Margont entraîna Lefine à l’écart, dans les restes d’une isba dont les murs noircis fumaient encore. Lefine tapotait mollement son uniforme pour le dépoussiérer.
— Je me demande pourquoi les Russes construisent leurs maisons avec de la cendre. Enfin... Mon cheval est mort.
— Mais bien entendu. À qui l’as-tu vendu ? À un cavalier ? À une cantinière ?
— De toute façon, il grelottait jour et nuit. Il allait mourir donc ça revient au même de l’avoir vendu sauf que là, j’ai en plus fait un bénéfice.
— Je te l’avais offert pour te rendre plus rapide, pas pour t’enrichir. Passons. Ton rapport ?
— Quatre suspects.
Quatre. C’était peu, mais encore trop.
— Est-on sûr de ne pas avoir commis d’erreur en éliminant les autres ?
Lefine sortit de sa poche plusieurs feuilles qu’il déplia soigneusement.
— Voici la liste...
Margont lui prit le document des mains.
— ... de tous les colonels du 4e corps. Les noms
barrés sont hors de cause et il y a, écrit à côté, le motif et le nom de celui qui l’a établi.
— Excellent travail. Et qui reste en lice ?
— Le colonel Etienne Delarse. Celui-là, on le connaît de vue...
Le visage de Margont s’assombrit.
— Quelle malchance ! Enfin, puisqu’il fait partie de notre brigade, il sera d’autant plus facile à surveiller.
— Le colonel Maximilien Barguelot, qui commande le 9e de ligne, 1re brigade, 14e division.
— Je ne le connais pas.
— Le colonel Robert Pirgnon, 35e de ligne, 2e brigade, 14e division.
— Jamais entendu parler.
— Et le colonel Alessandro Fidassio, 3e de ligne italien, 3e brigade, 15e division.
Margont cessa de parcourir la liste du regard.
— La division italienne du général Pino ? Un Italien ?
— Exactement. Les hommes qui ont obtenu ces renseignements m’ont coûté fort cher. Les gredins me tendaient la patte tous les jours en m’abrutissant avec la liste des préjudices que leur causait cette enquête et j’ai dû souvent...
Margont l’interrompit en lui donnant une bourse.
— Voilà pour les gredins qui tendent toujours la patte.
Lefine étala les pièces dans sa paume.
— Cela couvrira à peine les frais. Et encore, je suis foncièrement optimiste.
— Est-on certain de ne pas avoir radié un nom par erreur ?
— On sait quand la victime a trépassé : ça a pris le temps que ça a pris, mais on a pu reconstituer les emplois du temps de pas mal de suspects aux alentours de minuit. Seuls les quatre qui restent ont quitté leur régiment ce soir-là sans qu’on ait pu apprendre où ils se sont rendus.
— Donc il y a de grandes chances que l’assassin soit l’un de ces hommes. Parfait. Je veux tout savoir d’eux. Leur biographie, leur carrière, leurs amis, leurs loisirs, leurs projets, leur tempérament...
Lefine secoua la tête pour déclarer forfait.
— Oh si, Fernand, tu vas continuer à me seconder. Je ne t’ai pas encore pardonné ta trahison et, de toute façon, c’est un ordre.
— C’est de l’abus de pouvoir.
— Le prince Eugène m’a promis une belle prime, rappelle-toi. Je t’en offre la moitié. Oui, je sais, cela couvrira à peine tes frais. Je te signale que tu as la chance de ne partager que l’argent en cas de succès et pas les sanctions en cas d’échec. Tu vas me trouver huit hommes, deux pour chaque suspect, aussi débrouillards que toi. Mais moins cupides, autrement, effectivement, tes frais seront incontrôlables.
Lefine avait cet air soucieux du joueur de cartes qui voit les enchères monter trop rapidement pour lui.
— C’est bien trop de travail ! Et puis, je ne connais pas de tels hommes.
Margont hocha la tête pour l’encourager.
— Non. Mais tu sais diablement bien les repérer et les convaincre de faire ce que tu attends d’eux. Et trouve-moi des gens discrets et sûrs ! Autrement, à défaut d’or, tu n’auras que le plomb que m’aura délivré le peloton d’exécution et il te faudra encore inventer la pierre philosophale pour le changer en or.
Lefine était furieux. Il abusait souvent de la générosité de ses amis, mais, bien évidemment, se sentait ulcéré
quand on lui rendait la moitié de la pareille. Il plissait les lèvres et une sueur crasseuse emportait la poussière qui maculait son visage.
— C’est de l’abus de pouvoir !
— Va te plaindre au colonel Delarse, il n’y a qu’une chance sur quatre qu’il te coupe la gorge.
Margont enfourcha son cheval. Enfin il allait briser la gangue de monotonie qui entravait son esprit.
— Je veux que ceux que tu choisiras surveillent les suspects jour et nuit ! Moi, je vais tenter de mettre des visages sur ces noms.
Sur ce, il s’élança au galop. Lefine donna un grand coup de pied dans l’un des murs de l’isba et celui-ci faillit lui tomber dessus.
