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L’homme était avachi dans un fauteuil, dans l’un des salons de son logement à Smolensk. Rien dans cette pièce admirable ne parvenait à retenir son attention, ni la hauteur du plafond – démesurée jusqu’à l’absurde ! —, ni les meubles aux tapisseries brodées, ni la commode intégrant des panneaux de laque chinois ou japonais... Car d’autres images occupaient son esprit. Il repensait aux sentiments qui l’avaient submergé tandis qu’il torturait cette femme, surtout lorsqu’il avait ravagé sa figure. Ces mutilations avaient rendu ce corps anonyme et son imagination avait fait se refléter d’autres visages dans ce miroir de sang : la trop timide épouse de l’un de ses officiers, une ancienne amie très proche, des inconnues croisées dans la rue... En revanche, il avait tué le serviteur par surprise parce qu’il en avait peur. Ce géant dont les bras et les jambes ressemblaient à des branches de chêne aurait pu lui briser la nuque d’un coup de patte, comme un ours. Il regrettait cette précipitation. Il aurait voulu ligoter cette bête sur sa paillasse et la découper morceau par morceau. Mais au goût suave du plaisir se mêlait celui de l’inquiétude.

Quelques jours auparavant, il avait visité un hôpital de campagne. Ah, les blessés ! Il les avait regardés se tortiller comme les vers qu’il coupait en deux quand il était enfant. Le plus drôle était que tout le monde avait pris cela pour de la compassion. De la compassion ! Voir ces faciès douloureux lui sourire comme s’il avait été un saint avait doublé sa joie. Le lendemain, alors qu’il explorait la région, il avait remarqué qu’un homme, aperçu la veille près d’un blessé, chevauchait à distance de son escorte. Il l’avait pris pour un maraudeur. Seulement il l’avait revu plus tard et il avait compris. Il se doutait bien que quelqu’un menait une enquête sur le meurtre de la Polonaise. Mais il avait été stupéfait de réaliser à quel point les investigations avaient progressé sans toutefois le démasquer. C’était forcément à cause du journal intime de Maria. Quelle idée d’aller tout noter dans un cahier parfumé par des pétales de roses séchés ! Maria lui en avait parlé comme on avoue un secret à quelqu’un pour lui témoigner sa confiance. Elle avait aussitôt ajouté en se dandinant qu’elle ne le ferait jamais lire à quiconque, pas même à lui. Comme s’il avait eu l’intention de s’intéresser à ces enfantillages ! Ce n’était qu’après coup, juste après l’avoir tuée, qu’il s’était souvenu de ce lieutenant qui avait déboulé au galop devant eux et l’avait salué en lançant : « Mon colonel, un pli urgent pour vous ! » Le bougre d’idiot ! Il avilit pourtant clairement désigné son remplaçant pour la journée ! Il n’avait dit à personne où il se rendait, ce lieutenant avait dû battre la campagne pour le retrouver. Le crétin ! Il avait bien vu que son colonel était en civil et en galante compagnie. Le lieutenant avait chèrement payé sa maladresse. À Ostrowno, il l’avait inlassablement envoyé porter des missives sans grand intérêt en première ligne. Ce jeune officier avait fini par se faire hacher par la mitraille. Et le message qu’il portait disait en gros : « Attention à l’artillerie ennemie. »

S’il n’avait pas été envahi par cette rage tandis qu’il poignardait Maria, il aurait pensé à lui faire avouer où était caché son carnet avant de l’achever ! Ses émotions et ses envies empiétaient parfois dangereusement sur sa raison.

Résultat : maintenant, on l’espionnait. Il avait donc décidé de ne plus tuer jusqu’à la fin de la campagne. Ensuite, il serait muté quelque part et là... À Smolensk, il n’avait pas pu s’empêcher de frapper à nouveau, mais il lui fallait désormais impérativement se tenir tranquille. Ceux qui le surveillaient finiraient bien par se lasser. Cependant, malgré ses résolutions, il n’était pas certain de pouvoir se refréner aussi longtemps.

