La journée du 22 juillet fut particulièrement pénible. Le 4e corps parcourut vingt-quatre kilomètres et c’était le troisième jour d’affilée qu’on soutenait un tel rythme. Margont passa son après-midi à tenter de se procurer un cheval. En vain. Les chasseurs à cheval eux-mêmes recevaient l’ordre de céder leurs montures aux artilleurs afin de compléter les attelages. Le soir venu, il se rendit donc à pied à l’invitation du colonel Barguelot.
Une vingtaine d’officiers, des capitaines et des chefs de bataillon ainsi qu’un major étaient assis sur l’herbe autour d’une longue nappe blanche déposée à même le sol, face à une vaisselle d’un luxe inouï. Des assiettes en porcelaine hollandaise, des verres à pied en cristal, des carafons, des couverts en argent... Des valets en perruque poudrée s’affairaient à remplir les verres et à découper un cochon rôti nappé d’une sauce crémeuse. Margont déposa son shako et son épée sur une table encombrée de coiffes et de lames de toutes les formes et de toutes les tailles. Il remarqua un fourreau argenté sur lequel avait été gravé en lettres alambiquées : « Colonel Barguelot. Semper heroicus. » « Toujours héroïque. » Le colonel l’aperçut et, indiquant une place non loin de sa droite, s’exclama :
— Voici le capitaine Margont. J’ai toujours plaisir à accueillir un homme de valeur. Plaçons un officier de la Légion d’honneur entre un chef de bataillon et un major.
Plus on était gradé, plus on était proche du maître qui présidait. Tandis que Margont prenait place, il sentit peser sur lui les regards des chefs de bataillon déclassés d’un rang. Barguelot lui présenta ses officiers.
— Le capitaine Margont a reçu sa décoration en Espagne, précisa-t-il. Ah, l’Espagne, funeste pays. Figurez-vous que j’ai bel et bien failli me faire étriper à Madrid, lors de la révolte du 2 mai 1808, leur maudit « dos de mayo ». La ville entière est devenue folle ce jour-là. Je me promenais tranquillement dans les rues avec mon ami le lieutenant... Carré... Carrier... Peste, comment s’appelait-il déjà celui-là ? Enfin, bref, nous avions rendez-vous avec deux Madrilènes dans un parc lorsque nous apercevons un dragon en triste équipage. Le pauvre homme a perdu son casque et son cheval et court à perdre haleine, le sabre à la main. Le temps que mon esprit réalise qu’il ne s’agit pas d’une hallucination, une foule surgit au bout de la rue et se précipite vers nous. Des hommes et des femmes, des vieillards et des enfants, des gens en guenilles et des bourgeois... L’un des meneurs brandit une corde qui se termine par un noeud coulant... Mon ami et moi, nous nous mettons à fuir à notre tour. Nous enchaînons les ruelles au pas de course. Nous débouchons sur une place et là, vision d’horreur : les cadavres nus et émasculés de deux mamelouks ont été pendus par les pieds à la façade d’une maison que des forcenés sont en train d’incendier. La populace est toujours à nos trousses. Le dragon, à bout de souffle, est rattrapé et littéralement mis en pièces. Lorsque nous parvenons jusqu’au parc dans lequel nous avions rendez-vous, nous nous dissimulons derrière des haies. Mais figurez-vous que les deux traîtresses avec lesquelles nous eussions dû roucouler se mettent à nous désigner de leurs éventails : « Por aqui ! Por aqui ! » Ah, les garces ! Résolus à périr l’épée à la main, nous avons fait face. J’ai transpercé trois insurgés et mon ami... Carsier, Carrier... autant. Hélas, il s’est fait enfourcher. J’ai encore résisté quelques minutes à cette horde de fanatiques. Enfin, Dieu merci, la cavalerie de la Garde a surgi dans le parc et a tout balayé.
La conversation se déchaîna au sujet de l’Espagne. Pourquoi les Espagnols résistaient-ils avec fanatisme à la présence française ? Pourquoi rejetaient-ils les fruits de la Révolution ? Pourquoi se soulevaient-ils en masse pour défendre une société qui les oppressait ? Margont se sentait particulièrement troublé par ces questions. Un autre débat agitait les esprits : n’aurait-on pas dû attendre d’en avoir fini avec le bourbier espagnol pour lancer la campagne de Russie ? L’Espagne mobilisait des troupes françaises et alliées considérables pour faire face aux Espagnols, aux Portugais et aux Anglais. De plus, on s’inquiétait que l’Empereur soit aussi éloigné d’un champ de bataille, d’autant plus que les Anglais étaient de la partie.
