15

À perte de vire, ce n’étaient que morts et blessés. Margont, encore commotionné, s’était adossé à un saule pleureur, ironie douce-amère. Par endroits, des cadavres gisaient encore enlacés dans leur empoignade. Un superbe cheval à robe grise, couché sur le flanc, raclait la terre avec ses sabots arrière pour tenter de se relever. Ses pattes avant n’étaient plus que des moignons. Partout on gémissait, on pleurait, on appelait à l’aide, on suppliait ou on insultait les rescapés indifférents. Souvent, les blessés réclamaient à boire. Margont se mit à errer de l’un à l’autre, jetant une calebasse vide et en ramassant une autre, pleine, sur un corps qui n’en avait plus besoin. Il s’interrogeait au sujet de cette soif. Le corps essayait-il ainsi de compenser l’hémorragie ? Ou bien était-ce une réaction psychologique ? On avait coutume de dire : « Si tu es blessé, bois du vin. » Croyait-on le corps myope au point de confondre ce rouge avec l’autre ?

— Merci bien, m’sieur l’officier, z’auriez pas aussi un peu d’vin ? demanda un grenadier français tout en rendant sa gourde à Margont.

Des gouttes d’eau imbibaient sa grosse moustache blonde. Il pressait son ventre pour tenter de freiner la perte de sang.

— Désolé, l’excès de vin est mauvais pour la santé, lui répondit Margont.

Le soldat se mit à rire, mais la douleur venait altérer son sourire.

— Elle est bien bonne, celle-là, mon capitaine !

Margont n’eut qu’à tendre le bras pour ouvrir le havresac d’un mousquetier russe étendu à plat ventre. Il en ressortit un bidon, l’ouvrit, goûta et le tendit au grenadier.

— Vodka ?

La moustache se trémoussa de plaisir.

— C’est du vin russe ?

— Un peu plus fort.

Le grenadier avala cul sec le fond du bidon.

— Je sens que je vais fouiller tous les sacs de cette foutue plaine !

Margont lui tapota l’épaule et s’en alla après avoir fait signe à des brancardiers épuisés. Il s’arrêta devant un jeune hussard. Un coup de sabre lui avait zébré le torse. Quelque chose dépassait de son habit fendu. Intrigué, Margont saisit l’objet. Il s’agissait d’une petite icône russe. Une Vierge longiligne tenait dans ses bras un Christ nouveau-né. Étrangement, la mère avait un visage incertain : la joie y paraissait teintée de tristesse, comme si elle avait eu l’intuition que son bonheur s’achèverait dans la douleur. Margont replaça l’icône contre le coeur du cadavre. Un peu plus loin, il parvint à retrouver le corps du mousquetier qu’il avait roué de coups. Le Russe respirait de façon étrange. Il inspirait à peine et expirait aussitôt, comme s’il souhaitait goûter encore un peu à la vie, du bout des lèvres, avant de mourir. Margont fit à nouveau signe aux brancardiers et s’éloigna. Il eut la chance de retrouver son épée puis passa la nuit ainsi, allant d’un blessé à l’autre, apportant à boire, promettant de faire parvenir une lettre à une épouse ou à des parents... Peu avant l’aube, il était si épuisé qu’il ne parvenait plus à maintenir ses yeux ouverts. Il se dirigea donc à pas lents dans la direction de son régiment. Malgré tous ses efforts et ceux des nombreux volontaires, il lui semblait que les appels à l’aide étaient toujours aussi nombreux. Il passa devant une dizaine de fantassins du 92e en train d’essayer d’éteindre un feu en urinant dessus de concert. Mais ces hommes étaient si soûls que les jets d’urine venaient tremper les pantalons des uns et des autres, déclenchant crises de fou rire ou bagarres. Cela incita Margont à se livrer à son jeu favori : observer les gens.

