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Après avoir donné des instructions aux grenadiers pour que le prisonnier soit bien traité – instructions qu’il avait dû dessiner –, Margont avait gagné Tresno.

Le village ignorait tout du drame qui s’était déroulé. Les habitants semblaient obnubilés par la présence de l’armée française et l’animation était à son comble. Un régiment traversait la rue principale en bon ordre, les souliers piétinant en cadence une boue mille et mille fois pétrie. Des gosses émerveillés se pressaient pour le contempler en criant : « Tambours ! Tambours ! » Et, poings fermés, ils mimaient un interminable roulement. Le colonel sourit et, d’un geste majestueux, agitant son sabre tel Jupiter la foudre, il désigna les tambours qui se mirent aussitôt à jouer. Les enfants crièrent de joie et leurs visages s’égayèrent comme s’ils assistaient au plus merveilleux des spectacles. Des curieux se bousculaient aux fenêtres des maisons en bois et leur empressement était tel que l’on avait l’impression que toutes les façades allaient s’effondrer. Des Polonaises interpellaient les soldats dans un français maladroit. Qu’elles soient vêtues de robes raccommodées à la couleur délavée ou qu’elles arborent une toilette élégante et un chapeau printanier, leur préoccupation était toujours la même : « Dites au caporal Djaczek, du 3e des Polonais, que Natacha l’embrasse », « Dites au soldat Blachas, de la 12e artillerie polonaise, que toute la famille l’aime et pense à lui », « Vous savez si Yvan Naskelitch, du 14e chasseurs polonais, va bien ? »... Partout, des soldats achetaient, pour la plus grande joie des habitants qui semblaient s’être tous convertis en vendeurs ambulants. Ici, c’étaient des saucisses dont l’odeur succulente vous fouaillait l’estomac à jeun, là, des vêtements chauds, des vestes tricotées, des manteaux élimés, mais doublés de fourrure et des toques. Des fantassins, croulant sous les paquets, embrochaient des pains à la queue leu leu sur leurs baïonnettes. Des sergents chargés d’assurer l’ordre contrôlaient les laissez-passer et autres ordres de mission. Quatre fois sur cinq, ils fronçaient les sourcils et se mettaient à crier, mais, inlassablement, on leur faisait les mêmes réponses : « Je me suis perdu, sergent. Savez pas où qu’il est mon régiment ? » Les auberges et l’église étaient les seuls édifices en pierre. Tresno se situait sur une route très fréquentée, d’où cette abondance d’hôtels. Celui de Maroveski était le plus grand. La fenêtre du dernier étage se trouvait encore ouverte. Margont pria pour que les lieux du crime n’aient pas été saccagés par ceux qui avaient emporté le corps. Le vent agita l’enseigne en fer forgé en forme de carafe qui surplombait l’entrée, faisant grincer ses attaches métalliques tandis que Margont pénétrait dans l’établissement.

Cinq grenadiers jouaient aux cartes autour d’une table. Leur capitaine, à califourchon sur une chaise, contemplait ses hommes en bourrant sa pipe. À peine aperçut-il le Français qu’il se leva pour marcher à sa rencontre. Bref vacarme de chaises déplacées et voilà que tous les grenadiers, alignés, se mettaient à présenter les armes. L’officier italien salua avec raideur. Les deux épaulettes d’officier subalterne de Margont le laissaient perplexe.

Puisqu’on les forçait, eux, les prestigieux grenadiers de la Garde royale italienne, à attendre quelqu’un, ce quelqu’un devait être un important personnage. Or Margont ne ressemblait pas à un important personnage. L’Italien vérifia son sauf-conduit puis lui posa une question en italien. Margont ne saisit pas grand-chose. Voulait-on obtenir l’autorisation de quitter les lieux après son investigation ? Il opta pour cette hypothèse, misant sur l’envie d’en découdre des soldats de toutes les Gardes existantes.

— Vous restez ici jusqu’à nouvel ordre, énonça-t-il lentement en désignant les Italiens de l’index avant de pointer le sol.

Des faces déçues accueillirent ce geste. Plus de campagne glorieuse, plus de batailles sinon avec les cartes.

— Et je veux que personne ne monte ! ajouta-t-il au pied de l’escalier en agitant les mains pour arrêter une foule imaginaire de curieux.

Il grimpa quelques marches et se retourna pour déclarer d’une voix qui contenait mal sa colère :

— Et je serais très heureux que l’on aille me chercher le sergent Lefine, du 84e.

— Sergent Lefine ici, répéta un grenadier pour s’assurer qu’il avait bien compris.