Margont observait Barguelot. On dit que tous les chemins mènent à Rome. Ici, toutes les remarques menaient à Barguelot. Un capitaine avait été à la bataille de Roliça ? Oui mais Barguelot, lui, avait été à celle de Gamonal. On admirait les oeuvres de Goya mais on émettait des doutes quant à ses sentiments à l’égard de la France ? Le colonel Barguelot annonçait qu’il connaissait bien cet immense artiste et que ce dernier avait d’ailleurs commencé son portrait. Bref, chaque fois que quelqu’un avait fait cent prisonniers lors d’une bataille, Barguelot en avait capturé trois cents lors de la suivante et chaque personne connue semblait s’être dit : « Maintenant que me voilà célèbre, il est temps de rencontrer le colonel Barguelot. »
Un valet déposa une fine tranche de porc dans chaque assiette. La plus belle des vaisselles ne compensait pas le manque de nourriture... Margont fut très surpris de constater que Barguelot ne mangeait rien. On ne le servit même pas et il ne toucha pas à son verre alors que le bordeaux était excellent bien qu’il eût un arrière-goût un peu amer : la nostalgie du pays. Margont apprit que le colonel Barguelot s’était illustré dans nombre de batailles, possédait un château près de Nancy et avait épousé une riche baronne, Marie-Isabelle de Montecy. Barguelot évoqua également ses ancêtres. Il était issu d’une longue lignée de militaires hollandais, les Van Hessen. Son grand-père, le cadet, n’avait rien reçu en héritage et, dépité, était venu s’installer en France. Il n’avait eu qu’un seul enfant, une fille, aussi le nom hollandais avait-il été perdu. Des démarches étaient en cours pour faire accoler le nom de Van Hessen à celui de Barguelot. En fin de repas, Barguelot fit un signe discret à l’un de ses valets. Ce dernier prit son verre, le remplit un peu plus et le plaça directement dans la main du colonel. Barguelot se leva et tout le monde l’imita, le verre à la main.
— Quel dommage que je n’aie pas eu le temps de vous narrer la libération de Copenhague en 1638 par la flotte hollandaise. L’un de mes ancêtres en était, en tant que capitaine de vaisseau. Son navire, placé en tête de l’escadre, s’illustra lors du passage en force du blocus suédois. Mais ce n’est que partie remise. Messieurs !
Il brandit son verre et vingt bras firent de même.
— À Moscou, bientôt petite soeur de Paris !
— À Moscou ! répondirent d’un même élan tous les officiers.
Ces belles paroles les revigorèrent autant que le bon bordeaux et l’on se sépara dans la gaieté alors que, dans toutes les directions, l’horizon était constellé de brasiers qui scintillaient dans la nuit. Le lendemain, comme d’habitude, les Français ne piétineraient que des cendres.
* * *
Les jours qui suivirent se révélèrent particulièrement frustrants pour Margont. Malgré toutes ses tentatives, il lui fut impossible de rencontrer les deux autres suspects.
Le colonel Fidassio n’était jamais disponible. Le capitaine Nedroni, qui le secondait, s’évertuait à faire barrage. Il jouait le rôle de l’intermédiaire obligé, celui qui regrettait chaque fois d’annoncer que le colonel était trop occupé pour le moment mais qui se ferait un plaisir de transmettre un message. Nedroni soignait sa présentation sans toutefois sombrer dans l’ostentation. Ses cheveux noirs faisaient paraître son teint plus pâle encore et ce dernier le distinguait des autres Italiens. Le colonel Fidassio, que Margont était parvenu à apercevoir de loin, semblait soucieux. Il chevauchait seul, à distance de son régiment. Le colonel avoisinait les trente-cinq ans. Ses cheveux étaient bruns, son visage massif encore alourdi par de larges pommettes. Ce bref portrait brossé à la va-vite et à distance fut tout ce que Margont put obtenir.
Le colonel Pirgnon, lui, semblait quasiment insaisissable. Il ne se trouvait que rarement avec son régiment. Tantôt il accompagnait un détachement en maraude, tantôt il s’entretenait avec le médecin principal ou avec le directeur des fourrages, tantôt il partait en reconnaissance, tantôt il galopait sur un cheval pris à un cosaque pour tenter de le mater... Margont n’était même pas parvenu à l’entrevoir une seule fois.
