Smolensk ne fut pas le paradis promis. La ville avait été insuffisamment remise en état. De nombreux soldats durent dormir à la belle étoile, sur la neige. Les dépôts de vivres avaient été mal gérés et les réserves entamées par la consommation des troupes de passage. L’administration, inefficace, ne put organiser correctement les distributions. Il y eut des pillages qui entraînèrent un immense gaspillage. La Garde fut servie la première, Napoléon y veillait toujours. Les officiers reçurent souvent de belles rations, mais certains régiments touchèrent seulement un peu de farine que quelques fantassins avalèrent immédiatement, telle quelle.
Margont et ses amis se rendirent au palais Valiouski. Malheureusement, celui-ci était vide. L’un des domestiques était resté pour les attendre. Les Valiouski avaient appris la retraite française et avaient décidé de se rendre dans le duché de Varsovie, chez des parents. Ils craignaient que les Français ne se retranchent dans Smolensk et que les Russes ne les y attaquent. Margont pensa qu’ils devaient également redouter des représailles de la part des Russes et préféraient laisser le temps passer son baume sur les esprits. Le serviteur pénétra dans un cagibi. Il ôta deux planches du mur pour démasquer une niche dans laquelle se trouvait un paquet. Celui-ci contenait un jambon, du riz, un pot de miel, une bouteille d’eau-de-vie, deux sacs de farine et quelques pommes de terre. Un trésor.
— C’est tout car beaucoup vivres réquisitionnées, expliqua le domestique avec un accent tel que l’on devinait les mots plus souvent qu’on ne les comprenait.
L’homme remit également une lettre à Margont. Celui-ci se rendit dans son ancienne chambre. Comme s’il allait lire ces lignes juste avant de descendre dîner avec les Valiouski. Comme si l’espace, en se tordant sur lui-même pour revenir à Smolensk, avait emporté le temps avec lui et que l’on ne fût plus à la mi-novembre, mais à nouveau à la mi-août.
Cher ami,
Mon père a décidé que nous partirions pour Varsovie dans une heure. En effet, il semble que la campagne ne soit pas terminée et que de nouveaux combats se préparent. Père avait déjà beaucoup sous-estimé la violence de l’attaque de Smolensk lors de votre venue, aussi préfère-t-il nous éloigner du « champ des opérations » (vous savez à quel point il aime à parler comme un général). Contrairement à mes espérances, nous ne fêterons donc pas la Paix avec vous à Smolensk.
Mon bon Oleg a accepté de rester. Il vous remettra cette lettre ainsi qu’un peu de nourriture. Hélas, votre Empereur a tant fait réquisitionner et la guerre a à ce point perturbé le commerce que je ne peux guère vous offrir plus.
Gardez mon livre ou, si vous l’avez fini, prenez-en d’autres. J’espère que nous aurons l’occasion de nous revoir dans de meilleures circonstances. Il vous sera aisé de nous retrouver, toute la noblesse de Varsovie connaît la famille Valiouski. Mais je conçois que les événements ne soient pas près de libérer les combattants.
Même si tous les Français ne sont que d’horribles impies, sachez que mes prières vous accompagnent malgré tout.
Comtesse Natalia Valiouska
Margont relut plusieurs fois ces lignes, essayant, derrière les mots, d’entendre la voix. Cette déception ne fut que la première d’une longue série. Napoléon s’aperçut vite qu’il lui était impossible de prendre ses quartiers d’hiver à Smolensk. La ville n’était qu’une ruine et on y manquait de vivres. De plus, au nord-ouest, les cinquante mille Russes de Wittgenstein accentuaient leur pression sur le maréchal Gouvion-Saint-Cyr qui avait été battu à la mi-octobre à Polotsk. De même, au sud, l’armée de Moravie, sous les ordres de l’amiral Tchitchagov, renforcée par l’armée de Tormasov, rendue disponible grâce à la paix avec la Turquie, avait fait reculer les Autrichiens de Schwarzenberg et les Français de Reynier. La Grande Armée risquait de se retrouver encerclée par des forces considérables. La retraite reprit donc, tandis que la température atteignait les moins vingt degrés. Il ne restait que quarante mille hommes à faire partie de l’armée autour desquels gravitaient des milliers de gens désarmés.