L’hôtel avait été vidé de ses occupants et le silence qui régnait aux étages contrastait avec le tumulte des rues. La porte de la chambre de la victime était grande ouverte. Un loquet situé à l’intérieur avait cédé sous les coups d’épaule de l’aubergiste. Le logement exigu avait été ingénieusement aménagé. Le plafond, très en pente, n’autorisait à se tenir debout que dans la moitié gauche de la pièce. À droite, on ne pouvait être qu’assis ou allongé et c’était donc là que le lit avait été installé. À côté de celui-ci, une malle faisait office de table de nuit. Une inattendue petite bibliothèque occupait un angle. Ainsi, Maria avait eu la chance que ses parents lui apprennent à lire. Il y avait peu de livres sur les rayons, mais leurs pages étaient usées. Au vu des couvertures roses ou pastel et des gravures qui montraient des couples se promenant, on devinait qu’il s’agissait d’ouvrages romantiques, des romans et des recueils de poèmes. Sur une table trônaient un chandelier, deux verres et une cruche de vin. Un broc, un baquet d’eau et quelques provisions – des pots de confiture, des légumes et un chapelet d’ail – s’entassaient sur des étagères. Les draps, en désordre, étaient trempés de sang. Des taches rouge sombre sur le plancher permettaient de reconstituer deux pistes. L’une d’elles menait du lit à la porte et résultait probablement du déplacement du corps de la victime par les grenadiers. L’autre allait du lit au baquet. L’eau que contenait celui-ci était rouge. Celle dans le broc aussi. Impossible donc de savoir si l’assassin s’était débarrassé de taches de sang après son crime ou si des soldats ayant aidé à soulever le corps avaient tout simplement voulu s’y laver les mains. Or ces précieux témoins étaient en route pour l’Espagne. « Comment mener une enquête dans des conditions pareilles ? » tempêta intérieurement Margont.

Il passa une heure à inspecter la chambre, mais ne découvrit rien hormis une trace de sang sur le verrou de la malle. Elle était à peine visible, car elle avait été essuyée. Cela semblait étrange. Ce coffre était maculé de taches de sang puisqu’il se trouvait à côté du lit. Alors pourquoi cette trace-ci avait-elle été essuyée ? S’agissait-il d’un élément sans rapport avec le meurtre, d’une blessure que s’était faite la victime ? Ou l’assassin, encore couvert de sang malgré sa rapide toilette, avait-il ouvert cette malle ? Margont la vida, examinant soigneusement chaque robe, la veste de printemps, les deux chemises de nuit... Les vêtements, pliés, ne présentaient aucune particularité.

Il était en train de scruter la fenêtre lorsque des pas pressés retentirent dans l’escalier. Quelques instants plus tard, le sergent Lefine se figeait au garde-à-vous dans l’encadrement de la porte et, sourire aux lèvres, lançait un tonitruant : « A vos ordres, mon capitaine ! »

Fernand Lefine, originaire d’Arles, était doté d’une vivacité d’esprit telle que le curé de sa paroisse avait oeuvré tant et plus pour lui enseigner la lecture et l’écriture. Ses parents, modestes cultivateurs, s’étaient imaginé qu’il deviendrait maître d’école ou maire. C’était mal connaître Fernand. Il n’y avait pas plus fainéant ni plus manipulateur que lui dans toute la région. Au lieu d’utiliser son insolente facilité à apprendre, il se faisait payer par les analphabètes pour rédiger leurs lettres. Il considérait que la vie était facile et que l’on aurait été bien bête d’envisager les choses autrement. Un jour, il fut surpris par un gendarme tandis qu’il pillait le jardin potager d’un voisin. Le représentant de l’ordre, un ancien combattant, l’avertit qu’il reviendrait le chercher trois jours plus tard pour le conduire en prison. Lefine s’entendit alors dire qu’il se trouvait face à trois solutions. Soit il allait en prison. Soit il préparait son baluchon et s’apprêtait à passer des années à vivre comme un fugitif au fin fond de la garrigue. Soit il s’engageait dans l’armée. Auquel cas la gendarmerie n’irait tout de même pas jusqu’à priver la patrie de l’un de ses vaillants défenseurs en ces temps troublés. Ainsi, en 1801, âgé de seulement dix-sept ans, Lefine entra dans l’armée française. Il y rencontra Margont ; les deux hommes ne s’étaient plus quittés depuis. Cela dit, l’amitié, comme toute chose en ce bas monde, a ses limites. Margont saisit par le col un Lefine éberlué et le jeta à terre.

— Misérable !

Lefine demeurait assis, la main sur la gorge, attendant que la tempête se calme.