* * *
Margont décida de commencer par le colonel Barguelot, du 9e de ligne. Il remonta au galop les colonnes des régiments et des escadrons et les convois de canons, de caissons et de fourgons. Les effectifs étaient toujours incomplets. De nombreux cavaliers allaient à pied, certains portant leur selle sur l’épaule. Partout gisaient des cadavres de chevaux que l’on avait repoussés sur le bord de la route. Margont se demanda comment son cheval pouvait supporter une vision pareille. Il dut sacrifier deux heures afin de s’assurer une bonne couverture. Il chevaucha jusqu’au médecin principal Gras, qui dirigeait les médecins du 4e corps. Il lui présenta une lettre rédigée par Jean-Quenin Brémond. Celui-ci prétendait mener une étude sur les risques de propagation du typhus dans l’armée et demandait que le porteur de sa missive soit autorisé à interroger médecins et officiers supérieurs sur ce sujet. Le médecin principal Gras accepta à condition que l’état-major du 4e corps soit d’accord. Margont décida d’utiliser le document signé par Triaire pour s’éviter cette démarche, mais il dut tout de même exposer le motif de sa visite à l’un des aides de camp du général Broussier, qui commandait la 14e division. Sa requête fut transmise au général qui l’accepta à son tour... à condition que chaque général de brigade soit informé de ce recueil de renseignements. Le général Bertrand de Sivray, qui commandait la 1re brigade de la 14e division, était malheureusement très ami avec le colonel Pégot, du 84e, et assomma Margont de questions. Oui, le colonel Pégot allait bien. Oui, lui aussi était très préoccupé par le manque de ravitaillement et les désertions. Oui, il avait autorisé la formation de détachements pour le maraudage. Non, il ne pensait pas que le choc avec l’armée russe fût imminent. Oui, l’expression de vos amicales salutations lui serait transmise. Lorsque Margont put enfin disposer, il dut encore interroger le colonel Gaussard, du 18e léger, ainsi que le médecin de ce régiment, avant de gagner le 9e de ligne.
Le colonel Barguelot chevauchait en tête de son régiment, entouré par trois capitaines et trois chefs de bataillon avec lesquels il discutait gaiement. Ses cheveux châtain clair étaient légèrement bouclés, son visage grand, presque massif, et son nez long, mais aplati au sommet, comme si celui-ci s’appuyait en permanence contre une vitre invisible. Des favoris soigneusement taillés isolaient ses oreilles. Lorsqu’il se taisait, ses lèvres reformaient automatiquement un sourire satisfait. Margont arrêta son cheval, salua, se présenta et tendit la lettre du médecin-major Brémond. Le colonel Barguelot la parcourut d’un air distrait.
— Le typhus ? Ah oui, bien sûr.
Son uniforme était peu maculé de poussière car, régulièrement, il l’époussetait de la main d’un air attentif. De même, il caressait ses épaulettes dorées et sa croix d’officier de la Légion d’honneur. Lorsqu’il rendit le document, il semblait narquois.
— Et qu’envisage de faire le médecin-major Brémond ?
— Il souhaite se faire une idée précise de la situation, mon colonel. Il pense également que l’on pourrait améliorer la prévention...
Le colonel l’interrompit d’un geste las.
— Eh bien faites : améliorez, améliorez.
— Pouvez-vous m’indiquer combien...
— Voyez cela avec le médecin du régiment.
L’entretien était visiblement sur le point de se clore.
— Mon colonel, vous devez vous demander pourquoi j’ai été chargé de recueillir ces renseignements alors que je n’appartiens pas au service de santé des armées.
— Non, je ne me suis pas posé la question.
L’explication de Margont selon laquelle il avait survécu au typhus grâce au médecin-major Brémond demeura au fond du puits de mensonges qu’il avait creusé depuis le début de cette enquête. Le colonel avait tourné la tête vers l’un des chefs de bataillon. Margont n’existait déjà plus dans son esprit. Ce dernier, considérant cette petite cour d’officiers qui entourait Barguelot et riait à la moindre de ses plaisanteries, déclara :
— J’ignorais que vous aussi aviez été promu officier de la Légion d’honneur, mon colonel.
Barguelot fixa à nouveau Margont. Cette fois, avec acuité.
— J’étais capitaine au 16e léger lors de la bataille d’Iéna. Ce sont mon régiment et le 14e de ligne qui rétablirent la situation sur le flanc gauche, dans la matinée. Ensuite, Jouardet, mon chef de bataillon, ayant pris le commandement du régiment après la blessure du colonel Harispe, me confia son bataillon. Mes hommes et moi étions en tête du 16e léger et nous étions même devant le 105e, qui donna l’assaut avec nous. Nous balayâmes les bataillons Hahn et Sack et nous prîmes la batterie Glasenapp tout entière ! Quatorze beaux canons que nous retournâmes contre l’ennemi.
Et le colonel Barguelot poursuivit son récit, le détaillant à outrance, décrivant les effets dévastateurs des canons pris aux Prussiens ou racontant comment il avait sauvé la vie du colonel Habert, du 105e. 13 s’écoutait avec un plaisir jubilatoire. Les officiers qui l’accompagnaient avaient l’air de boire ses paroles alors qu’ils avaient dû entendre ce récit à foison. Enfin, les derniers Prussiens se rendirent, Barguelot reçut sa distinction et la tirade s’acheva.
— Mais vous disiez « vous aussi » au sujet de ma décoration. À qui faisiez-vous allusion ? conclut-il.
— À moi-même, mon colonel. J’ai été promu officier de la Légion d’honneur en Espagne.
La brièveté de cette annonce décontenança quelque peu Barguelot. Comment pouvait-on résister au plaisir d’évoquer ses faits d’armes ? Margont réalisa que l’eau de Cologne du colonel – dont il n’était pas avare – lui était familière. Saber dépensait des fortunes pour s’en procurer car l’Empereur l’utilisait parfois. Barguelot opina de la tête tel un maquignon qui repère un bon cheval.
— Eh bien je vous félicite, capitaine. C’est toujours un honneur de rencontrer un homme de grande valeur.
Cette phrase avait le mérite de permettre à Barguelot de récolter autant de lauriers qu’il en distribuait. Le colonel tendit la main à Margont qui, un peu surpris tendit la sienne avec retard.
— Capitaine Margont, j’ai convié à dîner demain soir quelques officiers de mon régiment. Soyez donc des nôtres.