Lui-même et bien d’autres avaient décidé de donner un sens à leur vie en secourant les blessés. Certains agissaient par grandeur d’âme, d’autres par superstition, pour remercier le Ciel ou le destin de les avoir épargnés, ou par culpabilité, pour s’excuser d’avoir survécu. Il les appelait les « sauveteurs ». Mais un grand nombre de soldats préféraient éviter cette implacable réalité, se soûlant jusqu’au coma ou désertant. Certains finissaient même par se suicider. Ceux-là, c’étaient les « fuyards ». Il y avait d’autres catégories. Les « profiteurs », qui volaient les cadavres et les blessés trop faibles pour se défendre. Margont s’assit contre un bouleau. Il n’en pouvait plus. À quelques pas de là se jouait un étrange spectacle. Un lancier polonais avait enlacé un hussard russe devant d’autres lanciers et des hussards français hilares. Les deux hommes ne se battaient pas, ils... ils dansaient très maladroitement. Une valse. Le Russe paraissait ivre mort. Un Polonais voulut aussi danser avec lui, mais le hussard lui échappa des mains et s’écroula. Il n’était pas ivre mort, mais mort tout court. Le second Polonais le releva, le prit à bras-le-corps et se mit à valser à son tour, encouragé par le public. Ceux-là appartenaient à la catégorie des « exorcistes ». Ils se livraient à des jeux morbides et leur imagination paraissait sans limites. Mais la règle était toujours la même : rire de la mort, la désacraliser, la ridiculiser... En agissant ainsi, ils avaient moins peur. Cependant, il leur en coûtait une part d’humanité. Étaient-ils vraiment gagnants au final ? Et il y avait encore les « sidérés », qui erraient sans but, silencieux, coupés du monde, incapables de la plus petite initiative, les « désespérés », qui pleuraient à n’en plus finir et sur lesquels on devait veiller de peur qu’ils ne se grillent la cervelle, les « croyants », qui priaient et donnaient un sens mystique à ce chaos... Et, pour clore temporairement cette classification inachevée, le vaste groupe de ceux qui se remerciaient les uns les autres de s’être épaulés, qui fêtaient le baptême du feu des plus jeunes, se vantaient de leurs exploits... Ceux-là, Margont les avait baptisés les « gentils inconscients » ou les « humains » parce que, d’une façon ou d’une autre, tout le monde faisait un peu partie de ce groupe.

Margont glissa lentement le long du tronc et s’allongea à même le sol. L’herbe lui caressait le visage. Le sommeil le terrassa plus sûrement que le feu d’une batterie russe tout entière.

Les Russes se replièrent le lendemain. Ce ne fut pas l’affrontement titanesque entre les deux armées que l’Empereur désirait si ardemment. Ce ne fut « que » le combat d’Ostrowno.

* * *

Margont se sentit soulevé sans ménagement. Il marmonna quelque chose, fut lâché et s’écrasa par terre. Il se releva d’un bond, la main sur le pommeau de son épée. Deux fantassins aux uniformes couverts de sang, le regard enlaidi par d’énormes cernes mauves, bouche bée, extrêmement pâles, le fixaient avec consternation.

— On pouvait pas savoir, mon capitaine...

— Oui, on pouvait pas savoir...

— Mais on s’en serait rendu compte, mon capitaine...

— Vous ne pouviez pas savoir quoi ? hurla Margont.

Sa colère acheva de paralyser les deux hommes. Il aperçut alors une charrette dans laquelle on empilait les cadavres français. Une autre recevait les Russes.

— Vous vouliez me jeter dans la charrette ? vociféra Margont.

— Mais c’est que... vous étiez étendu là, comme ça...

— Mais on se serait rendu compte que vous étiez pas... que vous l’étiez pas, quoi, certifia le second fossoyeur.

Margont contempla sa tenue. Elle était maculée de sang : le sang de ceux qu’il avait blessés ou tués, les débris des gens fauchés par les boulets...

— Vérifiez que tous ceux que vous avez mis dans votre carriole de malheur sont bien morts ! ordonna-t-il, plus en guise de punition que dans l’espoir illusoire de sauver qui que ce soit.