— Comment as-tu pu raconter ma vie aux agents de ce maudit Triaire ? À quel prix as-tu vendu notre amitié ? Trop cher, j’en suis sûr.

— Ah, c’est ça...

— Parce qu’il y a autre chose en plus ? tonna Margont.

Lefine redressa son shako. Ses cheveux bruns étaient toujours bien coupés et soigneusement coiffés. Son air assuré, ses connaissances et sa débrouillardise (euphémisme) lui valaient une grande popularité au 84e.

— Vous remarquez que j’avoue mon crime, mon capitaine. Et crime avoué est à moitié...

— Ce genre de bêtises, ça marche uniquement au confessionnal.

Margont s’accroupit pour le forcer à le contempler droit dans les yeux.

— Évidemment que tu avoues, tu es le seul suspect possible ! Qui était au courant de mes critiques sur la politique de l’Empereur après Eylau ? Seulement Saber et toi ! Et Saber a trop le sens de l’honneur.

— Mais moi aussi j’ai le...

— N’emploie pas des mots dont tu ne connais pas la signification.

Lefine se releva, imité par Margont dont les gestes nerveux et saccadés demeuraient intimidants.

— On m’y a obligé, mon capitaine. C’était l’année dernière. Un adjudant m’a convoqué. Il m’a dit qu’il avait des ordres qui venaient de très haut. Il voulait tout savoir sur vous ! Soi-disant que c’était en vue d’une promotion. Il m’a menacé. Il m’a dit que si je n’obéissais pas, je serais muté dans les colonies, à l’autre bout du monde. Et puis aussi, que je serais dégradé pour...

Margont secoua la tête.

— Non, non, non. Tu es malin comme un singe et dans les foires, les singes, on ne les dresse pas en agitant un bâton, mais en leur jetant des cacahuètes.

— On m’a aussi un peu payé, concéda Lefine.

— Tu n’étais pas obligé de dire tout ce que tu savais, traître ! Ça m’apprendra à trop parler. Et garde tes airs pitoyables pour les grenadiers de la Garde royale, les Italiens adorent la commedia dell’arte. Je devrais te faire muter dans la Marine.

Lefine pâlit. La mer lui inspirait une terreur panique qu’il avait toujours refusé d’expliquer, comme s’il avait réellement cru à l’existence de ces monstres marins tarabiscotés qui décoraient les océans des cartes et les fontaines publiques.

— Mais si, il en serait capable..., murmura-t-il.

— Ce n’est pas parce que tu m’as sauvé la vie que ça te donne le droit de la vendre. Maintenant, répète-moi exactement ce que tu as dit à cet adjudant de malheur.

— Ben, un peu tout ce que je savais...

Margont atténua sa rage en se disant qu’une telle réponse était inévitable.

— Il était stupide, cet adjudant, mon capitaine : plus je lui en disais et plus il me payait. Alors, forcément, j’ai tout raconté.

— Forcément.

— Et quand j’ai eu fini de relater tout ce que je savais, j’ai continué en inventant. Or mon imagination est intarissable. C’était pas comme la bourse de cet adjudant qui a fini par se lasser. Y a deux choses sur trois que j’ai construites de toutes pièces : vous adorez les chevaux, vous rêvez d’avoir un jour votre propre élevage, vous êtes amoureux de la jolie fille d’un notaire montpelliérain qui ne veut pas de vous pour gendre tant que vous ne serez pas colonel, vous avez un oncle éloigné qui vit en Louisiane, vous avez évoqué l’idée d’aller refaire votre vie au Nouveau Monde...

Margont sourit intérieurement. Le dossier monté par Triaire était si encombré de niaiseries qu’il devait être impossible de trier le bon grain de l’ivraie. Il se sentait moins bafoué.

— Une chose m’intrigue, Fernand. Tu en as dit tellement que tu savais que je te démasquerais un jour, mais cela ne t’a pas inquiété. Pourquoi ?

Lefine avait repris son aplomb.

— C’est vrai que j’avais un peu sous-estimé votre colère. Mais surtout, je sais me rendre indispensable. Et quand quelqu’un est indispensable, que peut-il lui arriver ?

La réponse était aussi insolente que juste. Elle ramena Margont à son enquête. Et si l’assassin était un officier indispensable ? Cela faisait vingt fois que cette question lui revenait en tête. Il posa sa main sur l’épaule de Lefine.

— Puisque tu as vendu mes confidences, je vais te rendre la monnaie de ta pièce. Et avec les intérêts s’il vous plaît. Le prince Eugène m’a placé dans une situation particulièrement pénible. Eh bien je vais tout te raconter. Comme ça, tu m’aideras dans mon enquête et je me sentirai moins seul en enfer.

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