Lefine avait recruté des hommes de confiance et les quatre suspects – quatre car Lefine, à la différence de Margont, estimait qu’on ne devait pas éliminer Delarse – étaient discrètement surveillés jour et nuit. Excepté Pirgnon que l’on suivait quand on le pouvait.
Le temps s’écoulait donc avec une lenteur désespérante. Jusqu’au 26 juillet.
* * *
Au matin du 26 juillet, une fièvre s’était emparée du 4e corps. Les Russes ! Ils étaient là ! Vraiment ? Ne fallait-il pas craindre une fausse rumeur ? Non ! La veille, la 1re division légère du 1er corps de réserve de cavalerie avait été sérieusement accrochée par l’ennemi. Comme à son habitude, le maréchal Murat, qui commandait ce corps, avait chargé pour faire un carnage. Mais les Russes étaient toujours là.
Le prince Eugène déployait ses troupes. Un assaut semblait imminent. Margont patientait à son poste, dans la brigade Huard. Cette brigade appartenait à la division Delzons et, puisque cette division constituait le fer de lance du 4e corps, elle monterait à l’assaut en première ligne. Margont, comme la majorité des officiers et des soldats, ignorait tout de la situation. Il ne savait pas s’il allait charger dix mille Russes, cinquante mille, cent mille... ou trois cents. Bien des combattants s’étaient habitués à cette cécité vis-à-vis des enjeux réels des engagements. Mais pas Margont. Non, vraiment, le fait de ne rien savoir exaspérait son esprit avide de toute connaissance, même la plus inutile (pour lui, d’ailleurs, une connaissance ne pouvait pas, par définition, être inutile). Alors il essayait de tirer des déductions de ses observations. Le prince Eugène cavalcadait d’un point à l’autre de son armée, suivi par son cortège flamboyant d’aides de camp, d’officiers d’ordonnance et de généraux. Partout, des troupes prenaient position. Le 8e hussards, pelisse verte, culotte et shako rouges, s’était massé en avant dans la plaine, sur deux lignes. La division Delzons faisait mouvement, longue et large colonne bleu sombre et blanc couronnée par une forêt de baïonnettes qui miroitaient sous le soleil. Plusieurs régiments suivaient, se demandant lesquels iraient au combat et lesquels seraient tenus en réserve. Les artilleurs s’activaient pour positionner leurs pièces, s’agglutinant pour pousser un canon ou déchargeant les munitions des caissons. Ailleurs, des escadrons de chasseurs s’alignaient et des régiments en colonne progressaient en pressant l’allure. En première ligne, des tirailleurs espacés de quelques pas les uns des autres étaient occupés à faire le coup de feu avec les Russes. Le champ de bataille était formé de coteaux fréquemment boisés. On ne voyait donc pas les Russes. On apercevait seulement des panaches de fumée blanche là où leurs canons faisaient feu.
— Faites excuse, mon capitaine, vous croyez que c’est la bataille qu’on attend tous ?
— Qu’est-ce que j’en sais ? répondit sèchement Margont sans détourner la tête.
— Y aurait pas tout ce remue-ménage pour quelques cosaques, vous croyez pas ?
Margont n’avait pas envie de parler, surtout pour ne rien dire. Il inspectait les lieux. Dans quelle direction allait-on les faire charger ? Probablement droit devant. Que pouvait-il voir de cette forêt de bouleaux qui lui faisait face ? Y avait-il une position facilement défendable vers laquelle se replier avec ses hommes si l’assaut tournait en leur défaveur ?
— C’est quelle route, là-bas, mon capitaine ?
Margont soupira bruyamment et tourna la tête vers le bavard. Le soldat devait avoir à peine quinze ans. Son visage était couvert de boutons rouges ou purulents.
— Tu as quel âge, mon garçon ?
— Vingt ans ! lança celui-ci en relevant le menton en signe de défi.
— Réponds dix-huit, tu seras à peine un peu plus crédible.
— Vingt ans, mon capitaine ! Et j’ai déjà attrapé la vérole !
Margont sourit. On voulait lui vendre de l’acné pour de la vérole.
— Tu es un malin, toi. Mais arrête un peu de parler. Profite du silence. Il y aura bien assez de vacarme quand tout le monde se tirera dessus.