* * *

Le 4e corps reçut l’ordre de passer le Dniepr. Margont dut se résoudre à faire ses adieux à la famille Valiouski tandis que le colonel d’un autre corps prenait déjà possession des lieux. Alors qu’il montait en selle, il aperçut le vieux domestique de la comtesse Sperzof. Il se pressait aussi vite que son âge le lui permettait. Ses joues se gonflaient et se dégonflaient au rythme de son essoufflement.

— Monsieur capitaine... il manque...

Le serviteur ferma les yeux comme s’il allait s’effondrer raide mort aux sabots du cheval de Margont. Ayant retrouvé un peu de souffle, il déclara :

— Monsieur capitaine, il manque... une bague. La comtesse avait la bague hier soir, la bague du comte avec le signe de la famille : les deux oiseaux.

— On lui a volé sa chevalière ?

Margont plongea sa main dans sa poche, mais le domestique l’arrêta.

— Pas de pièce. Si vous voulez remercier, arrêtez celui qui a fait ça et repartez en France. Tous.

— Je trouverai cet homme. Le reste ne dépend pas de moi.

Le vieil homme avait l’air désemparé.

— Pourquoi tout ça sur elle ? OEufs, thé...

— Je n’en ai pas la moindre idée.

Le domestique repartit avec ses peurs et ses questions. Margont se tourna vers Lefine.

— Mais je sais pourquoi il a dérobé la chevalière. Il voulait garder un souvenir. Comme quand on conserve le menu d’un mariage pour se remémorer un grand moment de plaisir.

* * *

Napoléon et son entourage s’interrogeaient. Il ne restait que cent cinquante mille hommes dans la Grande Armée. On fusillait sans cesse les pillards jusqu’à s’en faire mal aux bras, mais en vain. La faim, la fatigue et le découragement l’emportaient et, chaque jour, des soldats disparaissaient. L’Empereur avait profité de la halte à Smolensk pour remettre un peu d’ordre dans ce chaos d’armée. Fallait-il continuer ?

Le maréchal Berthier, l’ami intime, le confident de l’Empereur, désirait que l’on en reste là. Assez de toutes les terres conquises jusqu’à présent pour l’année 1812. L’armée prendrait ses quartiers d’hiver et poursuivrait la guerre en 1813. D’autres voulaient faire cesser cette campagne. Ils déclaraient ne pas en voir l’utilité. C’était une façon très courtisane de ne pas livrer le fond de leur pensée : pour eux, Napoléon menait cette guerre parce qu’il lui était désagréable de partager une part du trône de l’Europe avec Alexandre. Murat alla jusqu’à s’agenouiller pour implorer l’Empereur de renoncer à Moscou, car cette ville serait leur perte. Mais Napoléon n’avait pas l’habitude des demi-victoires. Il voulait Moscou. Il était persuadé que les Russes se battraient pour sauver leur vieille capitale (elle était appelée ainsi, car, depuis un siècle, l’administration avait été transférée à Saint-Pétersbourg, la nouvelle capitale) et qu’il aurait donc enfin l’occasion d’écraser leur armée. Alors, forcément, le Tsar accepterait de négocier, pensait-il. De plus, l’Empereur craignait les réactions des pays qu’il maintenait sous sa domination. Comment auraient réagi l’Autriche, la Prusse et les États allemands de la Confédération du Rhin s’ils ne l’avaient pas vu remporter une victoire totale contre les Russes alors qu’il avait disposé de quatre cent mille soldats ? Les imprécations silencieuses auraient risqué de dégénérer en contestation puis en révolte ouverte... Et de toute façon, n’était-il pas Napoléon ? Alors ce serait Moscou.

* * *

Le 23 août, le 4e corps se remit en marche. La palette des sentiments des soldats s’étendait du gris sale de la morosité jusqu’au noir désespérément uniforme du découragement. On trouvait aussi souvent le rouge écarlate de la colère. Beaucoup avaient cru la campagne terminée et personne n’avait envie de reprendre cette marche infernale.