Koutouzov tentait de placer son armée entre les corps français de façon à les anéantir séparément. Le 16 novembre, à Krasnoïé, le 4e corps, qui ne comptait plus que six mille hommes, dut forcer le passage alors que vingt mille Russes commandés par le général Miloradovitch lui barraient la route. Deux mille Français périrent. Le colonel Fidassio fut tué, sabré à la carotide par un hussard alors qu’il lançait en personne une contre-attaque. Le capitaine Nedroni, en ombre fidèle, périt quelques minutes plus tard, cloué contre un bouleau par la lance d’un cosaque. Le colonel Barguelot, lui, n’était pas à son poste. Il ne regagna son régiment que le lendemain. Il raconta qu’il avait été capturé par des hussards, mais qu’il avait réussi à s’échapper en profitant d’une échauffourée entre les sentinelles qui gardaient les prisonniers et des paysans russes fanatiques venus exterminer les captifs. Le colonel Pirgnon survécut malgré les très lourdes pertes de la division Broussier.
Margont était d’humeur sombre. Son changement de tactique, à savoir récupérer la lettre envoyée à Barguelot par Pirgnon, avait tourné court. Rien dans ce document ne permettait d’affirmer la culpabilité de Pirgnon. Cette absence de preuve l’exaspérait. Il lui semblait vivre la pire situation imaginable : voir un assassin aller et venir librement parce qu’il manquait un tout petit quelque chose pour mettre en route l’immense mécanique judiciaire. Alors il tournait et retournait les éléments dans sa tête, repensant aux lieux des crimes, à ses discussions avec les témoins, aux indices... Il imaginait mille possibilités : tendre un autre piège, tout raconter au prince Eugène, discuter avec Pirgnon pour tenter de... mais pour tenter quoi exactement, d’ailleurs ? Et toutes ces pensées tournoyaient pendant des heures avant de le ramener immanquablement à son point de départ : il était bloqué, un point c’est tout.
Il informa donc le capitaine Dalero de l’avancée de son enquête. Il remit également une lettre cachetée à Saber, à Piquebois et à six autres amis de différents régiments. Si Lefine et lui venaient à être tués, ces courriers devraient être transmis au prince Eugène.
* * *
Les nuits étaient devenues interminables. Seize heures durant lesquelles la température tombait à moins vingt-huit degrés. Margont, Lefine, Saber, Piquebois et treize soldats étaient tassés les uns contre les autres, constituant un relief sombre que la neige recouvrait petit à petit, comme une anomalie du paysage à effacer. C’était tout ce qui restait de deux compagnies soit, autrefois, deux cent quarante fusiliers. Lefine, qui montait la garde, ne cessait de jeter des coups d’oeil sur la montre que Margont lui avait prêtée. Il attendait avec impatience la fin de l’heure et se demandait s’il n’y avait pas moyen d’avancer les aiguilles de disons cinq... non, sept minutes. Il alimentait les feux avec des rondins pris dans les ruines d’une isba. Ses mollets s’enfonçaient dans la neige qui s’accrochait à lui comme pour l’inviter à s’allonger à son tour pour se laisser recouvrir de son linceul. Sa vue ne portait pas loin à cause des flocons et des arbres alentour. Il était vigilant, de peur qu’un cosaque ne jaillisse dans son dos pour l’égorger. À moins que ce ne soit un pillard. Soudain, de grands cris retentirent : « Hourra ! Hourra ! Paris ! Paris ! »
— Aux armes ! hurla Lefine en brandissant son fusil en direction du vacarme.
Des bosses s’agitèrent sous la neige et des formes blanc et noir se redressèrent pour se changer en hommes assis qui cherchaient leurs fusils. Il y eut quelques coups de feu qui créèrent de fugitifs halos dans le bois, des éclats de rire et puis plus rien. C’était le troisième simulacre d’attaque de la nuit.
On tenta de se rendormir. Le silence était troublé par le sanglot d’un soldat et le murmure de l’un de ses compagnons qui essayait de le calmer. Lefine avait faim à hurler, à tuer. Il rongeait une racine. Elle n’était pas comestible, mais, de toute façon, ses dents ne parvenaient pas à l’entamer. C’était juste pour avoir quelque chose dans la bouche, pour faire semblant de manger et faire semblant d’y croire. La veille, il avait fait chauffer de l’eau dans laquelle il avait plongé deux chandelles de suif et une ceinture en cuir. Les bougies avaient fondu dans ce jus infect et la ceinture avait donné un vague goût de viande. Ses amis et lui avaient ensuite mâchouillé interminablement des bouts de ce cuir bouilli. Un jour sur deux, ils ne mangeaient rien s’ils n’avaient pas trouvé de cheval mort. Un jour sur deux, chacun avait droit à une pomme de terre ou un bout de galette que Margont préparait avec de la farine et de la neige. Ce « repas miraculeux » ne serait bientôt plus servi qu’un jour sur trois. Leurs deux montures avaient péri et avaient aussitôt été dévorées par tous, excepté Piquebois. Parfois aussi, ils se régalaient d’une petite marmite de sang de cheval. Cette espèce de soupe de boudin leur redonnait des forces. Lefine préparait ce plat, la cuillère en bois dans une main et le pistolet dans l’autre. En effet, une fois, des affamés s’étaient jetés sur lui et sur sa marmite. Dans la bousculade, tout avait été renversé. Heureusement, les glaçons de sang de cheval étaient également très appréciés.