Les soldats s’exécutèrent, encore terrorisés par ce que la superstition leur avait fait prendre pour le réveil d’un mort vivant. Margont se fit indiquer où se trouvait son régiment. En chemin, il consulta sa montre, une folie qui lui avait coûté une fortune, mais dont la précision mathématique s’accordait avec son esprit méthodique. Quatre heures. Il ne saisit pas immédiatement ce que les deux aiguilles s’obstinaient à lui pointer. Il interpella un cavalier du 9e chasseurs qui errait à la recherche d’un camarade. Ce dernier lui confirma que l’après-midi était déjà bien avancé. Margont apprit également qu’un nouveau combat avait eu lieu le matin même, près de Vitebsk, assez bref cette fois-ci.

Margont acheta un beau cheval à la robe brune et à la crinière noire à un chasseur à cheval astucieux qui jurait être parti en campagne avec une monture de rechange. La bête était étonnamment robuste et bien nourrie.

— Il s’appelle Wagram, précisa le vendeur.

— Vu le prix que tu me le fais payer, tu aurais pu lui laisser sa selle russe.

— Pas du tout, mon capitaine ! C’est mon cheval ! Il s’appelle Wagram !

— Ce cheval a plus de chance de s’appeler Ostrowno que Wagram.

Lefine arriva sur ces entrefaites.

— Vous venez de vous engager dans les hussards de la Garde russe, mon capitaine ?

— Il s’appelle Wagram ! s’entêta le chasseur.

Margont haussa les épaules.

— Wagram ou Iéna, du moment qu’on ne l’appelle pas Eylau ou Espagne.

Le chasseur s’éloigna en maugréant au sujet de son pauvre père qui s’était saigné aux quatre veines, labourant avec peine son champ stérile pour tirer de son labeur acharné de maigres profits avec lesquels il avait pu acheter Wagram pour son fils, pauvre père qui devait se retourner dans sa tombe en entendant aujourd’hui les propos injurieux de « certaines personnes »... Lefine tâta les flancs de la bête.

— J’ai jamais vu un cheval aussi gros.

— Mais tous les nôtres étaient comme ça, avant le début de la campagne.

Lefine continuait à caresser le ventre de l’animal. Il enviait cet abdomen autrement mieux rempli que le sien.

— Il est si imposant qu’à côté de lui, notre cavalerie a l’air d’être montée sur des chiens. Alors, comment l’appelle-t-on ?

— Macbeth.

— Macbeth ? Qu’est-ce que c’est que ce charabia ? Je préférais Wagram. Pour la selle, je peux vous indiquer un bon magasin..., ajouta-t-il en désignant le champ de bataille d’un ample geste du bras.

— Retournons au régiment pour avoir des nouvelles de nos amis.

— Justement, à ce propos, je suis heureux de vous retrouver entier. Antoine, Irénée et moi, nous vous avons cherché partout.

— J’ai été assommé par un coup de crosse, mentit Margont.

— Avant de retourner au régiment, je vais vous conduire quelque part. Mais il faut d’abord que je vous raconte le manège du colonel Delarse. Le cirque a commencé dès la fin des combats. Le colonel voulait un interprète. Tandis que tout le monde courait en tous sens pour lui en dénicher un, il allait et venait d’un prisonnier à l’autre en essayant de se faire entendre – parce que lui non plus, la patience, c’est pas son fort. Et, devant des dizaines d’yeux globuleux qui le fixaient sans le comprendre, il clamait : « Où est le lieutenant Nakaline ? Le lieutenant Nakaline, peste de moujiks ! » On a enfin trouvé un trompette russe qui parlait français.

— Pourquoi ne pas avoir pris un lancier polonais pour servir d’interprète ?

Lefine leva les yeux au ciel.

— On en avait ramené quinze au colonel, mais il les a tous renvoyés. Il refuse désormais d’adresser la parole aux Polonais. Il trouve qu’ils ont trop attendu avant de charger pour nous dégager des habits verts.

Margont serra les dents.

— Ben oui, c’est sûr, c’est bête, conclut Lefine.

— Comme il ne peut taper sur la malchance, il tape sur les Polonais. C’est une attitude classique : les Russes, les Prussiens et les Autrichiens font de même depuis des siècles. Et alors ? La suite ?