Lefine avait réussi à se procurer un konia, cheval russe d’une espèce endurante. Ces bêtes étaient très petites. Les Français qui les montaient déclenchaient les rires : corps immenses juchés sur ces sortes de poneys et jambes pendant jusqu’à terre. La veille, Lefine et Margont étaient retournés à Smolensk. Ils avaient examiné les demeures dans lesquelles avaient logé leurs suspects la nuit du meurtre. Les bâtisses étaient immenses et on pouvait aisément les quitter discrètement. Ils avaient décidé de recruter quelques hommes de confiance supplémentaires pour seconder leurs espions. La surveillance se poursuivait, même si elle avait été démasquée. Le 84e venait de se mettre en mouvement lorsque Margont eut un sursaut. Il devint pâle. Lefine, qui chevauchait à côté de lui, le fixa avec consternation. Il avait déjà vu des visages semblables. Ceux de camarades frappés par une balle. Margont semblait avoir encaissé de plein fouet un coup de feu sans détonation.

— Ça va, mon capitaine ?

— Je crois... Je crois que j’ai compris pourquoi l’assassin a répandu ces aliments sur la deuxième victime, pourquoi il a arraché les pages d’un livre...

— Ah bon ? Il y a une explication à ça ?

— C’est un autre de ses jeux de mots codés. Il lui badigeonne le visage de confiture de mûres et dépose sur son corps un atlas, la reliure d’un livre – seulement la reliure puisqu’il en a arraché les pages –, des morceaux de lard, c’est-à-dire de la graisse, des oeufs cassés, des noix et des feuilles de thé. Mûres, atlas, reliure, graisse, oeufs, noix, thé : MARGONT.

Ce fut au tour de Lefine d’être frappé par la balle silencieuse.

— Mais... Comment...

— Puisqu’il a découvert qu’il était surveillé, il a dû à son tour engager un espion. Celui-ci a suivi l’un de tes hommes. Il est ainsi remonté jusqu’à toi, et de toi jusqu’à moi.

Lefine jetait des regards inquiets dans toutes les directions.

— Et s’il nous fait couper le cou ? Qui vous dit qu’on ne nous retrouvera pas un matin avec des mûres écrasées sur la figure ?

Margont se montrait de plus en plus serein. Son sang-froid était un mystère pour son ami. Il demeurait calme dans une situation pareille et, inversement, il était paniqué par l’inactivité que Lefine jugeait, lui, agréablement reposante.

— Il doit penser que ce serait une erreur de nous tuer, expliqua Margont. Nous serions remplacés par le capitaine Dalero. Et si ce dernier disparaissait, un autre prendrait sa suite. Mieux vaut pour notre suspect savoir exactement à qui il a affaire. En fait, il y a même une bonne nouvelle.

Le 84e traversait un village que l’armée russe avait incendié en se repliant. Elle y avait abandonné les corps d’une soixantaine de blessés intransportables. Presque tous étaient morts et des Portugais aux uniformes bruns les enterraient. « Qui voit une bonne nouvelle quelque part ? » se demanda Lefine.

— Si notre homme avait voulu nous assassiner, reprit Margont, il ne nous aurait pas fait savoir qu’il nous avait identifiés.

L’argument ne calmait pas la peur de Lefine.

— Et pourquoi nous a-t-il avertis qu’il nous connaissait ?

— Pour le plaisir de nous montrer qu’il est plus malin que nous et pour nous faire savoir que, si nous nous approchons trop de lui, il saura qui frapper...

— De mieux en mieux.

— Il faudra être attentif. Peut-être aurons-nous la chance de repérer quelqu’un en train de nous espionner. Il nous suffirait d’attraper ce lascar et de le faire parler pour remonter jusqu’à notre homme. Mais je n’y crois pas. Ce dernier ne prendrait pas un tel risque. On ne nous surveille probablement plus.

— Vraiment ? répliqua Lefine qui avait déjà repéré trois suspects.

— Et ce n’est pas tout : si l’espion employé par notre homme t’a suivi, puisque tu vas régulièrement rendre visite à nos hommes de main, il se peut que l’assassin ait ainsi pu découvrir que nous avions trois autres suspects et qu’il connaisse maintenant leurs noms. Enfin, au moins, je suis désormais convaincu que celui que nous recherchons a également tué Élisa Lasquenet.

Smolensk s’éloignait peu à peu dans le lointain, se teintant d’un bleu qui la rendait irréelle. La Grande Armée avait l’impression d’être un immense navire naufragé abandonnant l’île sur laquelle il venait de s’échouer pour repartir se perdre dans l’océan.

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