Une silhouette enroulée dans une couverture traversa le campement.
— Allez debout ! On se remet en marche, clama-t-elle.
Des soldats se relevèrent péniblement, engourdis et épuisés, et s’ébrouèrent. Beaucoup avaient jeté leur fusil, soit pour s’alléger, soit en raison de l’absence de gant qui rendait insupportable le contact du métal glacé et de la peau. Les débris des régiments avaient fusionné. A eux s’étaient joints des égarés. On apercevait ainsi des cuirassiers démontés, des Bavarois, des Westphaliens, des Wurtembergeois, des Saxons, quelques vélites à pied ou « à cheval, mais sans cheval » de la Garde napolitaine, une poignée de Polonais... Bon nombre de soldats étaient accoutrés de telle façon qu’on ne pouvait dire à quels régiments ils appartenaient. Ils portaient des manteaux civils, des pelisses de femme, des tuniques bariolées passées par-dessus leurs capotes, des vestes en cachemire, des peaux d’ours, des draps et des rideaux taillés en vêtements, des robes, des robes de chambre...
Margont se redressa, épuisé, affamé au-delà de toute expression et étonné de ne pas être mort. Son enfance s’était déroulée dans des régions qui voyaient rarement la neige et dont la canicule, l’été, donnait l’impression que la garrigue brûlait sans se consumer et que l’on avançait dans une mer de flammes invisibles. Ce climat l’avait rendu très résistant à la chaleur, mais avait aussi fait de lui un frileux. Sans sa prévoyance naturelle aiguillonnée par ses lectures sur la Russie, il serait tombé depuis longtemps, poignardé par les premiers flocons. Il portait des bas de soie, des bas de laine, un caleçon, un pantalon en velours, une chemise en soie, deux gilets dont un en cachemire, une veste rembourrée et un volumineux manteau fourré dont le col en hermine lui cachait la moitié du visage tandis que les pans en traînaient à terre. Il avait également une cagoule en laine, une toque et une double paire de gants qu’il plongeait dans un manchon en renard. Ses pieds étaient recouverts de plusieurs couches de bas et de chaussettes et protégés par des bottes en peau d’ours. Gêné par toutes ces strates qui faisaient de lui une sorte de fossile, il ressemblait à un épais titan maladroit. Seule son épée à la taille indiquait qu’il s’agissait d’un militaire, ainsi que ses épaulettes, qu’il avait cousues sur son manteau. Malgré tout cela, il claquait des dents et avait l’impression d’être un petit enfant tombé nu dans la neige. Il fit quelques pas et s’en trouva déjà épuisé. On avait dormi trop peu de temps, dans de trop mauvaises conditions et avec la peur de ne pas se réveiller. Il entendit des cris et des pleurs. Des soldats, à bout de forces, s’étaient endormis à même le sol et leurs visages étaient maintenant collés à la neige. D’autres avaient les joues et le nez gelés et de larges lambeaux de peau glacée se détachaient de leurs faces. Quelques personnes vinrent à leur secours, mais peu, en somme. Il y avait eu tant d’horreurs, on craignait tant pour soi-même que l’insensibilité régnait désormais. Le bivouac était couvert de morts. Des gens s’activaient autour d’eux en espérant trouver de la nourriture – pure illusion – et pour récupérer les habits. Tandis que Margont passait près d’une victime qu’un fantassin dépouillait de son pantalon, il entendit murmurer : « Mein Gott. »
— Il est encore en vie ! lança-t-il.
Mais le fusilier persistait à tirer sur le pantalon auquel s’accrochait l’Allemand, un Wurtembergeois d’après la forme de son casque à chenille noire.
— Il est quasiment mort, rétorqua le pillard.
— Toi aussi si tu continues, avertit Margont en lui appliquant le canon glacé de son pistolet contre la tempe.
