pour pouvoir servir du thé à tous les invités.
La jeune femme fut surprise. Ainsi, il savait cela ? Non, il était obligatoirement comme les autres. Elle voulait griffer ce vernis pour en avoir la preuve.
— Quel cadeau offririez-vous à vos hôtes pour les remercier ?
Sa mère sourit, interprétant cette question comme un désir cupide enfantin. Selon elle, il ne pouvait pas y avoir d’autre explication.
— La Pologne ! La Pologne ! souffla le comte, radieux.
Natalia fixait Margont, se demandant si lui aussi projetait de lui faire présent d’étendards, de canons et de piles de cadavres.
— La promesse de les recevoir en France aussi chaleureusement. Mais sans caviar, j’en ai peur...
Alors Natalia demanda d’un ton faussement ingénu :
— Faudra-t-il que père vienne aussi en uniforme et accompagné de cinq cent mille soldats ?
— On aurait assez de boulets pour tous les nourrir, marmonna Saber dans son coin sans détourner la tête.
Le comte était furieux. D’un geste discret, il intima l’ordre à son armée de domestiques d’investir le champ de bataille. Le koulibiac de saumon fut remplacé par un lièvre à la polonaise. Du lard, du saindoux, de la crème fraîche, du genièvre et du caramel : une folie, mais un délice. Il était accompagné de pommes de terre et de chou rouge. Tous les convives se réjouissaient devant ce spectacle. La joie de Fanselin était la plus intense tant il vivait pour découvrir de nouvelles saveurs, au sens le plus large possible du terme.
— Natalia joue très bien du clavecin, annonça le comte.
La jeune comtesse porta avec grâce sa serviette devant sa bouche pour qu’on ne la voie pas serrer les dents. Parce que en plus, on espérait la faire jouer après le repas ?
— Il faut croire qu’elle n’en joue pas assez puisqu’on dit que la musique adoucit les moeurs, plaisanta Margont.
Natalia était sidérée. Voilà que, maintenant, on l’attaquait sur le terrain de l’ironie, son terrain ! Parce que, si on lui ôtait l’ironie, que lui resterait-il, qui relèverait de ses propres choix ? La couleur des plumes de ses rossignols et la longueur de ses châles...
— Et c’est un soldat qui m’explique comment adoucir les moeurs ? répliqua-t-elle.
— Je ne suis militaire que parce que nous vivons une époque de guerres.
— Que ferez-vous lorsque la paix sera enfin signée ? demanda la comtesse.
Sa question était à ses yeux un moyen plein de tact de se renseigner sur la fortune de cet officier. Certes, elle le jugeait peu gradé. Mais il appartenait à l’armée française, la seule dans laquelle n’importe qui pouvait s’élever jusqu’au sommet. Elle avait appris que Murat était le fils d’un aubergiste. Oui ! Un aubergiste ! Ah vraiment, c’était absurde, absurde, absurde ! Il avait commencé sa carrière en tant que simple soldat. Aujourd’hui, à quarante-cinq ans, il était maréchal de France, grand amiral de France, grand-duc de Berg et de Clèves, prince et, pour finir, roi de Naples. Un fils d’aubergiste roi de Naples ! Ah, les Français et leur Révolution : aucun respect pour les règles et les barrières sociales.
Margont déposa ses couverts pour répondre. Ses rêves avaient plus de goût encore que le fameux lièvre à la polonaise.
— Eh bien, je souhaiterais lancer un journal.
« Un journal, Dieu qu’il est amusant ! » songea la comtesse. Elle inventa sur-le-champ un petit proverbe : « Aubergiste, roi de Naples ; journaliste, roi des Alpes. »
— Un journal ? s’étonna Natalia.
Au vu de l’intérêt suscité chez sa fille par ce capitaine, la comtesse Valiouska jugea tout compte fait ce dernier nettement moins drôle. Elle s’inquiétait déjà que son adage ne devienne : « Aubergiste, roi de Naples ¡journaliste, comte Valiouski » et ça, il n’en était pas question.
— J’adore écrire et...
Mais Margont fut interrompu par Piquebois.
— Tu envisages sérieusement de lancer un journal ? Mais mon pauvre ami, c’est impossible. La censure te fera plier boutique en quelques semaines. Et dire que la loi t’oblige à payer toi-même le censeur nommé par l’État.
Margont acquiesça, les lèvres plissées par la colère.
— Eh oui, on doit donner de l’argent à ce corbeau qui vous picore le foie.
— Et il a son mot à dire sur chaque ligne, sur la mise en pages... De toute façon, un décret interdit qu’il y ait plus d’un journal par département, alors ton projet ne peut que s’éterniser sur une liste d’attente sur laquelle le préfet s’assied tous les matins.
— Je sais tout cela. Avant 1800, à Paris, il existait plus de soixante-dix journaux. Aujourd’hui, il en reste environ une demi-douzaine. Il n’y a guère que la commission de la liberté de la presse à réellement se montrer en faveur de la liberté de la presse puisqu’elle se considère comme incompétente pour juger les journaux et ne se mêle jamais de rien. Ça ce sont des républicains ! Maintenant, il faudrait censurer la censure.
Fanselin s’intéressait également au sujet.
— La seule chose qui soit intéressante à lire reste les bulletins de la Grande Armée.
Piquebois eut une moue sceptique.
— Certes, j’aime lire les bulletins, mais la vérité est déformée par la propagande. Il y a les ennemis morts sur le champ de bataille et ceux morts sur la page du bulletin et ces derniers sont souvent bien plus nombreux.
— « La plume est plus forte que l’épée », ironisa Margont.