Le jeune homme bomba le torse. Un capitaine venait de le complimenter ! Si on avait laissé faire cet adolescent, il aurait déjà chargé l’ennemi avec mille autres comme lui avant même d’attendre que l’artillerie ait préparé le terrain.
— Refaites excuse, mon capitaine : pourquoi vous la portez pas, votre Légion d’honneur ?
Évidemment. Margont aurait dû s’y attendre.
— Pour ne pas la perdre et pour ne pas énerver encore plus les Russes. Porter sa Légion d’honneur, c’est comme se coudre sur la poitrine l’inscription « Tirez tous sur moi ! »
La réponse déçut le soldat qui ne fit rien pour dissimuler son sentiment. Margont n’en fut pas surpris. Sa réponse présentait ainsi deux avantages, elle était sincère et elle clouait le bec à son interlocuteur.
— Le capitaine Varebeaux et le sergent Parin, eux, ils la portent.
Sur ce, le garçon se figea sans émettre un mot de plus. Margont reprit son examen des lieux. Il détaillait la route de Vitebsk lorsque retentit une succession de coups de tonnerre. Les canons français vomissaient des langues de feu et des volutes d’épaisse fumée blanche. Aussitôt, les servants s’activaient comme des fourmis excitées. On replaçait les pièces pour corriger le recul, on enfournait dans la gueule des monstres l’éponge gorgée d’eau du refouloir, on remplissait cette longue bouche affamée avec de la poudre, de la bourre et le boulet et on tassait le tout, on pointait pour rectifier le tir... Enfin, le bouteur de feu, la mèche à la main, fixait le chef de pièce, attendant l’ordre de faire feu. La fumée, lourde et dense, s’accumulait autour des batteries. Les détonations, impérieuses et agressives, martelaient les oreilles. Une pluie de boulets s’abattait sur les bois qui se trouvaient face à la division Delzons. Les feuillages des bouleaux tressaillaient ; des grappes de branchages arrachés chutaient. Un obus éclata dans un buisson et l’on vit distinctement deux corps désarticulés projetés en l’air. Une clameur de triomphe accueillit cette vision atroce.
— Alors, mon capitaine ? Russes ou pas Russes, aujourd’hui ? l’interrogea Lefine en le rejoignant. Quoi qu’il en soit, le moral de la compagnie est bon. Pour l’instant...
— Fernand, j’ai bien réfléchi à ce nom d’« Acosavan ».
Lefine cligna des yeux.
— Ah, c’est vraiment le moment, pour sûr ! Vraiment !
— À force d’y penser, je me suis rendu compte qu’« Acosavan » était l’anagramme de « Casanova ». Ça n’est peut-être qu’une coïncidence. Mais si ça n’en est pas une, on peut dire que cet homme possède un sens de l’humour particulièrement ironique. Il jurait à Maria un amour fidèle et éternel alors que son pseudonyme lui crachait au visage.
— Très intéressant. On pourrait peut-être en reparler après la bataille – oui parce que je ne sais pas si vous avez remarqué mais il va y avoir une bataille. Je propose que l’on en finisse d’abord avec les armées du Tsar. On reprendra ensuite cette discussion dans un endroit plus tranquille. Une fosse commune, par exemple, qui sait...
Sur ce, Lefine regagna sa place en bougonnant.
— Entre Saber qui veut changer tous les plans de bataille et aller dire ses quatre vérités au prince Eugène et l’autre qui est dans les nuages ! M’est avis que, dans cette armée, plus on est fou et plus on prend du galon. Et mille excuses pour l’Empereur. Ah, si une seule fois on laissait les sergents commander l’armée, tout marcherait droit, c’est moi qui vous le dis !
Enfin vint l’ordre de se porter en avant. La brigade Huard, forte du 8e léger, du 84e de ligne et du 1er croate, était en tête, sur la gauche. Margont ne savait toujours pas s’il se dirigeait vers des bois quasiment vides ou vers des masses ennemies grouillantes. En fait, près du village d’Ostrowno, la cavalerie de Murat et le 4e corps venaient d’accrocher le flanc gauche de l’armée russe. Ce dernier était composé du 4e corps, commandé par le général comte Ostermann-Tolstoï, renforcé par des dragons, des hussards de la Garde, des hussards de Soussy et de l’artillerie. Il allait également recevoir le soutien du général Konovnitsyn, placé à la tête de la 3e division du 3e corps. Ce n’était pas encore l’assaut général que désiraient si ardemment les Français mais cela pouvait fort bien le devenir.