— Bref, le Russe traduit, mais on ne s’en trouve pas plus avancés. Le colonel renonce ? Pensez-vous ! Il va faire la tournée des hôpitaux. Il n’apprend rien au sujet du mystérieux Nakaline ? Et vas-y de se promener sur le champ de bataille avec son musicien pour interroger les blessés qu’on n’a pas encore relevés.

— Est-ce qu’il y a une fin à ton histoire ? Je te rappelle que tu n’es pas payé au litre de salive.

— Le colonel a finalement trouvé son Nakaline. Son cheval avait été éventré par un boulet et s’était effondré en coinçant la jambe de son cavalier. Je vous conduis à eux, ils sont en train de jouer aux échecs.

* * *

La scène était décalée, absurde. Tandis que, de toutes parts, des hommes marchaient en boitant ou en soutenant leurs compagnons en sang, le colonel Delarse et son lieutenant russe jouaient aux échecs. Assis chacun sur une caisse, ils déplaçaient leurs pièces alors que l’herbe qui les entourait se trouvait jonchée de débris : sabres, shakos, baïonnettes, boulets, havresacs, fusils...

— À peine sorti d’un carnage, il se précipite sur le suivant, murmura Margont.

Des officiers français assistaient à la partie, ce qui ne devait pas faciliter la concentration du Russe, seul pion rouge encerclé par une quinzaine de pions bleu foncé. Nakaline avait à peine vingt ans. Ses cheveux noirs bouclés étaient en désordre et son uniforme parsemé de brins d’herbe. Sa façon de jouer déroutait. Il ne regardait quasiment jamais l’échiquier et, quand venait son tour, son air étonné donnait l’impression qu’il découvrait la position des pièces. Il saisissait immédiatement l’une d’elles et la posait ailleurs. On aurait juré que ses choix étaient totalement aléatoires. Il tournait la tête avant même d’avoir fini de lâcher son fou ou son cavalier et se perdait à nouveau dans la contemplation du flux des blessés. Le colonel Delarse paraissait perplexe. Il réfléchissait longuement, mais lorsqu’il posait ses doigts sur une pièce, c’était pour la jouer. « Pièce touchée, pièce jouée » : il appliquant à la lettre les règles les plus strictes. À une attaque par la dame, le Russe répondit par un déplacement de son cheval sans même avoir accordé un regard à l’échiquier. Margont réalisa avec fascination que cet homme avait la capacité de mémoriser le jeu au point de pouvoir disputer une partie mentalement. Delarse prit le cavalier et sourit. Pas longtemps. Le Russe avait concédé le centre de l’échiquier, mais, lorsqu’il déclencha son attaque sur le côté, ses coups rétrécirent considérablement le champ d’action de Delarse.

— Mat dans six coups, annonça Nakaline.

Delarse était scandalisé. Il perdit au bout de quatre coups.

— Échec et mat. Il y avait une meilleure combinaison, déclara sobrement le Russe.

— Rejouons ! s’exclama Delarse qui réalignait déjà ses troupes.

— Je suis fatigué. J’ai été blessé.

— Vous concédez la revanche ?

— « Concéder », « se rendre » : ces mots-là n’ont pas d’équivalent dans la langue russe quand le pays est en guerre.

Delarse entama une nouvelle partie, mais le lieutenant ne déplaça pas la moindre pièce. Au bout de quelques minutes, Delarse se leva avec irritation.

— Très bien, vous avez remporté la bataille avec les petits soldats de bois. Mais celle dans la plaine, c’est moi qui l’ai gagnée ! Le champ de bataille est jonché de pions verts et de cavaliers rouges.

Enfin le Russe s’anima. Ses joues se colorèrent et son regard parut quelque peu habité.

— Oui, mais cette partie-là n’est pas finie...

Delarse se tourna vers l’un de ses capitaines.

— Je veux qu’il soit bien traité ! Qu’il ait une tente, des couvertures et une nourriture de qualité. Parce que quand je le battrai, je ne veux pas qu’il puisse dire qu’il était affaibli. Et qu’on lui fournisse aussi un jeu d’échecs ! Qu’il ne prétende pas qu’on l’a empêché de s’entraîner.