— C’est vrai que, dans les bulletins, tout a l’air facile, surenchérit Saber. On vous annonce qu’on a enfoncé les Autrichiens par-ci, et les Prussiens par-là... Certes, certes. Mais on ne raconte pas à quel point ce fut difficile ni à quel prix ce fut payé.
Fanselin leva les mains pour concéder.
— Je sais, je connais l’expression « Menteur comme un bulletin ». Mais j’aime les bulletins de la Grande Armée parce que j’y ai été cité à propos de la bataille d’Essling. Et ce fut ce bulletin qui m’ouvrit ultérieurement la porte des lanciers rouges. Ce que j’apprécie aussi, c’est qu’on ressent quelque chose en les lisant : une émotion, un enthousiasme, voire une exaltation ! L’armée française qui enfonce l’armée autrichienne, c’est quand même quelque chose ! Et tant pis si on prétend que vingt mille Russes ont fini au fond d’un étang à Austerlitz alors qu’il n’y en a pas eu le quart.
— Ce qui est bien dommage..., murmura le comte.
Margont, fou de joie, désignait Fanselin.
— Bien parlé ! Si on écrit, c’est pour créer une émotion chez le lecteur ! Les mots luttent contre l’insipidité du quotidien.
— Alors on se demande pourquoi les journaux qui restent existent encore, fit remarquer Saber.
— Pourquoi dites-vous cela ? interrogea le comte tandis que, au grand dam des Français qui s’attendaient au dessert, les domestiques apportaient des poussins au paprika à raison de trois par personne.
Margont fixait les petits volatiles déposés devant lui. Il ne les avait pas entamés et se sentait déjà repu jusqu’à la nausée. Un capitaine de l’armée française vaincu par trois poussins, quelle tristesse...
— La censure est telle que tous les journaux disent la même chose de la même façon, à savoir : tout ce que fait l’État est admirable, expliqua-t-il. C’est l’alléluia impérial quotidien.
— Ils devraient imprimer tous les jours le même gros titre : « Formidable ! », proposa Piquebois.
Natalia paraissait déçue lorsqu’elle déclara à Margont :
— Votre projet s’annonce difficile...
— J’ai déjà réfléchi à ce problème. En attendant que la censure devienne moins étouffante, je pourrais lancer un mensuel des arts et spectacles. Il y aurait des critiques littéraires, des commentaires sur les pièces de théâtre... Et en tournant adroitement certaines phrases sur ces sujets, on pourrait discrètement revenir à la politique par la bande...
Saber était hilare.
— Un journal uniquement rempli de critiques littéraires et de comptes rendus sur les pièces de théâtre ? Quelle idée ! Et pourquoi pas des recettes de cuisine aussi ?
— En effet, pourquoi pas ? rétorqua Margont tout en adressant un sourire complice à Natalia qui foudroyait du regard un Saber toujours en plein fou rire.
— Ne l’écoute pas, Quentin, conseilla Piquebois. Quand ton journal paraîtra, Irénée viendra régulièrement te demander pourquoi la première page ne parle pas de lui.
— En tout cas, vous voyez, le simple fait de parler d’un journal a le don de provoquer des débats et donc de stimuler la liberté d’expression, conclut Margont.
Durant le reste du repas, le comte reprit la parole, persuadé que ses invités attendaient avec impatience la suite de l’histoire de la famille Valiouski. Lorsque le dessert arriva, ce fut sur un plateau d’argent porté par deux domestiques. Les Français contemplaient avec hésitation les brioches dorées ou meringuées et les gâteaux épicés au miel. Natalia, percevant leur trouble, déclara :
— N’oubliez pas qu’après le repas, vous avez encore l’armée russe tout entière à engloutir.
Le regard du comte se fit lourd de reproches à l’égard de son épouse. Voilà où, selon lui, l’éducation choisie par elle avait mené leur fille. Les mères sont souvent bien seules dans ces cas-là. Fanselin et Margont sourirent de concert pour signifier qu’ils ne se sentaient pas offensés.
Le repas se termina, enfin, par du thé fumé très infusé accompagné de lait, de miel et de caramels. Les domestiques versaient dans les tasses un peu d’extrait contenu dans la tcheïnik, la petite théière qui surmontait le samovar, avant de faire couler par-dessus l’eau dont le samovar conservait la chaleur. Natalia observait discrètement les mains de Margont. Ses doigts plutôt fins, la façon dont il tenait sa tasse... Inexplicablement, cela lui plaisait.
La comtesse Valiouska se leva au moment où l’on emportait le samovar et décréta qu’il était temps pour sa fille et elle d’aller se coucher. Margont regarda avec regret Natalia s’en aller. Il eut la surprise de la voir revenir un instant plus tard. Sa mère la suivait, pareille à un spectre qui veille à ce que l’âme dont il a la charge ne s’enfuie pas des Enfers où il doit la conduire, à savoir une chambre ennuyeuse. Natalia s’approcha de Margont et lui tendit un livre intitulé en français : Extraits de la littérature française.
— Voilà pour vous puisque vous appréciez tant les mots. Vous me le rendrez lorsque votre armée repassera par Smolensk.
Plusieurs minutes plus tard, installé dans un salon rouge, tandis que le comte vantait la vodka produite sur ses terres, Margont pensait toujours à Natalia. Il voyait les gestes du comte et de ses amis sans entendre leurs propos. Il avala machinalement une gorgée du verre qu’on lui avait servi et la sensation de brûlure causée par la vodka le ramena à la réalité. Une réalité maintenant tissée d’une conversation sans intérêt. La soirée avait été magnifique parce qu’elle avait été hors de la guerre, hors du temps.