Le fusilier s’éloigna à reculons, sa baïonnette à la main car il avait jeté son fusil. Le Wurtembergeois était trop faible pour se relever. Margont fit un signe à des artilleurs wurtembergeois qui se lamentaient d’avoir dû abandonner leurs canons à Smolensk, faute de chevaux pour les tirer. Ils parlaient de ces pièces comme d’êtres humains. Lorsqu’ils évoquaient le moment où ils les avaient enclouées – ce qui consistait à enfoncer des clous dans leur lumière pour les rendre inutilisables par l’ennemi –, ils en avaient les larmes aux yeux. Les Wurtembergeois s’avancèrent avec méfiance, mais se précipitèrent au secours de leur camarade dès qu’ils l’aperçurent.
Lefine s’approcha de Margont.
— Je ne sens même plus le froid ! clama-t-il joyeusement.
Pourtant, il grelottait depuis presque une semaine.
— Courage, on va s’en sortir, Fernand !
— Mais bien sûr, tout le monde va s’en sortir ! Justement, à ce propos, Pirgnon aussi va s’en sortir.
— Non, pas lui.
— Parce que avec tout ce qui se passe, vous croyez encore à une justice divine ? Il est colonel, donc il mange bien mieux que nous. Un de ces jours, il enjambera nos cadavres en riant.
Margont tentait de placer ses pas dans les traces devant lui pour ne pas s’épuiser inutilement à remuer des tas de neige.
— Mon enquête est bloquée pour l'instant, mais...
— Quel mauvais perdant ! Pirgnon nous a eus, il nous a eus, c’est tout.
— La partie n’est pas finie.
Lefine désigna un monticule de corps recouverts de neige. Des hommes s’étaient tassés pour se réchauffer, mais avaient finalement gelé en bloc.
— Je suis sûr que, même congelé comme ceux-là, vous croirez encore à la victoire. Ah, l’Empereur devrait vous prendre dans sa Garde, tiens ! On va tous crever, oui ! D’ailleurs, vous savez à quoi je pense ? Eh bien, il y a tellement de gens qui meurent durant cette retraite de malheur que ça pourrait bien arriver à Pirgnon. Un coup de feu dans un bois – un cosaque, bien sûr ! – et terminé, plus de Pirgnon. Un cosaque qui serait aussi bon tireur que moi, par exemple.
Margont frémit.
— Non, Fernand.
— Vous avez dit quelque chose, mon capitaine ?
Avec toute cette neige que j’ai dans les oreilles, je n’entends plus rien.
— Tu as très bien entendu.
— Pourquoi ? Parce que c’est mal de tuer un assassin ?
Margont s’arrêta et se tourna vers son ami.
— Parce que ça n’a pas de sens ! Ce serait absurde de devenir soi-même un meurtrier pour anéantir un criminel.
— Comme c’est beau et bien dit. Encore une belle idée à exposer dans un livre.
— Il y a une autre raison. Tu le raterais sûrement – d’autant plus que tu frissonnes sans cesse, comme toute l’armée. Mais son escorte, elle, ne te manquerait pas. La neige ralentirait ta fuite : ses hommes te rattraperaient ou n’auraient qu’à t’ajuster pendant que tu pataugerais sur place dans une congère.
Des volutes et des volutes de buée s’échappèrent de la bouche de Lefine.
— Si Pirgnon avait tué Natalia, vous auriez été d’accord avec moi. On serait allé lui trouer la peau tous les deux. Bam, bam ! D’accord, on se serait fait abattre aussitôt après, mais au moins, on aurait fini en beauté au lieu de terminer changés en glaçons !
— Non !
Margont avait essayé de crier, mais l’épuisement lui coupait le souffle. Lefine avait raison et cela le déstabilisait plus encore.
— Je l’aurai, conclut-il simplement.
Lefine roula une boule de neige, la brandit devant lui, se figea au garde-à-vous pour la saluer et lui lança :
— À vos ordres, mon capitaine !
La Grande Armée n’était plus qu’une interminable caravane, colonne grosse de soldats hétéroclites déguisés pour lutter contre le froid, de chariots et de traîneaux, le tout parsemé de rares cavaliers. Par endroits, il y avait des êtres vivants agglutinés, ailleurs, des points dangereusement dégarnis ou isolés que les cosaques se faisaient un plaisir de massacrer. Seule la Garde avait conservé une contenance. Elle avançait en bon ordre, inébranlable, protégeant l’Empereur.