Le colonel marcha d’un pas rapide vers Margont.

— Alors, capitaine ! Vous êtes débraillé et mal rasé. Quelle est donc cette tenue de vaincu ?

— Mes excuses, mon colonel. Mais l’armée russe, elle, nous l’avons soigneusement rasée de frais.

— Quand on a de l’esprit, on l’emploie à meilleur escient qu’à faire le malin.

— À jouer aux échecs, par exemple ?

Delarse se retourna pour observer Nakaline que deux soldats emmenaient. Le Russe marchait les bras croisés, comme un promeneur.

— Quel étrange personnage ! J’avais encore moins l’impression de jouer avec quelqu’un que lorsque je joue tout seul.

— Effectivement. On aurait dit que tout l’intéressait plus que le jeu : le chant des oiseaux, la forme des nuages, l’air du temps...

— Il s’évadera.

— C’est pire encore, on a l’impression qu’on ne l’a même pas capturé. Mon colonel, puis-je savoir dans quelles circonstances vous l’avez rencontré ?

— C’est un joueur d’échecs très connu. Il est issu de la noblesse ukrainienne et mène une vie de dilettante. Il ne fait rien, ne s’intéresse à rien, oublie de se rendre aux repas auxquels on l’a invité... Il ne s’anime que pour les échecs. Mais alors là, quel joueur ! Il a battu le tsar Alexandre en personne, l’empereur d’Autriche, le général Bagration, le général Koutouzov... Tiens, il y a une anecdote amusante au sujet de ce dernier. Ce vieux rusé de Koutouzov était en train de se faire malmener lorsqu’il a « accidentellement » fait tomber l’échiquier par terre. Il s’est excusé en expliquant que le fait d’avoir perdu un oeil à la guerre perturbait son appréciation des distances. Mais, au grand dam de Koutouzov, Nakaline a déclaré que cela n’avait pas d’importance et il a relevé toutes les pièces, les replaçant sur leurs positions exactes. Et Koutouzov s’est fait écraser. Ah, j’aurais voulu voir sa tête ce jour-là ! Je sais tout cela, car je fais partie de plusieurs cercles d’échecs. Nakaline a acquis une telle réputation qu’il passe sa vie à être invité par différentes cours d’Europe et par des joueurs passionnés. Ses voyages lui sont offerts et il va de palais en hôtels particuliers... Une bien belle vie. Il est le seul être au monde à avoir vaincu autant de généraux que l’Empereur. Mais dans son domaine. Malheureusement, ses succès sont une malédiction pour lui, car il devient de plus en plus difficile de le tirer de cette apathie dans laquelle il s’enfonce sans se débattre. Une seule partie ne suffit plus à le stimuler, il faut qu’il affronte dix adversaires en même temps, se retrouvant littéralement encerclé d’échiquiers. Ou il joue les yeux bandés, un ami lui murmurant les mouvements adverses à l’oreille. Hormis jouer aux échecs, il ne sait rien faire. Même pas être un vrai soldat puisqu’il a gagné son entrée dans la Garde et son grade en battant le grand-duc Constantin Pavlowitch.

Le visage de Delarse se teinta de regret. Ah, s’il était parvenu à battre Nakaline ! Alors, indirectement, il aurait démontré sa supériorité sur tous les autres : le Tsar, Koutouzov, Bagration, l’empereur François Ier...

* * *

L’homme errait au milieu des cadavres dans l’air saturé d’odeurs de poudre, de brûlé et de sang. Partout, il y avait des corps étendus sur l’herbe. Pourtant, il se sentait à l’aise. C’était comme si ce charnier avait été son véritable foyer. Il se dit qu’il devenait fou, mais que cette folie était délicieuse à vivre.

Il repensa à toutes ces années qu’il lui avait fallu pour découvrir son penchant pour la mort. Une partie de lui avait dû lutter jour et nuit contre ces envies avant de finir, totalement épuisée, par céder. Ou alors, c’était à cause de la guerre. Il voyait tant de gens s’exterminer... Les différences et les limites lui semblaient de moins en moins claires. Il n’était plus que confusion.

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